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André Breton : Ce grain de merveilleux dans l’aventure…

Discours d’André Breton à la Rencontre internationale de la salle Pleyel et paru dans La Gauche, n° 10, 20 décembre 1948, p. 3

Conférence de André Breton et Garry Davis à Paris, circa 1950. (Photo by Keystone-France/Gamma-Rapho via Getty Images)

EN invitant à s’exprimer ici tel d’entre nous dont je suis, nos amis du R.D.R. montrent assez que la conception démocratique dont ils se réclament n’est pas un vain mot de leur part. Ils jugent tolérable, voire souhaitable, que la présente réunion manifeste entre ceux qui y participent d’appréciables divergences de points de vue. Ils font voir par-delà ces divergences à la sincérité et à la solidité de nos objectifs communs, éprouvés dans la personne de chacun d’entre nous. Ils font passer cet accord essentiel par-dessus tout ce qui pourrait tendre à nous séparer sur le plan de la méthode, cette méthode elle-même fonction de nos formations d’esprit et de nos déterminations individuelles très dissemblables.

Par cela ils montrent aussi que, fidèles à leurs déclarations antérieures, non seulement ils ne se comportent pas en parti politique exigeant la reconnaissance et la mise en application de ces mots d’ordre, mais bien en formation appelée à traduire, comme l’a dit David Rousset, des aspirations qui ne sont plus satisfaites par des partis, et, de ce fait, comme il a dit encore, à marier peut-être une modification dans les voies ouvertes par l’Histoire.

L’heure est venue, je le pense comme lui, de mettre en relief ces aspirations trop longtemps contenues et par là de faire encore plus nettement apparaître que les partis politiques existants, sortis de la léthargie prolongée où les avait mis la guerre, constituent des organismes vitalement amoindris, menant, de nos jours, une vie de « sonti », comme on dit aux Antilles, tentant bien vainement de suppléer par une agressivité croissante dans leurs rapports à une chute de potentiel par trop observable dans leurs programmes respectifs.

Ces partis se comportent comme des survivances dépitées et hargneuses avec lesquelles nous devons compter dans la seule mesure où leurs rivalités exacerbées accroissent le péril mortel que court le monde aujourd’hui.

Il suffirait d’un accord puissant, d’un accent puissant mis ailleurs et tout simplement sur le droit à la vie, comme on vient de le voir par l’exemple de Gary Davis, pour faire apparaître la caducité actuelle de ces formations qui, avant notre intérêt commun le plus immédiat, font passer leurs antagonismes centenaires.

Un journal observait, vendredi dernier, qu’il eût été intéressant de faire une statistique des origines des croyances, des mobiles d’hétérogénéité si frappante des 20.000 Parisiens qui, la veille, au Vél’ d’Hiv’, avaient acclamé le premier citoyen du monde. Tant il est vrai qu’un acte spontané, qui a pour lui le vrai bon sens, le courage et ce grain de merveilleux ici, dans l’aventure, sans quoi j’estime, pour ma part, que rien ne pourrait être fructueux, tant il est vrai qu’un tel acte a le pouvoir de dissiper les arrière-pensées, accumuler les défiances aiguisées savamment au jour le jour et éveiller en chant d’alouette les espaces perdus de vue de l’harmonie universelle.

JE me souviens de mes premières rencontres avec Albert Camus. C’était à New-York, peu de temps après ce qu’on a appelé tout de même un peu abusivement la Libération. Albert Camus, c’était, non seulement pour moi mais pour bien d’autres, c’était et c’est toujours la voix la mieux timbrée et la plus claire qui fût montée dominant cette période de ruine.

Je pense à ces premiers articles qu’on s’était passés là-bas, c’était vraiment l’éclaircie, l’embellie, comme disent les marins.

Comment une voix si juste, nous parvenant pour la première fois, ne nous a-t-elle pas confondus dans l’illusion que venait de s’ouvrir une période juste. Mais cette illusion, Albert Camus était beaucoup trop bien informé pour la partager. Quand il m’en eut fait revenir, je n’oublierai jamais de quel cœur j’ai cherché avec lui de quoi pouvait être fait un accord à intervenir entre certains hommes de la même espèce que lui et moi pour préserver la pureté de leurs témoignages et parer à tous écarts ou déviations graves comme nous n’en avions que trop connus lui et moi.

Ce à quoi nous sommes arrivés, c’est si peu et peut-être est-ce tellement que j’éprouve le besoin de le dire ; c’est que ces hommes devaient :

1° Prendre l’engagement de ne s’affilier à aucun parti politique ;

2° Se prononcer en tous lieux et en toutes circonstances contre la peine de mort ;

3° Déclarer solennellement que par leur activité — et ceci sous bénéfice de contrôle permanent — ils ne visent pas au-delà des limites normales à l’accroissement de leur bien-être personnel, une forte accélération en ce sens est toujours de mauvais aloi et qu’en outre, ils ne prétendent nullement aux honneurs, de quelque espèce soient-ils.

