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Jean-Claude Kerjouan : La crise algérienne

Article de Jean-Claude Kerjouan alias Jacques Morand paru dans Voix ouvrière, n° 40, 29 juin 1965, p. 1 et 8

ALGIERS, ALGERIA – JUNE 19: A tank is seen after the bloodless coup by colonel Houari Boumedienne on June 19, 1965 in Algiers, Algeria. (Photo by The Asahi Shimbun via Getty Images)

S’IL était sans aucun doute impossible de prédire l’heure, la date et le lieu du putsch du colonel Boumédienne — sauf peut-être pour certains « privilégiés », tel le gouvernement français, que des émissaires du chef de l’armée algérienne auraient discrètement sondé sur ses réactions probables quelques jours auparavant — une telle éventualité n’était pourtant pas imprévisible.

Car elle était inscrite dans la logique des choses et constituait une conclusion possible à la situation algérienne et au rôle que l’armée y avait joué depuis l’indépendance. « Voix Ouvrière » dans son numéro du 3-11-64, après l’arrestation du leader du F.F.S., Aït Ahmed, écrivait :

« Dans les pays sous-développés, hormis une dictature prolétarienne, c’est-à-dire un gouvernement des classes les plus pauvres, aucune forme de « démocratie », même au sein de la classe dirigeante, n’est possible par une direction collégiale. Cela voudrait dire, en cas de divergences au sommet même du pouvoir, la possibilité d’une intervention de la base, et la faible résistance de ces régimes ne le permet pas. Mais la victoire de Ben Bella risque de creuser sa propre tombe. Car l’élimination successive de tous les hommes et formations politiques, grâce à l’armée régulière, fait qu’aujourd’hui celle-ci reste la seule force organisée en Algérie, la seule capable de préserver « la paix sociale », le dernier bastion de « l’ordre ».

« Mais le sabre dont Ben Bella s’est largement servi pour éliminer toutes les oppositions, ce n’est pas lui qui le tient, mais Boumédienne. Et il est douteux que ce dernier ne se serve tôt ou tard de cet avantage et laisse toujours la lame au fourreau. Comme le remarquait déjà Marx dans « le 18 Brumaire de Louis Bonaparte » : « La moustache et l’uniforme que l’on célébrait périodiquement comme la sagesse suprême de la société et comme vecteurs de la société, ne devaient-ils pas finir par croire qu’il valait mieux sauver une fois pour toutes, en proclamant leur propre régime comme régime suprême ; et libérer complètement la société bourgeoise du souci de se gouverner elle-même ? » Le sabre appelé à sauver le pouvoir n’en profitera-t-il pas pour l’exercer pour lui-même, car si Boumédienne a parfaitement servi Ben Bella, et l’a assuré de la victoire, Ben Bella a parfaitement servi Boumédienne en faisant place nette et en le rendant indispensable. Et aujourd’hui l’instauration d’une dictature militaire à plus ou moins long terme en Algérie est à l’ordre du jour, ce n’est qu’elle d’ailleurs qui sera le bonapartisme achevé. »

Ce rôle essentiel de l’armée de métier, ceux qui caractérisaient l’Etat algérien comme un régime de transition contenant des éléments socialistes, ne l’ont pas vu ou n’ont pas voulu le voir pendant trois ans. Et ceux qui mettaient le danger en évidence s’entendaient répondre que cette armée était formée d’anciens maquisards et issue du peuple… comme si toutes les années du monde n’étaient pas « issues du peuple ».

Mais c’est surtout que, voulant voir à toute force dans l’Etat benbelliste une possibilité de socialisme, ils se sentaient obligés de justifier ses différents aspects et par conséquent celui qui lui était essentiel : l’armée.

Car Ben Bella n’a été frappé que par l’instrument principal de son propre pouvoir.

C’est bien en effet cette armée nationale populaire qui, sous le nom de l’Armée de Libération Nationale des Frontières, a décidé au lendemain immédiat de l’indépendance de la victoire du groupe de Tlemcen, Ben Bella, Ferhat Abbas, Khidder, Boumédienne, sur le gouvernement provisoire de la République algérienne, Ben Khedda, Krim Belkacem, Boudiaf. C’est au prix de deux ou trois mille morts du côté des maquisards de l’intérieur et en particulier de la Willaya IV, celle de l’Algérois, qui tentait de s’opposer à leur marche, que Ben Bella e été amené à Alger par les troupes du colonel Boumédienne.

