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Paul Ruff : Maman Jones

Recension de Paul Ruff parue dans La Révolution prolétarienne, n° 61 (362), mai 1952, p. 30-31

MAMAN JONES, traduit de l’anglais par Colette Audry et Marina Stalio. Coll. Masses et Militants. Les Editions ouvrières.


Légendes pour images d’Epinal, est-on tenté de dire à première lecture. Et de fait chaque phrase semble solliciter un petit dessin de couleur violente, un peu caricatural avec des capitalistes à gros cigares, arrogants et cruels et des prolétaires ardents et décidés. La simplicité tout enfantine du récit par petites phrases courtes, énoncés dépouillés de faits « à tel endroit il y avais une gréve, je suis venue, la lutte a pris cette forme, la répression s’y est exercée de telle façon, la grève s’y est ainsi terminée », et l’on passe au chapitre suivant qui n’en diffère que par la date et le lieu. Seulement ce récit tout puéril retrace les épisodes d’une des luttes les plus âpres, les plus dures au monde qu’eut à mener le prolétariat.

De 1880 à 1920, la classe ouvrière américaine mène la bataille qui lui assurera avec des traitements décents un niveau de vie plus élevé que partout ailleurs.

Dans ce pays neuf où capitalistes et prolétaires n’ont que peu de traditions, où tout est terriblement pris au sérieux, la bataille a une âpreté qu’on a peine à imaginer.

Pour les patrons le droit de propriété a un sens féodal. Ils ont pour briser les grèves, non seulement des équipes de jaunes racolés au loin et qu’on amène par train spécial mais une police recrutée et payée par eux. Tout leur appartient, routes et champs, et il faudra un jour tenir un meeting les pieds dans l’eau glacée parce que le ruisseau est le seul point qui soit « propriété fédérale » et non propriété de la « Compagnie ».

Il n’est pas de mouvement sans bagarre qui ne laisse quelques morts sur le terrain. Une sauvagerie dont on n’a guère d’exemples qu’au moment de la Commune semble régner en permanence. On assassine, on pend, pour fait de grève et à Ludlow on va même jusqu’à brûler le camp des grévistes ; deux femmes, onze enfants y seront brûlés vifs mais à cette date (1914) l’opinion publique est devenue assez puissante pour faire reculer Rockefeller lui-même. Dans cette lutte se forment des types de militants d’un caractère tout à fait original. Maman Jones est de ceux-là. Sa formation théorique est nulle, elle se réfère tout naturellement à la Constitution des Etats-Unis ou à la Bible, plutôt qu’à des penseurs socialistes. (A côté d’elle, J. London est un profond théoricien.) Mais elle a un sens de classe extraordinaire et un sens de la lutte qui lui fait condamner toute concession.

Lors d’une grève victorieuse où pour sauver la face les patrons des mines font appel à un arbitrage du président des E.-U. (arbitrage qui donne satisfaction aux grévistes), elle s’élève vivement contre l’arbitrage. Elle veut faire capituler les patrons et elle conclut :

« La commission donna satisfaction à toutes les revendications des mineurs. Les agents (représentants des patrons) leur firent la grâce de s’incliner devant ce verdict. Et la classe ouvrière accéda à la victoire par l’escalier de service. »

Elle participe à la plupart des grandes grèves des mines et des filatures, a un rôle important dans la lutte contre l’exploitation des enfants et des femmes. Les détails, sur le travail des enfants, sont absolument affreux (10 à 12 heures de travail dans des conditions extrêmement mauvaises pour quelques cents). A une mère dans une filature qui travaille avec ses deux filles, elle demande :

« Quel âge ont vos deux filles ?
– Celle-ci 6 ans et 10 jours… celle-là 7 ans et 3
mois.
– Combien d’heures travaillent-elles ?
– De 6 heures du soir à 6 heures du matin
– Combien gagnent-elles ?
– Dix cents par nuit.
– Et vous ?
– 40 cents. »

Ils mouraient de broncho-pneumonie… mais comme celui des dividendes le taux des naissances est élevè et « une autre petite main est déjà là pour renouer le fil cassé quand meurt un enfant ouvrier ».

La lutte sera là victorieuse et le travail des enfants finira par être interdit.

Le livre fourmille de détails extrêmement suggestifs sur la vie américaine. Le rôle de la femme dans la société, les moyens de lutte spectaculaires (grève monstre, marches de femmes, ou d’enfants), l’importance de l’opinion publique.

Les militants doivent trouver d’instinct les méthodes qui ne leur sont pas léguées par une longue tradition ouvrière.

Il est caractéristique de voir que si les meilleurs d’entre eux retrouvent assez facilement la solidarité ouvrière même internationale, ils restent profondément réformistes et même légalistes.

Mother Jones, même au cours des grèves les plus violentes reste extrêmement respectueuse de la légalité, paie les amendes qu’on lui inflige, se laisse docilement arrêter, fait constamment appel à la loi.

Tout au long de ces luttes, l’enjeu reste l’amélioration des conditions d’existence dans le cadre de la société existante. C’est là un type de militant réformiste dans ses objectifs et révolutionnaire dans son action qui est presque inconnu en Europe.

Bref un livre intéressant sur la période héroïque du syndicalisme américain.

Maman Jones, à la fin de sa vie, constate avec une certaine mélancolie : les méthodes ont changé, le syndicalisme a pignon sur rue et ses dirigeants discutent avec le patronat d’égal à égal et, quelquefois, dinent ensemble.

Il y a là des méthodes qu’elle ne peut considérer qu’avec méfiance.

Pourtant malgré cette note pessimiste, le niveau de vie de l’ouvrier américain s’est considérablement amélioré et malgré les tragiques horreurs de certains épisodes, il ne se dégage pas de ce livre l’impression étouffante que produisaient certains romans de V. Serge (« Affaire Toulaev » ou « S’il est minuit dans le siècle », par exemple).

C’est à mon sens surtout parce que les luttes américaines malgré leur âpreté et leur violence gardent quelque chose d’humain. L’ouvrier se heurte là à des patrons qu’il voit, contre lesquels il lutte ouvertement, une opinion publique existe à laquelle il fait souvent appel. Il n’a à aucun moment l’impression de se battre contre une machine invisible et toute puissante qui étouffe toute velléité d’organisation et de révolte.

Une telle atmosphère rendrait impossible l’existence même de mamans Jones et c’est un certain paradoxe de voir ce livre traduit avec sympathie par une militante de la C.G.T. et commenté. par M. Crozier dans une préface qui nous a paru bien embarrassée par endroit et même quelque peu inexacte.

P. RUFF.

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