Cette première clause et cette dernière clause est sans doute la plus importante.

[KAFKA], que nous sommes quelques-uns à tenir pour le plus grand voyant de ce siècle, voyait à la fin de sa vie l’existence de communautés ouvrières de non-possédants, réduites chacune à cinq cents hommes qui auraient accepté pour devoir de ne posséder ou accepter aucun argent, ni objet de valeur, de mener la vie la plus simple, de ne travailler que pour un salaire assurant l’existence, à charge toutefois de mener ce travail à bien et de le rétablir à la face du monde comme acte de confiance et de foi en autrui.

Ce qui est attendu, ici de l’activité professionnelle en général, voilà ce qu’il faudrait pouvoir exiger sans plus tarder de l’activité intellectuelle. Comment en finir une bonne fois avec ces cachets monumentaux dont quelques-uns s’emparent, tout en feignant de faire leur la cause du peuple pour que soit honoré leur travail artistique.

Comment en finir avec cette promotion grotesque qui tend anachroniquement à distinguer tel ou tel par des moyens aussi faciles à décrier que la décoration, le prix ou même le succès public.

On peut, en ce qui me concerne, me faire grief de bien des choses, mais non pas d’avoir nié un certain nombre de principes que nous étions quelques-uns à nous connaître dans notre jeunesse et en tête desquels figurait l’internationalisme de l’esprit, qui fait l’objet de la réunion de ce soir.

Il est vrai que cette question de l’internationalisme de l’esprit est aujourd’hui plus brûlante que jamais. Alors même qu’elle est le pivot d’existence de ce gouvernement mondial que nous appelons et que nous entendons, de notre vivant, voir se réaliser.

Ne nous dissimulons pas qu’elle rencontre la plus violente opposition par ailleurs. Les staliniens ne la conçoivent qu’aux termes d’une dictature policière qu’ils aspirent à exercer sur le monde entier, ce qui les entraîne par raison tactique à encourager actuellement le pire nationalisme culturel et autre.

Les gaullistes, par haine des précédents, terreur de les voir arriver à leurs fins, se rabattent sur un plan de défense nationale qui entraîne, pour conséquence, une autre dictature à laquelle il est bien évident que l’esprit ne pourra pas trouver son compte plus sous le rapport de l’universalité que, quoi qu’ils en disent, sous celui de la liberté.

L’INTERNATIONALLSME de l’esprit est, par définition, la négation du raz-de-marée sur lequel certains comptent pour tout niveler, aussi bien que de la digue locale que d’autres se hâtent de construire à son approche.

L’internationalisme de l’esprit n’est pas une conquête plus ou moins problématique des temps à venir ; il est, au moins sous un certain angle, un fait acquis, un fait qui a pour lui l’évidence. Je regrette d’avoir à rappeler des vérités premières, mais l’esprit humain est tout autant tributaire de Goethe que de Racine, que de Jérôme Bosche, d’Homère que de Rimbaud. Plus il découvre que le progrès technique et la marche de la connaissance ne lui laisse aucun répit, mieux il sent qu’il n’a été longtemps limité que par ignorance et par artifice à une région de l’Europe, plus il éprouve le besoin d’assumer à la fois tous ces aspects de lui-même que révèlent aussi bien les civilisations asiatiques qu’africaines ou indiennes de l’Amérique.

Cet internationalisme de l’esprit, il ne suffit pas de s’assurer qu’il est acquis pour quelques-uns et qu’en attendant mieux, il fait son chemin dans la science sociologique et ailleurs. Il faut encore, devant les menaces d’étouffement dont il est l’objet, que chacun puisse dire ce qu’il a fait et ce qu’il entend continuer à faire pour amener cette notion à être plus généralement partagée.

Pour ma part, je pense qu’aucun mobile plus puissant ne m’a jamais animé. Si j’ose me placer un instant sur le plan de mes recherches propres, je me rappelle, pour avoir promulgué, il y a bien longtemps, l’énoncé des moyens qui devaient permettre à chacun et en toutes langues de pratiquer l’écriture automatique, m’être attiré les foudres d’André Gide, qui s’inquiétait de ce que je parusse vouloir mettre le génie à la portée de tout le monde.

Tel était bien mon désir, peut-être juvénile. En agissant ainsi, j’entendais satisfaire concrètement la fameuse volonté de Lautréamont : la poésie doit être faite par tous, non par un.

En dépit des fausses interprétations politiquement intéressées auxquelles cette phrase a donné lieu par la suite, je soutiens, en effet, aujourd’hui encore, que l’écriture automatique est ce qui a été proposé de mieux pour assurer — non certes sur le plan du langage immédiat, mais sur le plan du langage naissant dans la profondeur de l’esprit — la communication universelle.

Ceux qui ont cru pouvoir tourner en dérision cette forme d’activité n’ont donné que la mesure de leur courte vue, tout comme ceux qui nous ont fait grief de nous pencher durablement sur le mystère de la vie onirique et que je me borne ici à renvoyer à la bouleversante étude de Jean Cayrol, intitulée « Les rêves concentrationnaires », dans le numéro de septembre dernier des « Temps modernes ».

