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Un film de la « gauche » : Mourir à Madrid

Article paru dans Pouvoir ouvrier, n° 51, mai 1963, p. 11-12

Dès les premières minutes, la falsification historique transparaît : l’Espagne est présentée seulement comme un pays sous-développé. Il y a des seigneurs, des couvents, des paysans dans une misère semi-africaine. Il n’y a pas la bourgeoisie, il n’y a pas le prolétariat. « 8 millions de pauvres », dit le commentaire. Mais que signifie ce terme ? Ce que Rossif aurait dû montrer, c’est la survivance de la propriété parcellaire (2 millions de métayers et de tout petits propriétaires ruraux), la prolétarisation agricole (2 à 3 millions d’ouvriers agricoles), l’artisanat urbain (1 million de petits artisans), le prolétariat (2 à 3 millions d’ouvriers dans les usines et dans les mines (nous voyons seulement les mineurs des Asturies).

Le mouvement ouvrier est délibérément laissé de côté. Son caractère original méritait pourtant d’être souligné avec la forte influence de l’anarcho-syndicalisme, avec sa dure combativité. La C.N.T. est timidement mentionnée, le commentaire glisse sur le nom de Durruti. Le P.O.U.M., parti marxiste révolutionnaire solidement implanté en Catalogne, à Valence, à Madrid, est à peine nommé.

Des « lacunes » encore plus graves : rien sur les conquêtes révolutionnaires, rien sur les collectivités agraires, rien sur la gestion des usines, des transports, du commerce, des mines par les travailleurs, rien sur le pouvoir des comités – et pourquoi ne pas avoir montré Barcelone, symbole de cette situation révolutionnaire ? – rien sur les Journées de Mai 37 où, dans Barcelone insurgée, s’affrontèrent les forces révolutionnaires du prolétariat et la coalition contre-révolutionnaire des petits-bourgeois républicains et des bureaucraties stalinienne et réformiste).

La révolution sociale est escamotée ; il ne reste que « l’antifascisme ».

Le commentaire fait allusion à des « dissensions entre républicains ». Mais les explications sont tout à fait insuffisantes : on aurait aimé quelques précisions sur le rôle joué par l’URSS, sur le fait, par exemple, que son aide a été soigneusement dosée par Staline, qui se refusait à envoyer massivement du matériel de guerre avant d’être sûr de contrôler complètement le mouvement.

Des longueurs sont fort désagréables. Rossif insiste sur « la résistance du peuple basque » sans donner des explications concrètes sur le rôle joué par la bourgeoisie et le clergé basques, essentiellement nationalistes, qui ont pratiquement trahi les Milices en pactisant avec les généraux franquistes et en livrant ainsi les principales villes du Nord. Par contre, on aurait aimé suivre de plus près la bataille de Madrid.

Trop de « pathos » : le commentaire sur l’estime que se portaient les combattante espagnols des deux bords est insupportable et odieux ; on finirait par croire, à le suivre sur ce terrain, qu’il s’agissait d’une guerre menée par des étrangers contre la nation espagnole et non pas d’une guerre civile révolutionnaire.

Par contre, nous trouvons une bonne description de la naissance du fascisme en Espagne : l’incapacité dans laquelle se trouve la République bourgeoise de régler la question agraire et de contenir la poussée ouvrière, la volonté des classes dirigeantes de maintenir l’ordre social en faisant appel à l’Armée (officiers et mercenaires marocains) et à l’Eglise, la cristallisation d’une idéologie fasciste incarnée par Franco. Là Rossif excelle à insister sur le style national du fascisme espagnol : son sadisme, sa volonté d’humilier l’homme, sa cruauté gratuite, son hypocrisie, son côté morbide et catholique à caractère semi-féodal remontant à l’Inquisition, et sa valeur quasi magique : les images de la Semaine Sainte à Séville hantent longtemps l’imagination.

Certains montages sont excellents : Rossif sait à merveille nous montrer par un truquage habile le ballet ridicule des diplomates bourgeois, affairés et affolés, décidés à « ne pas intervenir » ; il sait nous imposer l’image bouleversante de ce paysan courbé fauchant avec une faucille attachée à son moignon et récitant le « Crédo » du nouveau régime fasciste-catholique.

Rossif, cinéaste de talent, aurait pu donc, en l’absence d’une documentation suffisante sur certains événements, expliquer des aspects fondamentaux qu’il a négligés – et ce n’est certes pas sur ces points que la Censure a opéré des coupures – Les omissions gênantes sont donc volontaires. Cette objectivité fausse est une duperie singulièrement coupable.

Il faut cependant aller voir ce film, car à cause de la vertu seule des événements, peu à peu apparaît en filigrane la vérité qui aurait dû être exposée en toute clarté : la militarisation des Milices, leur transformation en une armée de type traditionnel, la reconstruction d’un Etat républicain bourgeois/bureaucratique, coïncident avec l’avance des armées franquistes ; en séparant la Révolution et la Guerre, les dirigeants du mouvement révolutionnaire espagnol perdirent l’une et l’autre.

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