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Albert Ollivier : Un écrivain français né de la guerre. Albert Camus ou le refus de l’éternel

Article d’Albert Ollivier paru dans France, n° 5, 24 novembre 1944, p. 6

PARMI les livres publiés en France au cours de ces quatre ans, « L’étranger » de M. Albert Camus a tout particulièrement attiré l’attention. Nous avons demandé à un jeune critique de talent de préciser pour nous les raisons qui ont valu à cette première œuvre d’un romancier d’être si chaleureusement accueillie.


QUE la nouveauté en art soit choquante et incompréhensible pour ses contemporains, c’est là un préjugé romantique. Comme tous les préjugés, il s’appuie sur une part de vérité. Il appartient à chaque génération de se dépouiller des conventions artistiques de la précédente, afin de serrer de plus près la condition humaine. Ce va et vient de la réalité à la convention ne saurait être résolu, une fois pour toutes, au profit de l’une ou de l’autre. Le réalisme est encore une convention. Et l’échec du romantisme n’a pas d’autre cause : il a substitué aux conventions classiques des conventions plus mensongères et plus onéreuses.

Il a prétendu rapprocher l’écrivain de la vie, et il en a fait ce pur « homme de lettres, » prisonnier de ses propres pièges. Albert Camus dirait que c’est par insuffisance de pensée ; ou, si l’on préfère, parce que la plupart de ces écrivains et de leurs successeurs n’étaient que médiocrement « engagés » dans leur œuvre, confondant le plus souvent engagement avec exhibitionnisme. Au contraire, chez les classiques, un Corneille maîtrisant la luxuriance désordonnée d’un Alexandre Hardy, un Racine échappant aux grâces et aux mièvreries d’un Quinault, imposaient un art nouveau, de plain-pied avec leur époque.

Ainsi peut s’expliquer le retentissement qu’a eu l’Étranger, le premier roman d’Albert Camus. Dégagé des procédés et des tics habituels, il imposait dans une langue claire et classique en un certain sens, une vision du monde renouvelée.

Qu’on en juge d’après cette attaque saisissante qui donne le ton du livre.

« Aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : ‘Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués.’ Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. »

Et cette surprenante indifférence va se poursuivre tout au long du roman. Meursault, le héros, est-il un monstre ? Même pas. Il n’est rien, qu’un homme qui subit sa condition, quasiment sans réagir. Il est amené ainsi à commettre un meurtre, et, jugé en Cour d’Assises répugnant à se défendre, à être condamné à mort. Cependant Meursault n’est pas un idiot, encore moins un désespéré. Il n’est pas en dehors du monde, il y adhère au contraire avec une sensualité qui n’est ni exceptionnelle, ni raffinée, mais parfaitement normale. La vie n’est rien d’autre pour lui qu’une suite de sensations, qui toutes se valent, petites ou grandes, et se distinguent seulement par leur goût de bonheur ou d’ennui.

Voici un exemple, pris au hasard.

« Avant de quitter le bureau pour aller déjeuner, je me suis lavé les mains. A midi, j’aime bien ce moment. Le soir j’y trouve moins de plaisir parce que la serviette roulante qu’on utilise est tout à fait humide : elle a servi toute le journée. J’en ai fait la remarque un jour à mon patron. Il m’a répondu qu’il trouvait cela regrettable mais que c’était tout de même un détail sans importance. »

Pour Meursault, il n’y a pas de détails sans importance, non plus que de détails importants. Prisonnier de sa condition limitée d’homme, la vie lui apparaît à chaque instant comme dépourvue de sens, non point en vertu d’un raisonnement mais d’une évidence immédiate. Le voici encore à l’enterrement.

« Tout s’est passé ensuite avec tant de précipitation, de certitude et de naturel, que je ne me souviens plus de rien. Une chose seulement : à l’entrée du village, l’infirmière déléguée m’a parlé. Elle avait une voix singulière qui n’allait pas avec son visage, une voix mélodieuse et troublante. Elle m’a dit : « Si on va doucement, on risque une insolation. Mais si on va trop vite, on est en transpiration et dans l’église on attrape un chaud et froid. » Elle avait raison. Il n’y avait pas d’issue. »

Ce monde insensée, sans issue, où l’homme le plus engagé est encore un étranger, il a un nom : c’est l’absurde. Et c’est par là que le roman et le personnage de Camus prennent une signification presque universelle. Ils constituent l’illustration romanesque la plus fidèle du mal profond des temps modernes. Si exceptionnel que soit Meursault, qui prétendrait n’avoir jamais connu, à certains moments, des réactions semblables aux siennes ?

