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Maurice Nadeau : Le Zéro et l’Infini par Arthur Koestler

Article de Maurice Nadeau paru dans Combat, 1er février 1946, p. 2

ON se souvient de l’émotion que provoquèrent les procès de Moscou. S’évadant malaisément des analogies historiques, ceux qui pensaient à Thermidor se rappelaient Robespierre, Saint-Just, Couthon et Lebas gravissant l’échafaud en silence. Les condamnés russes, eux, non seulement se vantaient d’avoir voulu poignarder la révolution, assassiner son chef, vendre le pays à une puissance étrangère, mais enchérissaient sur l’accusation :

Vichynski. – Comment apprécier les articles et les déclarations que vous avez écrits en 1933 et dans lesquels vous avez exprimé votre dévouement au parti ? Un mensonge ?

Kamenev. — Non, pis qu’un mensonge.

Vichynski. — Perfidie ?

Kamenev. — Pis.

Vichynski. — Pis que le mensonge, pis que la perfidie. Trouvez le mot. Trahison ?

Kamenev. — Vous l’avez trouvé. (1)

Ce consentement allègre des accusés a quelque chose de si incompréhensible, qu’on fit un sort nouveau à « l’âme slave » et aux héros de Dostoïevsky. La vérité telle que la voit Arthur Koestler est à la fois plus simple et plus tragique. (2)

Son héros, Roubachof, compagnon de Lénine aux journées d’octobre 1917, ancien chef de la guerre civile, ex-commissaire du Peuple, ex-dirigeant de l’Internationale, « oppositionnel », rallié plusieurs fois à la politique officielle, symbolise à la fois Boukharine, Rykov, Kamenev et Zinoviev. L’auteur le présente au moment où il vient d’être jeté en prison et nous fait assister au minutieux montage de la machine qui doit, avec sa complicité, non seulement lui ravir la vie, mais à le déshonorer publiquement.


POURQUOI le déshonneur ?

« Je ne vois pas, dit Roubachof à l’officier du Guépéou qui instruit son affaire, en quoi cela peut servir le Parti que ses membres se vautrent dans la boue à la face du monde… Après tout, le nom de Roubachof est lui-même une page de l’histoire de la Révolution. »

A quoi l’officier instructeur répond :

« Votre déposition au procès sera le dernier service que vous puissiez rendre au Parti. »

Voilà donc le secret de l’affaire. Les accusés, jouant consciemment les boucs émissaires, endossent la responsabilité des déficiences de la Révolution et des souffrances qu’elle impose aux masses. Par le reniement public de leur politique ils font plus : ils reconnaissent comme seule légitime la politique officielle, et lestent leurs déclarations du poids de leur tête. C’est par là que leur acte sert.

Ce machiavélisme ne se comprendrait pas si l’on oubliait qu’ils n’ont jamais conçu et ne conçoivent pas leur vie comme séparée de celle des hommes de leur classe. Ils ont une fois pour toutes considéré le « je » comme « simple fonction grammaticale » et sacrifié tout ce qui s’y rapporte : orgueil et sentiments personnels. Ils relèguent l’humiliation, la fatigue, le dégoût et la honte derrière l’utilité sociale de leur acte. Poser devant l’histoire serait céder à des sentiments désuets, reconnaître la prééminence de leur personne sur la cause pour laquelle ils meurent.

Animés par une logique implacable, ils se heurtent à une société conduite avec la même logique et ce court-circuit leur est fatal. Il n’y a rien à dire : ce sont les « lois de l’Histoire » et le plus étonnant est que Roubachof construit la théorie « historique » de sa propre défaite :

« La révolution menée d’après les règles du jeu de tennis est une absurdité… Il y a quelque temps, B., le plus éminent de nos agronomes, a été fusillé parce qu’il soutenait que les nitrates sont un engrais supérieur à la potasse. Le N° 1 est pour la potasse. Il fallait donc liquider comme saboteur B. et ses trente collègues. Pour une agriculture basée sur une centralisation étatiste, le choix entre les nitrates et la potasse est d’une immense importance : l’issue de la prochaine guerre peut en dépendre… Les moralistes de l’école du jeu de tennis s’excitent sur un tout autre problème : celui de savoir si B. était subjectivement de bonne foi lorsqu’il recommandait l’azote. S’il était de bonne foi, alors il fallait l’acquitter et lui permettre de faire de la propagande en faveur des nitrates, même si cela devait ruiner le pays… Cela est, bien sûr, d’une parfaite absurdité. Pour nous, la question de la bonne foi subjective est dépourvue d’intérêt. Celui qui a tort doit expier ; celui qui a raison recevra l’absolution. »

Certes, mais qui départagera les uns et les autres ? Et pourquoi faut-il que « la volonté de l’histoire » s’incarne dans le plus fort ?


KOESTLER nous introduit au coeur des problèmes cruciaux de notre époque. Il ne s’agit pas seulement, comme dans « Spartacus », de conserver ou non une patrie à la Révolution et de subordonner tous les moyens à cette fin, mais de poser les rapports des principes de la morale universelle et de l’efficacité révolutionnaire, de la Liberté et du mieux-être social de l’Homme et de l’Histoire. Pour les envisager avec la liberté d’esprit nécessaire, il faudrait aller au fond des réalités que les mots recouvrent. Roubachof sert volontairement de cobaye à une expérience qui s’est donné pour but de guérir l’humanité d’une longue souffrance. Il foule aux pieds son honneur et sa dignité, abdique sa raison, ses sentiments, sa conscience même pour qu’elle se poursuive et afin que sa mort même l’alimente. Le spectacle n’a rien d’agréable. Combien plus tragique, plus absurde et plus révoltant apparaitrait son sacrifice s’il avait été consommé en vain.

Comme dans « Spartacus » Koestler n’intervient pas dans le débat. On ne sent jamais le coup de pouce de l’écrivain, et il peut satisfaire par son livre aussi bien les partisans de « la logique de Histoire » que ceux du parti de « l’Homme ». Il donne aux deux camps des arguments irréfragables. Cette honnêteté profonde, jointe à une puissance d’évocation hallucinante, fait de son livre à la fois un ouvrage de philosophie politique, un document, et une création romanesque. C’est dire que la richesse en est inépuisable. Du même coup, Koestler prend rang parmi les plus lucides témoins de notre temps et ses plus grands écrivains.

Maurice NADEAU.


(1) Compte rendu sténographique des Procès – Moscou (1938)

(2) Arthur Koestler : Le Zéro et l’Infini (Calmann-Lévy).

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