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Jacques Gallienne : Deux ouvrages sur le monde arabe

Article de Jacques Gallienne paru dans La Révolution prolétarienne, n° 180 (481), mars 1963, p. 24

Deux ouvrages importants pour qui s’intéresse à l’évolution des pays arabes ont été publiés récemment par les Editions du Seuil (1).

Anouar Abdel-Malek, intellectuel qui dut émigrer en France en 1959, donne dans son livre une analyse précise, méticuleuse, des transformations récentes du régime de son pays et de la nouvelle forme d’Etat qui s’y réalise.

Il montre comment la bourgeoisie égyptienne s’est formée non en développant l’entreprise privée, mais grâce aux investissements des pays occidentaux, d’où son caractère d’alliée de l’impérialisme.

Il explique la réforme agraire par le désir des militaires au pouvoir de contraindre la bourgeoisie terrienne, détentrice des principales richesses du pays, à réorienter ses investissements dans le secteur moderne, c’est-à-dire industriel.

On voit clairement, en le lisant que les militaires égyptiens qui ont pris le pouvoir n’ont jamais voulu dépasser le stade de la révolution bourgeoise, et qu’ils ont employé la violence quand les ouvriers, croyant à leurs belles paroles, se sont mis en grève (pendaison de deux d’entre eux au Caire le 14 août 1952).

Cependant, les transformations profondes de l’économie égyptienne permettent de se poser à nouveau la question, surtout à la suite du coup de barre à gauche effectué par Nasser après la rupture de la République Arabe Unie. En effet, le secteur public détient actuellement les banques, compagnies d’assurances, industries lourdes et autres industries fondamentales, les transports et le commerce extérieur. Le même secteur public participe en outre à 50 % au capital des industries légères et sociétés de moyenne importance. Il détient dans toutes celles qui restent, une prépondérance variable, mais certaine. Le secteur privé ne comprend plus que quelques industries et l’immense majorité de la propriété des terres. Bref, le pays a cessé d’avoir des structures capitalistes. Et ceci s’est fait au détriment de la bourgeoisie nationale. Mais au profit de qui ? De nouveaux cadres de direction, techniciens-économistes, ingénieurs, grands diplômés. Ainsi se constitue une nouvelle catégorie sociale, une technocratie, formée d’éléments divers, parmi lesquels les officiers qui reçoivent une formation technique occupent une place importante.

Ceci peut-il s’appeler socialisme ? Non, répond Anouar Abdel-Malek, non malgré les nationalisations, malgré le plan de développement économique qui doit doubler le revenu national en dix ans. Non, car cette transformation de la société a un caractère autocratique, paternaliste, étatique. Elle ne comporte aucune participation des masses. Le régime refuse catégoriquement la pluralité des partis qui pourrait donner au peuple l’habitude de la démocratie. Et il affirme fort justement :

« On ne saurait faire le socialisme en maintenant la gauche dans les camps, ni édifier la société sans classes en interdisant aux tenants historiques et authentiques du socialisme égyptien toute participation, toute expression, toute existence. »

Fort bien, mais quels sont ces tenants historiques et authentiques du socialisme ? De toute évidence, pour l’auteur, il s’agit des communistes, en qui il semble avoir une confiance totale. Non seulement dans les communistes égyptiens et autres arabes, mais dans le monde groupé autour de l’U.R.S.S. Comment ne voit-il pas que tout ce qu’il reproche avec juste raison au régime de Nasser (non participation des masses, parti unique, absence de démocratie, répression de toute idée oppositionnelle) peut tout aussi bien s’appliquer à l’U.R.S.S. et à ses satellites ?