L’un des grands mérites d’Albert Camus est d’avoir su éviter, à force d’art dans la composition et l’écriture, que ce récit — qui est aussi un réquisitoire — ne devint un simple document, intéressant mais plat. Échappant à la fois aux erreurs du roman naturaliste et du roman à thèse, son art cependant volontaire, parfaitement maître de ses moyens, court à l’essentiel, n’en faisant que mieux ressortir, par sa précision, la liberté de l’homme et l’irrationalité du monde, comme une lumière crue qui exaspère les ombres.


Mais Albert Camus ne s’est pas contenté d’évoquer le problème de l’absurde à travers une fiction, il l’a étudié philosophiquement dans le Mythe de Sisyphe. Il l’a même défini fort clairement :

« Si j’étais arbre parmi les arbres, chat parmi les animaux, cette vie aurait un sens ou plutôt ce problème n’en aurait point car je ferais partie de ce monde. Je serais ce monde auquel je n’oppose maintenant par toute ma conscience et par toute mon exigence de familiarité. Cette raison si dérisoire, c’est elle qui m’oppose à toute la création. »

Ce problème, Albert Camus n’est pas le premier à y toucher. Il le sait et prend soin de le marquer. Dans le domaine philosophique, depuis les existentialistes jusqu’aux phénoménologues, depuis Kierkegaard jusqu’à Husserl, ce problème a été maintes fois abordé. Dans l’ordre du roman, Melville, Dostoïevski, André Malraux, pour ne citer que ces noms, ont plongé, chacun à sa manière, au cœur de l’absurde. Où est alors l’apport original d’Albert Camus ? Il est divers. Car si la démarche de son esprit demeure celle de la philosophie moderne, soucieuse de s’en tenir aux premières évidences, attentive à ne point sortir de la description pure, elle se distingue par une sensibilité que l’on a qualifié de méditerranéenne pour marquer son goût de la vie, du soleil et des corps. Il en résulte cette première chose surprenante, pour cette conscience, qui a toutes les raisons d’être malheureuse, le bonheur existe. L’examen de l’Étranger nous aide à comprendre pourquoi. Si séparé qu’il soit du monde, Meursault lui reste fidèle. Jusqu’au seuil de la mort, il juge, comme Œdipe que « tout est bien. » Et, développant le mythe de Sisyphe, condamné par les dieux à rouler vainement un rocher sur le flanc d’une montagne, Camus écrit :

« Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme le monde. La lutte elle-même vers des sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »

Nous voyons ainsi que le refus de toute espérance, n’entraîne pas obligatoirement l’amertume et l’aigreur du désespoir. Le désespoir n’est que la nostalgie de l’espoir, un aveu de faiblesse. C’est là que Camus se sépare irréductiblement de ses prédécesseurs philosophes ou romanciers. Tous ceux qui, avant lui, avaient ressenti la misère de la condition humaine et l’absurdité du monde, tentaient d’y échapper par des explications consolatrices et métaphysiques, bref par un recours plus ou moins direct à la divinité. Camus lui, refuse les consolations de l’Éternel. Par orgueil, d’abord, par répugnance à s’agenouiller. Ensuite, comme je l’ai déjà dit, par fidélité à l’humain. Il s’agit d’accepter la situation qui est faite à l’homme dans ce monde, de s’y tenir, la sachant limitée, stérile, et sans remède. Comme il l’écrit à propos du roman de Franz Kafka « Le Château » :

« Ce remède subtil, qui nous fait aimer ce qui nous écrase et fait naître l’espoir dans un monde sans issue, ce « saut » brusque par quoi tout se trouve changé, c’est le secret de la révolution existentielle et du Château lui-même. » (1)

Ce remède là est encore une illusion qu’il faut écarter.


Trop sensible pour être indifférent, trop volontaire pour tolérer l’inaction, Albert Camus est conduit à rechercher dans l’homme, et uniquement dans l’homme ce qui peut lui permettre de se surmonter. Il trouve les passions. Sans parler des plus communes, comme l’amour et l’amitié, qui voient s’accroître, au soleil de l’absurde, leur âpreté, les passions qui retiendront de préférence l’attention de Camus, sont celles qui se réfèrent à un absolu. Et d’abord la Révolte par quoi l’homme marque son adhésion à un ordre humain de justice ou d’honneur qui le dépasse. Sur ce sujet, l’auteur de L’Étranger a écrit un remarquable essai qui verra, je pense, prochainement le jour. Et dans la même ligne, exprimant le mystère de la fraternité humaine, toujours compromise et toujours renaissante, il achève un roman sur La Peste dont les fragments publiés et le dessin général laissent augurer une très belle œuvre.

