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Benjamin Péret : On ne guérit pas la peste en propageant le choléra

Article de Benjamin Péret paru dans Combat, le 30 mars 1950, p. 1 et 6

Source : Le Maitron

CHACUN de nous garde présent à l’esprit des noms d’individus qui, un beau jour, se sont éveillés « pensant » le contraire de ce qu’ils proclamaient la veille en se mettant au lit. Un tel comportement entraîne à juste titre le mépris des trahis et la suspicion provisoire des bénéficiaires de la trahison, si bénéfice il y a, obligeant le traître à multiplier le nombre et la qualité des preuves de sa brusque évolution. S’il a trahi une fois, pourquoi ne recommencerait-il pas ?

En fait, on n’a pas d’exemples de trahisons en série d’un même homme, parce qu’il lui serait de plus en plus difficile de faire admettre ses brusques et successifs changements de point de vue. Par ailleurs, il oblige ses amis de la veille à voir dans les paroles précédant sa trahison proprement dite la préparation de celle-ci et à y rechercher des preuves de provocation, de double jeu ou au moins d’imposture, puisque le virage brutal à 180 degrés reste impensable chez un homme de bonne foi.

Calomniateurs, assassins et faux témoins

LE cas de trahison le plus typique de ce demi-siècle est sans conteste celui de Gustave Hervé, sortant de chez lui internationaliste, pour se retrouver dans la rue nationaliste et patriote. Mais on peut lui substituer sans inconvénient celui d’un romancier qui invectivait l’armée française, pour se pavaner ensuite avec la médaille militaire à la boutonnière, d’un peintre en mal de bénédiction papale et de commandes religieuses, ou tel autre personnage qu’on voudra.

Cette engeance a étrangement proliféré depuis quelques dizaines d’années et se sent sûre d’elle au point que la trahison est devenue pour toute une catégorie de gens un véritable sujet d’orgueil. Ils ont trouvé leur voie, disent-ils. Baudelaire note que le chien abhorre les parfums, mais respire avec délices les senteurs les plus ignobles. N’empêche que ce qui est dans la nature du chien n’est pas habituel à l’homme et, si blasé ou si dégoûté qu’on soit devenu, il est impossible de ne pas s’indigner de voir calomniateurs, assassins et faux témoins tenir impunément le haut du pavé.

Le traître dans son complet de faux jeton

IL est juste de dire que le traître est reçu apparemment à bras ouverts par ceux qu’il vient de rejoindre et devient celui qui « a compris » la fausseté des idées qu’il défendait la veille. Il a, pour un instant, la vedette et, généralement, son estomac solide lui permet d’attendre le lendemain en toute quiétude. Mais attention aux miroirs ! Ils ne refléteront plus qu’une sale gueule. C’est pourtant le même homme que la veille, bien que l’ombre d’hier ait pris des teintes plus louches et même le son de sa voix lui fait l’effet d’un chuchotement de délation. Il se souvient des mots qu’il prononçait naguère. Bah ! Il n’y a qu’à dire le contraire ! Il soutenait hier des points de vue extrêmes, voire paradoxaux, pourquoi n’en ferait-il pas autant aujourd’hui, mais à l’inverse ? Tout de même, le père Ubu a eu beau lui conseiller de mettre sa conscience dans une valise, elle s’agite mal à l’aise entre les chaussettes et le blaireau, aussi vous ne rencontrerez pas le traître de sitôt. Dès le jour de sa trahison, il se cache et vous ne le verrez ressurgir que plus tard, sûr de lui, lorsqu’il ne sera plus gêné aux entournures dans son complet de faux jeton.

Une malhonnêteté totale et définitive

CERTES, chacun a le droit de changer d’opinion. Mais, si l’on prend deux exemples bien connus, a-t-on le droit d’écrire une ode au maréchal Pétain pour en changer vaguement le titre et l’appeler ode à de Gaulle, lorsque le vent a changé ou d’écrire « Moscou la Gâteuse » pour devenir ensuite un de ses plus bas serviteurs ? Personne ne doute qu’il y ait là malhonnêteté totale et définitive, une « tache de sang intellectuelle » que « toute l’eau de la mer ne suffirait pas à laver. » Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’absence de conviction démontrée par une telle versatilité relève de l’inconscience si l’on est indulgent, de l’imposture si l’on est juste.

Le traître participe de l’imposteur, du provocateur et de l’agent double, espèces de criminels, dont il faut que le monde soit délivré de toute urgence, s’il ne doit pas revenir aux lois de la jungle. N’a-t-il pas suffi de l’invasion allemande pour que toute une faune d’égout surgisse au grand jour ? Il est grand temps de réagir, de se convaincre une fois pour toutes que rien n’est plus révolutionnaire que la vérité, que le recours à la calomnie et au crachat (« crachons sur ce que nous avons aimé, » disait le romancier évoqué au début de cet article) reste l’apanage exclusif des ennemis déclarés ou masqués, traditionnels ou nouveaux de la révolution sociale et doit le demeurer. Les moyens bas ne servent que des causes haïssables et l’œuvre de Machiavel n’est pas transposable sur le plan révolutionnaire, car la duperie ne peut apprendre qu’à duper. Autant vaudrait parler d’art en usant d’un vocabulaire sportif. Encore Machiavel n’était qu’un enfant de chœur, comparé aux agences de calomnies et de falsifications répandues sur toute la surface du globe et dirigées de loin par le maréchal des « mea culpa ».

Pour peu qu’un certain nombre d’hommes…

IL est faux de dire : l’ennemi ne peut être vaincu que par ses propres armes. Le mensonge étoilé ou « sur un champ de marteaux » ne peut pas être détruit par le mensonge. Pas même combattu. On ne lutte pas contre la peste en propageant le choléra. Seule, la vérité peut l’abattre et l’abattra, pour peu qu’un certain nombre d’hommes s’y vouent sans défaillance. Il importe que la vérité soit respectée dans tous les cas, même si elle est momentanément ou apparemment défavorable aux idées qu’on défend. Aucune entorse n’est permise. C’est à ce prix seulement que les forces de mensonge et d’oppression — deux têtes sous le même bonnet — pourront être peu à peu repoussées et vaincues.

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