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André Breton : La claire Tour

Texte d’André Breton paru dans Le Libertaire, n° 297, 11 janvier 1952, p. 3

OU le surréalisme s’est pour la première fois reconnu, bien avant de se définir à lui-même et quand il n’était encore qu’association libre entre individus rejetant spontanément et en bloc les contraintes sociales et morales de leur temps, c’est dans le miroir noir de l’anarchisme. Au nombre des hauts lieux où nous nous retrouvions, en ce lendemain de la guerre de 1914, et dont la puissance de ralliement était à toute épreuve, comptait cette fin de la « Ballade Solness », de Laurent Tailhade :

Frappe nos cœurs en allés en lambeaux

Anarchie ! ô porteuse de flambeaux !

Chasse la nuit ! écrase la vermine !

Et dresse au ciel, fût-ce avec nos tombeaux,

La claire Tour qui sur les flots domine !

A ce moment le refus surréaliste est total, absolument inapte à se laisser canaliser sur le plan politique. Toutes les institutions sur lesquelles repose le monde moderne et qui viennent de donner leur résultante dans la première guerre mondiale sont tenues par nous pour aberrantes et scandaleuses. Pour commencer, c’est à tout l’appareil de défense de la société qu’on s’en prend : armée, « justice », police, religion, médecine mentale et légale, enseignement scolaire. Aussi bien les déclarations collectives que les textes individuels de l’Aragon d’alors, d’Artaud, de Crevel, de Desnos, de l’Eluard d’alors, d’Ernst, de Leiris, de Masson, de Péret, de Queneau ou de moi attestent la commune volonté de les faire reconnaître pour des fléaux et de les combattre en tant que tels. Mais, pour les combattre avec quelque chance de succès, encore faut-il s’attaquer à leur armature qui, en dernière analyse, est d’ordre logique et moral : la prétendue « raison » qui a cours et, d’une étiquette frauduleuse, recouvre le « sens commun » le plus éculé, la « morale » falsifiée par le christianisme en vue de décourager toute résistance contre l’exploitation de l’homme.

Un très grand feu a couvé là nous étions jeunes — et je crois devoir insister sur le fait qu’il s’est constamment avivé à ce qui se dégage de l’œuvre et de la vie des poètes :

Anarchie ! ô porteuse de flambeaux

Qu’ils s’appellent non plus Tailhade, mais Beaudelaire, Rimbaud, Jarry, que tous nos jeunes camarades libertaires devraient connaître comme tous ils devraient connaître Sade, Lautréamont, le Schwob du Livre de Morelle.

Pourquoi une fusion organique n’a-t-elle pu s’opérer à ce moment entre éléments anarchistes proprement dits et éléments surréalistes ? J’en suis encore, vingt-cinq après, à me le demander. Il n’est pas douteux que l’idée de l’efficacité, qui aura été le miroir-aux-alouettes de toute cette époque, en a décidé autrement. Ce qu’on put tenir pour le triomphe de la révolution russe et l’avènement d’un état ouvrier entraînait un grand changement d’éclairage. La seule ombre au tableau — qui devait se préciser en tache indélébile – résidait dans l’écrasement de l’insurrection de Cronstadt le 18 mars 1921. Jamais les surréalistes ne parvinrent tout à fait à passer outre. Il n’en restait pas moins qu’aux alentours de 1925 seule la IIIe Internationale semblait disposer des moyens voulus pour transformer le monde. On pouvait croire que les signes de dégénérescence et de régression déjà aisément observables à l’Est étaient encore conjurables. Les surréalistes ont vécu alors sur la conviction que la révolution sociale étendue à tous les pays ne pouvait manquer de promouvoir un monde libertaire (d’aucuns disent un monde surréaliste, mais c’est le même). Tous, au départ, en jugèrent ainsi, y compris ceux (Aragon, Eluard, etc.) qui, par la suite, ont déchu de leur idéal premier jusqu’à se faire dans le stalinisme une carrière enviable (aux yeux des hommes d’affaires). Mais le désir et l’espoir humains ne sauraient jamais être à la merci de ceux qui trahissent :

Chasse la nuit ! écrase la vermine !

On sait assez quel impitoyable saccage a été fait de ces illusions, durant le deuxième quart de ce siècle. Par une affreuse dérision, au monde libertaire dont on rêvait s’est substitué un monde où la plus servile obéissance est de rigueur, où les droits les plus élémentaires sont déniés à l’homme, où toute vie sociale tourne autour du policier et du bourreau. Comme dans tous les cas où un idéal humain en arrive à ce comble de corruption, le seul remède est de se retremper dans le grand courant sensible où il a pris naissance, de remonter aux principes qui lui ont permis de se constituer. C’est au terme même de ce mouvement, aujourd’hui plus nécessaire que jamais, qu’on rencontrera l’anarchisme et lui seul — non plus la caricature qu’on en présente ou l’épouvantail qu’on en a fait — mais celui que notre camarade Fontenis décrit « comme le socialisme même, c’est-à-dire cette revendication moderne pour la dignité de l’homme (sa liberté autant que son bien-être) ; le socialisme, non pas conçu comme la simple résolution d’un problème économique ou politique, mais comme l’expression des masses exploitées dans leur désir de créer une société sans classes, sans État, où toutes les valeurs et aspirations humaines puissent se réaliser ».

Cette conception d’une révolte et d’une générosité indissociables l’une de l’autre et, n’en déplaise à Albert Camus, inimitables l’une comme l’autre, sans réserves les surréalistes aujourd’hui la font leur. Dégagée des brumes de mort de ce temps, ils la tiennent pour seule capable de faire resurgir, à des yeux d’instant en instant plus nombreux.

La claire Tour qui sur les flots domine !

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