« Révéler aux hommes une grandeur qui est en eux et qu’ils ignorent. » On serait tenté d’appliquer cette admirable formule d’André Malraux à ce nouvel aspect de l’œuvre d’Albert Camus si celui-ci, dans son impitoyable lucidité, ne la rendait un peu restrictive. Quoi qu’il en soit, sur certaines passions on peut fonder une morale sans idéalisme, sans espoir, une morale qui ne soit pas une économie de salut mais l’affirmation de la solidarité humaine la plus haute. « Il n’y a que l’homme qui mérite que l’on meure pour lui. »

D’une telle démarche qui passe avec un égal bonheur du roman à la philosophie et de la philosophie au théâtre, se dégage peu à peu une image de l’homme débarrassé de l’oblitération qu’ont fait peser successivement sur lui, ces dernières années, la raison, le sexe, ou même, l’action. Image qui n’est pas sans évoquer celle que captèrent Pascal et Nietzsche, mais les complétant en quelque sorte l’une par l’autre, dépassant l’angoisse du premier et l’héroïsme wagnérien du second, pour l’accorder scrupuleusement à la sensibilité et au savoir de notre temps. Et, parallèlement se dégage une morale de bonheur et de dignité, qui ne craint pas de pousser ses conséquences jusque dans la politique.(2) Et là réside le paradoxe central de cette œuvre qui dénonce, d’un côté, la vanité de l’action humaine, et se montre, d’un autre côté, soucieuse de son efficacité. Elle a trouvé dans l’examen du monde autant de raisons d’agir que de n’agir point. En quoi d’ailleurs, elle demeure parfaitement logique avec elle-même et fidèle à la notion d’absurde. Et puisque nous en sommes à chercher des parentés, on peut dire que ce paradoxe rappelle celui de Jean-Jacques Rousseau (optimiste quant à l’homme, pessimiste quant à la société). Il le rappelle, moins par la forme que par son incidence historique, je veux dire par sa vertu révolutionnaire. Car, si l’on peut tirer beaucoup de choses de cette morale et de cette critique sévère de notre style de vie, on peut en tirer aussi les éléments d’une révolution. Mais la situation est périlleuse. Le paradoxe risque de se défaire dans un système logique ou dans l’à peu près de la littérature. L’antinomie de l’homme et du monde, ou, plus précisément sur le plan politique, de l’homme et de la société ne peut se résoudre au profit de l’un ou de l’autre. Camus le sait bien : se demander si la société doit être au service de l’homme ou l’homme au service de la société, c’est perdre son temps. C’est parce qu’elles étaient abusées par leur folle prétention à l’éternel que des générations ont buté sur cette question. Y répondre serait assurer le confort de l’esprit. Mais il n’y a pas, en ce bas monde, de position confortable pour l’esprit, sans une abdication de sa part.

« Même les hommes sans évangile ont leur Mont des Oliviers. Et sur le leur non plus, il ne faut pas s’endormir. »(3)

Il s’agit de créer dans le fini et le relatif, en toute rigueur. Et rares sont ceux qui vont jusqu’au bout. Albert Camus est encore trop loin de la fin de sa course pour qu’on puisse la juger définitivement. Mais dès maintenant, par son style, sa passion et l’ampleur des problèmes qu’elle soulève, elle se révèle — bien qu’elle revendique, dans son orgueilleuse modestie, l’absolue stérilité — comme l’une des plus fécondes qui soient. Car, au comble même du détachement, toute création et tout acte humain confèrent à cette aventure qu’est la vie, un sens au moins provisoire. Mais alors que beaucoup y parviennent en fermant les yeux, le mérite de cette œuvre est de garder l’œil ouvert et de viser en plein cœur.

ALBERT OLLIVIER.


(1) L’Espoir et l’absurde dans l’œuvre de Franz Kafka dans l’Arbalète, été 1943.

(2) On sait qu’Albert Camus est, à Paris, rédacteur en chef de l’un des grands quotidiens de la Résistance.

(3) Le Mythe de Sisyphe.

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