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Pourquoi Sou’al

Éditorial signé du Comité de rédaction, Sou’al, n° 1, décembre 1981, p. 3-10

Le monde arabe * est en proie à de graves difficultés. Qu’elles soient politiques, sociales, économiques — ces difficultés sont sous-tendues par une terrible lacune : le monde arabe n’a pas pu, n’a pas su, se doter d’une vision du monde spécifique, d’un projet historico-culturel à vocation universelle. Sans doute est-ce là le prix qu’il lui a fallu payer pour accéder au concert des nations indépendantes du XXe siècle. Car l’impérialisme, le colonialisme, le néo-colonialisme n’acceptent le monde arabe que divisé, affaibli, donc sujet à toutes les manipulations. Mais au-delà de cette contrainte extérieure, c’est bien en lui-même, dans son esprit propre que le monde arabe est frappé de faiblesse. C’est qu’il revient de loin. Lui, qui fût l’héraut des premières lumières, qui connut son Aufklärung alors que l’Occident somnolait dans la léthargie — lui, qui inventa les mathématiques modernes, qui transmit au monde Aristote, qui pratiqua bien avant Léonard de Vinci la visitation des gisants, — lui, qui sut respecter les minorités ethniques et religieuses, qui se flattait qu’un de ses plus grands penseurs, Maïmonide, fut Juif, — le voilà encore confronté à la modernité qui s’est développée depuis trois siècles sans lui et en dehors de lui — le voilà enfin, aujourd’hui, désarçonné par l’innommable déroute de ses classes dominantes face au progrès économique et à l’émancipation culturelle. Le voilà, d’un mot, dans la nécessité d’être enfin lui-même à l’encontre et au-delà de l’adversité.

Or le nationalisme des cinquante dernières années ayant été fracassé, et par l’impérialisme et par les classes dominantes arabes elles-mêmes, on suggère maintenant à ces millions de déshérités, à ces millions de laissés pour compte du colonialisme, de l’indépendance, du socialisme « Islamique » et autres fameuses trouvailles — on leur suggère que le malheur qui les tenaille est dû à l’oubli de la parole de Dieu, que la religion est la panacée de toute douleur et que le retour à l’Islam, en somme, est la vertu des temps de souffrances. Comme si eux, ces millions de damnés de la terre, avaient quelque jour oublié la religion de leurs ancêtres, — comme si eux, ces hommes et ces femmes du travail et de la sueur, avaient quelque responsabilité dans l’aveugle impéritie de leurs dictatures dirigeantes !

Mais le temps n’est plus aux prophéties. Le monde arabe doit regarder en lui-même. S’il veut que l’avenir se fasse avec lui, il doit libérer toutes ses énergies et vaincre sa peur de soi. L’intelligentsia, qui a trop souvent fait révérence à l’ignorance bottée et armée des dictatures, qui gagna en confort doré dans un océan de misère ce qu’elle perdit en esprit critique — doit, aujourd’hui, se ressaisir et choisir son camp. Rien ne justifie qu’il faille accepter comme une loi de la nature que la quasi-totalité des pays arabes vivent sous le poids du parti unique, de l’idéologie unique, — du totalitarisme abrutissant. Rien ne justifie que la diversité, la création, le bouillonnement contradictoire des idées soient encore étouffés et interdits. Pour nous, le principe premier, la condition sine qua non pour que le monde arabe puisse participer à la construction de son émancipation et de l’avenir du monde en son entier, — c’est la démocratie. Pas la fausse, pas celle qui est octroyée au millième par des classes peureuses d’affronter leur peuple, pas celle qui vient d’en haut, mais la vraie, la démocratie d’en bas, celle qui sort du peuple, du monde du travail, — bref, celle qu’on a toujours opprimée. C’est cette démocratie-là qui déterminera le chemin et le destin que suivra le monde arabe. Le rôle de l’intelligentsia doit viser à faire jaillir cette parole enfouie il doit aussi entreprendre une critique radicale, absolue, sans compromis, de tout ce qui est. Nous n’avons pas de personnalité perdue sur laquelle nous devons nous replier, nous n’avons pas d’âge d’or à revivifier pour masquer nos défaites contemporaines, nous n’avons pas de vérité absolue que la modernité aurait égarée. Notre passé appartient au monde entier, et notre avenir ne dépend que de nous. Pour agir sur notre présent, nous devons tout soumettre au tribunal de la critique. Pas de la critique négative, seulement critique, mais de la critique positive, réaliste, débarrassée de toutes les utopies et de toutes les idéologies dogmatiques.

