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Paul Sénac : « Le Soleil entre les mains » de Garet Garrett, « Le Yogi et le commissaire » d’Arthur Koestler

Article de Paul Sénac paru dans Force ouvrière, n° 48, 21 novembre 1946, p. 11

Nous nous débattons tous, il faut en convenir, dans un chaos intellectuel indescriptible. Une immense supplication, comme une prière, monte des foules inquiètes vers ceux qui mènent le monde. « Dans votre sillage, messieurs, où allons-nous ? Où nous conduisez-vous ? » Telles sont les questions que, sourdement, se pose l’énorme majorité des hommes qui n’ont pas encore cessé de penser ni de réfléchir.


LES problèmes angoissants qui dominent l’époque se présentent à nos méditations sous des formes tellement éruptives et anarchiques que nous ne pouvons plus, sur l’écran de nos cerveaux, simplifier les données de la science, limiter l’expansion de la connaissance, circonscrire l’efficacité de ses techniques et enfin réduire ce combat de Titans qui agite la pauvre humanité désorientée.

Une révolution sans exemple dans les siècles, une crise de l’espèce humaine sans précédent bouleversent présentement les conceptions de traditions de pensée, admises, sur lesquelles reposait la stabilité d’une certaine civilisation.

La science, c’est incontestable, dans la dilatation de ses développements imprévus, dans ses domaines entrevus, dans ses applications techniques réalisées, opère dans la vie des sociétés des chambardements qui constituent, sans qu’on en distingue bien les signes extérieurs, la plus triomphante révolution affectant les destinées humaines.

La planète s’équipe d’une machinerie tellement imposante et débordante de vie qu’on se demande ce qui résultera de l’envahissement de l’abondance dans le quart de siècle qui vient. Déjà, l’on pressent, par des prodromes avant-coureurs, des perturbations statiques infiniment dangereuses pour l’harmonie du monde. « Une débâcle morale se dessine qui rend les nations malhonnêtes et cyniques », les individus déroutés et amoraux.

Là-dessus, et nous touchons ici certains thèmes les plus importants développés dans les deux livres, la thaumaturgie des guérisseurs nous propose ses remèdes.

Les uns prônent des réformes, d’autres préconisent des explosions. Les uns désirent le système russe, les autres le système américain, alors que certains, à la charnière de conjonction des extrêmes, souhaitent le socialisme réformateur anglais. Koestler, on le pense bien, par ce qu’on connaît de lui dans Spartacus (3), le Zéro et l’infini (4) se situe dans la zone des centres.

« La courbe de l’évolution en Russie, écrit-il, depuis 1917, n’incline pas vers le socialisme, mais s’en éloigne, tandis que la courbe d’évolution de l’Angleterre révèle une tendance qui comporte des lenteurs et des oscillations, mais qui n’en est pas moins certaine, vers l’amélioration des institutions sociales, la disparition des barrières de classes et le relèvement considérable du standard absolu et du standard relatif de vie du prolétariat. Il peut y avoir de sérieux reculs et des périodes de réactions, mais il faudrait que l’Angleterre descende beaucoup la pente avant de tomber au niveau politique de l’autocratie russe. Si l’on applique le critère marxiste pour estimer les chances du socialisme en Russie et en Angleterre, l’avantage est en faveur de cette dernière ».

La conclusion de toutes ces discussions est qu’aux yeux de Koestler « l’extension du pseudo-socialisme russe en Europe ne peut être arrêtée que par un mouvement véritablement socialiste. » Pour lui, l’antidote du byzantinisme oriental est l’humanisme révolutionnaire occidental.

Par contre, dans ses conclusions, Garet Garrett, s’occupe beaucoup plus de l’influence des techniques scientifiques sur les destinées de l’homme que de l’emprise des doctrines sur les transformations sociales.

Le Soleil entre les mains se hausse à des sommets qui dépassent, à notre avis, les conceptions russes ou anglaises de vie dont nous bénéficierons un jour par la grâce de nouveaux vainqueurs, ce qui est épouvantable. Il est dit, dans ce livre curieux, qu’il existe sur ce problème précis un malentendu foncier, attendu que

« le remède s’inspire des meilleurs principes de la pharmacopée, mais le patient, auquel les docteurs prodiguent généreusement leurs soins, est mort. Nos amis s’époumonent à s’entretenir d’un monde, mais celui-ci n’existe plus. Ils se proposent (et c’est le cas de Koestler d’insuffler un esprit raisonnable à un état de choses qui est fini, de réorganiser un monde qui a disparu dans le torrent de l’histoire ».

Deux grandes thèses, on le voit, s’affrontent dans ces livres. Les démonstrations de Koestler, à ce propos, étaient connues. Les thèmes de Garet Garrett sont plus neufs. Pour lui, en dehors du régime capitaliste et du capitalisme d’Etat, il pense, si nous avons bien compris, que la science pourrait pulvériser d’une pichenette l’un et l’autre des systèmes qui se heurtent actuellement dans le monde.

Devant de pareilles perspectives, soyons terre à terre et souhaitons seulement que nos amis, les organisateurs du monde, ne fassent pas trop de dégâts et qu’ils nous sauvent pour le moins d’une mort par trop brutale.

Paul SENAC.


(1) Domat. 125 fr. – (2) Charlot – (3) Somogy — (4) Calmann-Lévy.

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