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Cinéma : Les Abysses

Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 52, juin 1963, p. 8

Ce film a été présenté au public « intellectuel » avec toute l’artillerie lourde de ses maîtres à penser. D’énormes placards nous ont expliqué ce qu’en pensaient Sartre, Simone de Beauvoir et même Genet.

Deux bonnes à qui leurs patrons, à moitié ruinés, doivent les gages de plusieurs années pensent avoir des droits sur la petite ferme qu’ils exploitent. Elles ne veulent pas partir sans obtenir leur dû, ils ne peuvent pas les mettre à la porte sans les avoir payées. Elles haïssent leurs maîtres ; ils ont peur d’elles. L’enjeu c’est la propriété : les patrons veulent vendre, les bonnes sont décidées à tout pour avoir « leur bien ».

Il y a des gens qui y voient une tragédie grecque, où les deux bonnes seraient une incarnation mythologique du Mal.

Les camarades à qui j’ai parlé de de film y ont vu une expression de la révolte des opprimés. Le film reste cependant au niveau du symbole général et il est peut-être vain de vouloir y fourrer spécifiquement la lutte des classes ou la révolte des peuples coloniaux.

Mais une chose est certaine, c’est qu’au-delà de toute mythologie, il y a une représentation très crue, sans concession, de la révolte des opprimés, révolte justifiée par cela même qu’ils sont opprimés et non par des considérations morales.

Les bonnes ne sont pas des gentilles filles, parées de vertus, brimées dans leur bonne volonté : elles crèvent de haine pour l’oppresseur ; dans tous leurs actes, elles ne suivent que cette haine et leur désir de s’emparer de la maison, et aussi leur désir de jouir d’elles mêmes et de leur rage destructrice.

En face, les patrons ne sont pas de cyniques exploiteurs ; ils ne se distinguent pas par leur rapacité ou leurs vices ; si quelque chose les caractérise, c’est leur bêtise et leur veulerie, qu’il s’agisse de l’hypocrite bonhomie gaullienne du père (« Voyons, il se s’agit que de faire des crêpes, que nous mangerons tous ensemble ! ») ou de la ferveur névrosée de la fille de la maison qui proteste moralement contre la condition de servante, et offre aux bonnes une part de la propriété.

Beaucoup de spectateurs quittent la salle pendant le film. Peut-être est-ce une protestation contre ces vérités. Peut-être aussi est-ce une réaction d’affolement devant la brutalité de ces images et de ces sons, souvent très beaux, mais dont la cruauté joue insolemment des nerfs du spectateur.

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