Cette revue, nous voudrions qu’elle soit l’organe de cette critique. Elle ne s’adressera pas à tel ou tel pays en particulier, mais au monde arabe en son ensemble. Mais si elle entreprend de relever un défi — celui du regard sans complaisance sur soi — nous tenons aussi qu’elle assure deux refus, complémentaires jusque dans l’opposition de leur objet.

Le refus, tout d’abord, de la voie capitaliste du développement socio-politique. Sous quelque forme qu’elle se présente — capitaliste classique, d’Etat, bureaucratique, populiste petite bourgeoise — cette soie ne peut être tracée que sur le dos des travailleurs. S’il est nécessaire de poser le problème du type de démocratie à construire, de la signification exacte du système des libertés formelles à respecter (débat largement ouvert en Occident), il n’en reste cependant pas moins que le substrat qui est censé les porter — la bourgeoisie libérale classique — fait absolument défaut, en tant que force sociale, dans les pays arabes. Si la démocratie sociale et politique doit être réelle, il demeure qu’on ne saurait lui rechercher à tout prix un contenu bourgeois et capitaliste. C’est en ce sens premier que la critique sera nécessairement anticapitaliste. Mais parce que ce refus n’est pas abstrait, il doit par le même mouvement s’articuler comme refus de toute société qui, au-delà de l’idéologie dont elle se pare, reproduit en son sein les mécanismes et les effets du capitalisme. C’est là notre second refus. Car baptiser de « socialiste » une société dont le mode d’appropriation économique des principaux moyens de production est sans doute juridiquement collectif, mais dont la structure (division sociale accentuée) et les effets (destruction de l’individualité, commandement impératif, despotisme du travail, renforcement de l’aliénation idéologique, terrorisme policier, etc.) ne dépareillent pas, sinon en pire, de la société bourgeoise contemporaine, — relève soit de l’inconscience soit du dogmatisme, ce qui, au fond, est la même chose. Ne pas tenir compte de l’échec des modèles sociaux des pays de l’Est, c’est se condamner soit à passer à côté de l’histoire réelle (car les masses, dont l’instinct est sûr, ont leur jugement bien arrêté à ce point) soit à vouloir répéter une histoire déjà ensanglantée, non des corps de ceux que l’on croit, mais bel et bien du sang des travailleurs et paysans polonais, tchécoslovaques, cambodgiens, etc.

Autrement dit, le refus du capitalisme doit s’accompagner et s’appuyer sur le refus du socialisme bureaucratique. C’est dans l’entre-deux de cette double négation que doit s’énoncer la positivité d’un cadre de réflexion autonome et original. Une troisième voie doit être explorée : celle du socialisme démocratique, pluraliste et autogestionnaire. S’il n’est pas possible de préjuger sur les recherches à venir quant à la spécificité, au contenu et à la forme de ce socialisme démocratique et pluraliste dans les pays arabes et de façon plus générale, dans le Tiers-Monde, il n’en demeure pas moins qu’il comporte pour nous deux caractéristiques fondamentales : d’une part la création des conditions matérielles et sociales d’abolition de l’exploitation des travailleurs, d’autre part l’intégration des libertés formelles et concrètes, individuelles et collectives, les plus larges et les plus profondes pour la totalité des classes et groupes sociaux non manipulés par le capitalisme international. C’est là un thème de réflexion extraordinairement complexe, que ni la paresse intellectuelle, ni les proclamations de foi idéologiques, ni la polémique hargneuse, ni, enfin, les préjugés théoriques ne pourront assurer. Il importe en réalité ici de tout inventer. Non ex nihilo, car des expériences, des acquis, des modèles existent dans le passé et le présent qui aident à mieux penser le futur social ; mais il demeure que notre réflexion vise un objet spécifique à l’histoire mille fois occultée, aux contours actuels mouvants, aux effets d’opacité dangereusement puissants. Qu’en est-il du fond de cette société — de ses religions, de ses ethnies, de ses cultures, de ses structures sociales et familiales, de son droit et sa jurisprudence passés et présents, de ses rites. de ses langages, de sa mémoire ? Qu’en est-il du présent de cette société — de sa structure sociale, de ses classes, de son modèle de développement économique, de ses institutions étatiques, de ses écoles, de ses fractions de classe et de ses blocs au pouvoir, de sa médecine, de ses prisons, de ses corps répressifs spéciaux, et de la dialectique des conflits, des luttes, des oppositions, des affrontements violents ou feutrés qui se livrent quotidiennement, subsumant ou affleurant au sol sur lequel le pouvoir s’enracine ? De cet objet aux entrelacements apparemment inextricables, aux chevauchements parfois curieux ou cocasses, aux logiques de déplacement contraignantes, il importe de postuler l’analyse sectorielle et globale, sociologique, économique, politique et culturelle. Sans doute n’est-ce pas là une tâche de tout repos : des divergences s’avéreront nécessaires au sein même de cette intelligentsia, des regroupements, des reformulations, des auto-critiques et de la tolérance devront accompagner un tel effort, une telle volonté. Si nous avons vraiment pris conscience de cette situation, alors regrouper au sein d’une revue théorique et politique les intellectuels et les militants sera le produit d’une volonté infrangible et d’un défi. Trois principales articulations doivent orienter ce défi :