Néanmoins, on lira avec profit ce livre. Outre cette analyse serrée de la société militaire égyptienne, on y trouvera mainte idée intéressante. Celle, en particulier, que l’unité arabe ne doit pas être payée de la privation de toutes les libertés. Celle, aussi, que chaque pays arabe a sa propre originalité, et qu’à vouloir trop uniformiser on n’aboutit qu’à la faillite. Et beaucoup de lecteurs ne connaissant que superficiellement les choses de l’Orient seront quelque peu étonnés de ce qu’il dit de la modération de Nasser à l’égard d’Israël, qu’il n’envisage pas sérieusement de détruire (l’auteur, d’ailleurs, ne semble pas souhaiter cette destruction).


Pierre Rossi nous présente un autre pays arabe, l’ « Irak des révoltes ». L’auteur a dirigé à Bagdad le Centre Culturel de l’Ambassade de France. J’eus l’occasion de l’y rencontrer en 1953, faisant alors partie du jury chargé de faire passer les examens français en Irak. Je retrouve dans son livre, développées avec précision, les principales idées que je lui entendis alors exprimer. J’y retrouve aussi mes propres impressions visuelles de l’Irak, pays de lumière et de misère, avec son immense ruban de palmiers entre les deux grands fleuves, son désert sans fin que l’on traverse dans un de ces cars de la Compagnie Nairn en forme de fusée interplanétaire, ces journées torrides suivies de fraîches nuits pendant lesquelles on peut voir, au bord du Tigre, des pêcheurs aux jambes nues faire griller d’énormes poissons sur des feux de bois. J’y retrouve aussi cette effroyable misère du peuple irakien, que j’avais côtoyée, au cours de mes trop brefs séjours dans ce pays, sans en mesurer suffisamment la profondeur, et que décrit si complètement Pierre Rossi. Un revenu paysan de 5 à 10 nouveaux francs par mois ; une mortalité infantile de 70 % ; des chefs féodaux qui s’opposent à la fréquentation scolaire pour que leurs champs ne manquent pas de bras ; des instituteurs dressant des listes fictives d’élèves pour continuer à toucher leur traitement. Et le cortège des maladies dans un bain de saleté repoussante. Mais ceci n’est rien à côté des détails saisissants, parfois répugnants, que donne l’auteur. « Les frontières de la misère sont ici, dit-il, reculées jusqu’à l’horreur. » Comment ne pas être indigné, après de telles descriptions, du luxe insolent qui s’étale à l’Hôtel Embassy ?

Et comment s’étonner que dans un tel pays, où de plus a sévi la dictature impitoyable de Nouri Said, les révolutions aient été infiniment plus sanglantes que partout ailleurs ? A côté de l’Irak, la Syrie et l’Egypte apparaissent comme des pays d’une douceur paradisiaque.

Pierre Rossi retrace toute l’histoire des révolutions irakiennes, jusqu’en 1962. Il décrit les luttes entre les partisans de l’unité arabe comme Aref et les nationalistes irakiens comme Kacem. Il ex-pose les revendications des Kurdes.

« Le voyageur a l’impression que la révolte ne finira pas », dit-il.

En effet, depuis la parution du livre, une page nouvelle a été tirée dans l’histoire de l’Irak. Kacem vaincu et assassiné après tant d’autres. Aref, le nassérien a pris le pouvoir. Et l’unité arabe ne se fait toujours pas. Peut-être parce qu’Aref n’est pas seul, et que d’autres, tout en ayant voulu abattre Kacem, ne sont pas de chauds partisans de l’union avec une Egypte lointaine ayant, au fond — là-dessus, les auteurs de deux ouvrages s’accordent — bien peu de points communs avec l’Irak. Peut-être simplement parce que cette union n’est pas mûre, et que longtemps encore les pays arabes, inégalement développés, inégalement misérables, évolueront séparément par la force des choses.

Les deux ouvrages des Editions du Seuil donnent bien des éclaircissements sur ces problèmes actuels.

J. GALLIENNE.


(1) Anouar Abdel-Malek : « Egypte, société militaire » ; Pierre Rossi : « L’Irak des révoltes », éditions du Seuil.

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