En cette circonstance décisive pour la nation algérienne tout entière, il n’a jamais été question pour Ben Bella de faire appel aux masses ouvrières et paysannes. Ce n’est pas de leur avis qu’il s’est soucié, ce n’est pas de leur force qu’il voulait pour prendre le pouvoir. C’était pourtant là le critère décisif, essentiel pour caractériser l’homme politique. Car ce n’est pas mobiliser le peuple que de se faire plébisciter une fois arrivé au pouvoir, grâce à une toute autre force que celle des masses, ou encore de demander à chaque algérien lors d’une journée nationale de l’arbre d’aller en planter un dans le bled afin de refaire la forêt algérienne. De grandes journées folkloriques populaires, tous les gouvernements du monde savent les organiser et s’en servir, et plus particulièrement les gouvernements autoritaires.

Bien sûr Ben Bella ne fut pas le seul des leaders politiques algériens à se refuser à mobiliser les masses. En fait, aucun des chefs du FLN ne l’a jamais tenté après l’indépendance. Et par là, tous avaient admis que ce serait l’armée qui allait trancher leurs différends lorsqu’ils surgiraient.

N’étaient-ils pas d’ailleurs tous d’accord pour constituer, en pleine guerre de maquis, en territoire marocain ou tunisien, une armée régulière de plusieurs dizaines de milliers d’hommes. Cette armée régulière ne pouvait pas servir, et n’a jamais servi dans les faits, contre l’armée d’occupation française. Face à la puissance technique et numérique de celle-ci, il n’était pas question d’autre chose que de guérilla.

Par contre, cette armée des frontières convenait à merveille pour jouer le rôle de gendarme dans le futur Etat algérien. Aucun des chefs FLN n’a dénoncé le danger devant l’ensemble du peuple algérien et des militants du Front… avant d’en être victime personnellement. Ils ont donc bien tous accepté au départ que cette armée soit l’arbitre de la nation algérienne.

Et c’est bien ce qu’elle a été depuis trois ans. A chaque conflit opposant les leaders politiques entre eux, c’est elle qui a fait le poids décisif dans la balance. Quelques fois en agissant directement comme au lendemain de l’indépendance ou contre les maquis kabyles du colonel Mohand ou El Hadj, d’abord, d’Aït Ahmed ensuite. La plupart du temps d’ailleurs, elle n’a pas eu besoin d’intervenir directement, et sa seule présence a suffi à convaincre les vaincus de leur défaite. Ben Khedda, Boudiaf, Krim Belkacem, Ferhat Abbas, Khidder, Aït Ahmed, pour ne citer que les plus illustres, ont été éliminés du pouvoir.

Pourtant aucun d’entre eux, et pas davantage Ben Bella, n’a jamais fait appel au peuple lui-même dans les luttes sans merci qu’ils se sont livrées. Jamais personne n’a invité les ouvriers et les paysans algériens, et pas plus Ben Bella que ses adversaires à mettre sur pied des organes de pouvoir à constituer des comités, des conseils qui exercent le pouvoir dans les villes et les campagnes d’Algérie, qui décident de la vie entière du pays.

Ben Bella par exemple, n’a jamais fait que parler de la création possible de milices. Il était pourtant au pouvoir depuis trois ans. Cela ne demandait pas un tel délai. C’est qu’en fait il n’en voulait pas. Et, en parler, n’était qu’un calcul politique pour l’aider dans sa lutte d’appareil contre d’autres leaders politiques ou militaires. Il n’empêche que certains militants révolutionnaires ont pu penser que leur tâche était non pas d’aider le peuple algérien à prendre conscience de la nécessité de ces milices et de celle de les créer lui-même, mais de convaincre Ben Bella et l’appareil d’Etat, qui prouvait par leur politique quotidienne qu’ils n’en voulaient pas, de les créer quand même.

Les ouvriers agricoles s’emparant des terres vacantes par la force, Ben Bella avait légalisé les comités de gestion. Ces mêmes militants révolutionnaires en ont déduit non pas qu’il s’agissait de convaincre les ouvriers et les paysans algériens qu’ils pourraient avoir satisfaction s’ils étaient décidés à imposer eux-mêmes leurs revendications, mais qu’il s’agissait de convaincre Ben Bella d’aller au devant de leurs désirs. Lenine qualifiait d’imbécile sans espoir celui qui, en politique croit sur parole. Quels qualificatifs devrions-nous employer pour ceux qui veulent croire même à l’encontre des faits et des paroles ?

C’est lorsqu’il eut éliminé tous ses adversaires que Ben Bella s’est trouvé complètement prisonnier de l’armée. Face à celle-ci il n’y avait plus rien puisque les autres leaders étaient à la retraite, en exil ou en prison, et que les syndicats de l’U.G.T.A. et le parti du F.L.N. étaient réduits au rôle de simples courroies de transmission des ordres gouvernementaux.

Au premier conflit même mineur, entre les deux hommes qui restaient en lice, c’était à l’armée de décider encore une fois. Bien entendu cette fois-là c’était Boumedienne et non Ben Bella qui était le mieux placé.