I) Créer un cadre de réflexion théorique sur la réalité de la société arabe ; fournir des instruments conceptuels qui permettent de saisir la spécificité de cet objet ; rompre avec le schématisme idéologique et la pratique des interprétations hâtives ; barrer l’accès aux transpositions conceptuelles mécaniques ; refuser la lecture des formes socio-politiques spécifiques à partir d’une langue conceptuelle « universelle » — le « marxisme » explique tout ! — poser la question de l’élaboration des corpus théoriques à partir de l’objet spécifique et non dissoudre celui-ci dans des corps épistémologiques arbitraires. Penser en somme cette société dans son être en soi.

Avoir recours a un discours pluriel, dans ses points de vue comme dans ses techniques — sociologues, historiens, statisticiens, démographes, économistes, politologues, philosophes, juristes, littéraires, anthropologues, linguistes, journalistes, psychologues, — l’effort de tous est à utiliser. Non par éclectisme, mais de ce que la nécessité historique le requiert — qui peut prétendre, aujourd’hui, dégager les articulations fondamentales de cette société ? L’insatisfaction dans laquelle nous laissent les ouvrages qui y sont consacrés témoigne non du schématisme ou de l’inanité de leur projet, mais bien de l’absence de réflexion sur les méthodes des uns et des autres, du défaut d’intégration théorique interdisciplinaire.

2) Regrouper les forces vives et critiques de l’intelligentsia : offrir la possibilité d’une défonctionnarisation de la pensée ; apprendre à réfléchir librement et s’éduquer à la pédagogie du débat intellectuel sans polémiques outrancières ou superbe et factice mépris ; faire que les discours s’entrecroisent et s’entrechoquent sans pour autant qu’ils s’entre-égorgent : — introduire la démocratie dans la théorie et l’analyse concrète conflictuelle. Fournir des orientations de recherche et de réflexion pour le présent, le passé et l’avenir ; travailler à la clarification politique ; faire le bilan critique du passé récent ; réfléchir sur le socialisme, le nationalisme et leurs dimensions avouées ou potentielles. Penser cette société en son être pour soi.

3) Confronter cette fébrile activité de connaissance et d’action avec les grandes expériences intellectuelles et politiques qui se déroulent à l’échelle internationale ; combattre l’illusion particulariste et bêtement chauvine ; ouvrir le débat avec le marxisme occidental, réfléchir sur l’originalité du marxisme contestataire et anti-bureaucratique des dissidents de l’Est ; faire le bilan et dialoguer au plus profond avec l’intelligentsia africaine et latino-américaine. Il y a une masse énorme de recherches, d’analyses générales, de monographies sur l’Afrique, l’Amérique latine, l’Europe, dont la fréquentation théorique éviterait, à tout le moins, de répéter à retardements des problèmes depuis longtemps résolus, de se perdre naïvement en des sentiers déjà explorés, de balbutier besogneusement des idées et des thèses par ailleurs usées d’avoir trop servies. Rattraper, dans la confrontation, le retard intellectuel.

Créer, regrouper, confronter. Telles sont les principales articulations qui peuvent donner vie à la mise en œuvre d’un champ de réflexions et d’analyses originales, à la mise en acte d’un cadre rigoureux et offensif de rassemblement des forces les plus conscientes de l’intelligentsia et de tous les militants des pays arabes. C’est autour de ces tâches et pour ces objectifs que Sou’al vivra.

Le Comité de rédaction.


* Le monde arabe incarne, pour nous, une aire culturelle qui ne se réduit pas à l’arabisme mais est au contraire diversifiée dans ses composantes ethniques, linguistiques et religieuses.

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