J’ai rédigé ou signé bien des manifestes d’un caractère émancipateur très général, dont rien ne m’oblige, contrairement à bien d’autres, à répudier la violence aujourd’hui. Ouvrez les prisons, licenciez l’armée ; je tiens cette injonction pour aussi valable en 1948.

Si des premiers je me suis élevé contre le plus grand des scandales modernes, celui des procès de Moscou… c’est que j’ai vu sur le plan de l’action politique la brèche irréparable ouverte dans la foi de l’homme en un monde meilleur et en ceux qui s’étaient vantés jusqu’alors de l’y conduire. C’était l’internationalisme de l’esprit frappé dans la personne de ceux qui s’en étaient voulus les artisans, frappé dans l’idée aussi qu’ils incarnaient et qu’on voyait réduits à se saborder, entraînant quelque chose de l’honneur humain.

J’ai toujours soutenu que l’activité de transformation du monde ne pouvait, sans grave préjudice, se subordonner à l’activité d’interprétation du monde, ni prétendre contrôler les voies dans lesquelles est poursuivie cette interprétation.

C’est en particulier dans ce sens qu’est formulée la déclaration pour un art révolutionnaire indépendant, datée de Mexico 1938 et publiée sous la signature de Diego Rivera et la mienne. Rien ne s’oppose plus aujourd’hui à ce que je révèle que Rivera n’a pris aucune part à sa rédaction ; comme peut l’attester le manuscrit en ma possession, cette déclaration a été établie en collaboration par Léon Trotsky et par moi.

J’en citerai ces quelques passages essentiels :

« L’idée que le jeune Marx s’était faite du rôle de l’écrivain exige de nos jours un rappel rigoureux. Il est clair que cette idée doit être étendue sur le plan artistique et scientifique aux diverses catégories de producteurs et de chercheurs. »

« L’écrivain, dit-il, ne considère aucunement ses travaux comme un moyen : ils sont des buts en soi ; ils sont si peu un moyen pour lui-même et pour les autres qu’il sacrifie, au besoin, son existence leur existence. »

« La première condition de la liberté de la presse, écrit Marx, consiste à ne pas être un métier » et les auteurs de la déclaration ajoutaient : « Il est plus que jamais de circonstance de brandir ce texte contre ceux qui prétendent assujettir l’activité intellectuelle à des fins extérieures à elle-même et régenter en fonction de prétendues raisons d’État les thèmes de l’art. »

Le libre choix de ces thèmes et la non-restriction absolue en ce qui concerne le champ de son exploration constituent, pour l’artiste, un bien qu’il est en droit de revendiquer comme inaliénable. Il me semble que la nécessité de ces paroles n’a fait que croitre depuis dix ans. Il est assez clair que l’internationalisme de l’esprit ne saurait être revendiqué par ceux qui s’affublent d’œillères au point de vouloir réduire l’art au thème de propagande et de dénier à la connaissance le droit de procréer partout où elle peut.

Il ne saurait en être question non plus pour ceux qui entretiennent sous le rapport des droits à le reconnaitre l’idée d’une discrimination entre les différentes races d’hommes et les différents peuples de la terre. (Applaudissements).

A cet égard encore, ma position n’a pas changé depuis les jours lointains où — notre ami Georges Altman aime à me le rappeler — nous signions ensemble de fougueuses déclarations contre la guerre du Maroc. Selon moi, bien des termes en pourraient être repris pour qualifier les révoltants méfaits de la politique française en Indochine et à Madagascar… (Vifs applaudissements).

Il ne saurait, sans abus de langage, y avoir, même temporairement, d’Union française tant que les communautés extra-territoriales qu’elle groupe du seul droit de la conquête militaire n’ont pas été invitées à disposer d’elles-mêmes et mises en mesure de se prononcer librement.

En ce qui concerne enfin les relations avec les pays débarrassés aujourd’hui du régime ennemi plus encore que de nous, ennemis de l’internationalisme de l’esprit sous toutes ses formes, ce n’est pas aujourd’hui non plus que mes amis et moi soutenons qu’elles doivent, à tout prix, s’humaniser. Elles doivent s’humaniser sous le rapport des moyens physiques d’existence dont il n’est que trop montré que la privation favorise les solutions de désespoir. Elles doivent s’humaniser sous le rapport des conditions morales d’existence.

Un peuple pris dans son ensemble ne pouvant, sans arbitraire, être tenu pour coupable des crimes de ses dirigeants, à plus forte raison quand ceux-ci tablent sur la contrainte et sur la peur. (Applaudissements).

L’internationalisme de l’esprit ne pourra pas donner sa mesure constructive tant qu’on n’aura pas rendu aux éléments de ce peuple de quoi subsister, comme les autres, tant qu’on ne les aura pas rétablis dans leur dignité d’êtres pensants, tant qu’on ne les aura pas réincorporés sans réserve dans la communauté humaine. (Applaudissements.)

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