L’inconfortable de sa position, Ben Bella l’a bien senti d’ailleurs. Il a essayé d’y remédier. Certes, fidèle à sa politique, ce n’est pas en faisant appel aux masses, en constituant les fameuses milices dont il avait parlé, en appelant le travailleur à créer des comités populaires destinés à défendre la révolution. Non, il a seulement essayé de remettre en place certains leaders qu’il avait jusque là contribué à écarter avec l’aide de l’armée. Ainsi dans les jours qui précédèrent sa chute, certains leaders furent libérés ; on parlait d’amnistie pour d’autres et de réconciliation nationale pour tous. Ces gestes avaient généralement été interprétés comme la preuve que Ben Bella sentait son pouvoir assuré. C’était tout le contraire.

Est-ce cette tentative de se prémunir contre elle qui a amené l’armée à déposer le chef qui montrait certains signes de méfiance à son égard ? Bien que le conflit soit latent, cela a pu en effet suffire à le précipiter.

Aujourd’hui il est difficile de se faire une opinion sur les réactions de l’ensemble du peuple algérien, au su des nouvelles fragmentaires et censurées qui nous arrivent d’Algérie. Certes des manifestations ont eu lieu. Par endroit l’armée a même tiré sur la foule. Et si les manifestations sont moins importantes que celles auxquelles on pouvait s’attendre, elles semblent bien être au moins le symptôme de l’hostilité de la majorité à une dictature militaire.

Celle-ci, en effet, ne sera peut-être pas moins nationaliste dans sa politique économique et sa diplomatie que le gouvernement de Ben Bella. Mais ce qui est à peu près certain c’est que les prisons vont se remplir, l’arbitraire policier et les tortures s’amplifier, les fusillades et les exécutions se faire monnaie courante pour peu qu’une opposition surgisse. Et ce n’est certes pas là une différence négligeable avec le régime précédent bien que celui-ci n’ait nullement méconnu l’existence des prisons, de l’arbitraire policier, des tortures et même des exécutions.

Le tragique de la situation algérienne c’est que l’on ne voit pas parmi les forces politiques recensées celle qui serait capable de susciter la nécessaire réaction populaire, de la galvaniser, de l’organiser, de faire à fond appel aux ouvriers et aux paysans parce qu’elle leur fait à fond confiance.

Le personnel politique benbelliste nous donne dans sa grande majorité le spectacle de la plus triste des palinodies. Et de tous ceux qui chantaient naguère les louanges du chef c’est à qui maintenant fera son portrait le plus noir. Comme tous les opportunistes du monde c’est quand il est à bas qu’ils le découvrent despote, tyran et traître.

Le parti du F.L.N. épuré par les exclusions, les écœurements, les promotions dans l’administration ou l’armée, n’est en rien préparé à jouer le rôle de catalyseur de la volonté populaire. Ne parlons pas du P.C.A. qui a renoncé, même si ce n’est pas de bon gré, à se maintenir sous son propre drapeau et s’est intégré au F.L.N.

Les leaders de l’opposition anti-benbelliste gardent un silence prudent ou se livrent à une véritable compétition afin de se faire admettre par le nouveau pouvoir.

Il est d’ailleurs possible que celui-ci y consente du moins pour partie d’entre eux. Prendre à son service quelques personnalités connues donnerait à Boumedienne une caution démocratique dont il a bien besoin. Mais il est évident que les hommes qui accepteront d’entrer dans le jeu n’auront pas d’autre avenir que celui d’hommes de paille du nouveau dictateur. Ainsi Bonaparte après le 18 Brumaire s’était associé un certain nombre d’anciens conventionnels.

Quant aux formations clandestines, qui affirmaient se situer à la gauche de Ben Bella, Front des Forces Socialistes d’Aït Ahmed, Comité National de Défense de la Révolution de Boudiaf, on ne sait si leur silence dans ces événements graves est dû à leur manque de force ou à leur manque de volonté d’entamer la lutte.

Les masses algériennes, les militants révolutionnaires qui existent sûrement, désorganisés et dispersés, trouveront-ils quand même la possibilité et la force d’entreprendre la lutte et de la mener à bout ? Les derniers événements d’Algérie ont montré, une fois de plus, que là comme partout ailleurs, et aussi en France, ce qui fait le plus grand défaut c’est un parti révolutionnaire lié aux masses, qui en soit l’expression et qui soit capable d’exprimer clairement les objectifs à atteindre et la manière de les réaliser.

Si l’ensemble des militants révolutionnaires qui ont cru pouvoir œuvrer pour la révolution socialiste en passant par d’autres voies comprenaient cette vérité essentielle, l’avenir politique d’un Boumediene serait sans doute moins long qu’il ne le pense.

Jacques MORAND

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