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Léon Steindecker : Le plus hallucinant des témoignages. Un testament espagnol par Arthur Koestler. « Fusillé, gracié, fusillé, gracié… »

Article de Léon Steindecker alias Léon Pierre-Quint paru dans La Lumière, 12 mai 1939, p. 6

VOICI un témoignage hallucinant, simple, vrai, dénué de cynisme et de fausse pudeur (1) Arthur Koestler, correspondant du News Chronicle, de Londres, a parcouru les deux camps espagnols dès le début de la guerre civile. Il fut le premier journaliste libéral qui réussit à pénétrer au grand-quartier général nationaliste. Son interview de Queipo de Llano, les infractions au pacte de non-intervention qu’il observa et qu’il publia, enfin un livre sur l’Espagne qu’il fit paraître en Angleterre le rendirent célèbre dans son pays, mais irrémédiablement suspect aux nationalistes.

Cependant, malgré les risques qu’il connaissait, quand Malaga fut prise par les blancs, il refusa de fuir, pour ne pas quitter sir Peter, un vieillard qui espérait que sa présence en tant que témoin parmi les blancs empêcherait peut-être dans une certaine mesure les massacres. Koestler est arrêté immédiatement. Après cinq jours d’emprisonnement à Malaga, il est transféré à Séville, et là, soumis au régime de l’isolement, en cellule.

Je ne sais si les hommes ont inventé un supplice plus horrible que celui de la réclusion. La solitude perpétuelle. Pas un échange de mots, même avec les gardiens. Pas de livres. Pas de journaux. Le silence qui s’étend à l’infini comme le désert. La représentation de cette sorte d’emprisonnement est peut-être plus angoissante encore que le fait lui-même. Impossible de résister à ce régime : la force morale se brise. La perspective de journées toutes semblables, déniées de tout, absolument vides, font naître l’épouvante : c’est vraiment le mystère effrayant « des espaces infinis ». Il est amené, pour ne pas s’abandonner complètement, à réciter des vers, ou, comme un des héros de Malraux, à évoquer des thèmes musicaux. Parfois il s’oblige à méditer sur un thème historique ou sur un problème de mathématiques déterminé ! Mais parfois aussi sa volonté se refuse ; c’est l’angoisse nue, la hantise de perdre la raison ou l’obsession du suicide.

La notion du temps prend dès lors un caractère tout nouveau. Koestler a pu garder sa montre : le jour où elle s’arrête, il se met à trembler. S’il ne peut plus mesurer les journées, les heures, il sait qu’il sombrera définitivement. Mais la montre remarche en la secouant. Sauvé ! Koestler fait cette remarque très frappante que le temps, dans son souvenir, se rétracte par suite de l’absence complète d’événements dans sa vie. Quand il évoque ces six premières journées de cellule, elles lui paraissent courtes, parce qu’elles sont tellement vides qu’elles se confondent les unes dans les autres.

« Le temps, qui en tant que présent s’écoule le plus lentement, devenu passé est le plus vite écoulé. » Et il ajoute : « Seul est inoubliable le tempe pendant lequel on oublie le temps », c’est-à-dire celui qui a été intensément vécu.

Dans cette vie de cellule, tout change de perspective. L’effet réconfortant de quelques mots d’un gardien : « Mange, Aturito, ça te fera grossir », se prolongeait des heures durant. Un crayon, un bout de papier, une boîte de conserve, un livre, un savon l’enivrent pendant plusieurs jours, lorsque après des réclamations, des supplications, des ruses, des promesses non tenues, des espoirs trompés, il parvient parfois à se procurer l’une ou l’autre de ces choses. Chacune d’elles devient l’objet de tout un drame : Koestler a le courage de noter, avec une intelligence lucide, parfois même avec humour, ces impressions.

Et cependant il vient d’apprendre qu’il est condamné à mort. Sans avoir passe en jugement. Sans même que le jugement lui ait été officiellement annoncé. Pendant plusieurs mois, il vivra avec cette perspective, parfois rassuré, parfois, au contraire, si impressionné qu’il ne peut s’empêcher de crier, de frapper de son poing, comme un dément, contre la porte de sa cellule.

« Les premiers jours, écrit Koestler, je comptais sur mes boutons : fusillé, gracié, fusillé, gracié. Puis j’ai cessé, parce qu’un résultat défavorable m’effrayait chaque fois. »

Et finalement, il constate qu’un homme peut finir par s’habituer à cette pensée. D’autant plus qu’on ne croit jamais complètement à sa mort. Sir Peter ne lui avait-il pas expliqué qu’avant de se suicider à la morphine, il faut désinfecter l’aiguille pour éviter un abcès ?

« Je ne crois pas, écrit Koestler, que, depuis que le monde est monde, un seul homme soit mort conscient. »

Par la fenêtre de sa cellule, Koestler peut jeter son regard sur la cour, où le droit de promenade, qui lui est refusé, est cependant accorde à la plupart des prisonniers. Il les observe avec avidité et peu à peu constate qu’ils se renouvellent souvent : c’est alors qu’il comprend que ceux qui disparaissent sont fusillés. Ce qui ne les empêche pas, dans la journée, souvent quelques heures avant les exécutions, de jouer entre eux innocemment à saute-mouton. Après plusieurs semaines d’emprisonnement, Koestler remarque soudain qu’on vient chercher la nuit les prisonniers ; un prêtre approche de la cellule avec une petite cloche et en marmonnant des prières. L’homme se réveille et comprend. Celui-ci appelle désespérément : « Maman ! » ; celui-là pleure en silence. Tous sont prêts à se débattre. Alors intervient le gardien, qui, d’une voix naturelle et posée, lui dit quelques mots, comme : « Allons ! Il le faut ! » Et l’homme s’apaise et se livre à ses bourreaux. Dans La Montagne magique, Thomas Mann nous raconte que lorsque certains tuberculeux se débattent avec trop de véhémence dans leur atonie le médecin-chef leur dit : « Allons ! ne faites donc pas tant de manières ! » Et le malade s’abandonne tranquillement à la mort. Il y a parfois des gosses de 15 ou 16 ans parmi les miliciens condamnés. Ceux-ci pussent des cris épouvantables. Alors on les enivre le soir avec de l’alcool. Et ils deviennent également résignés.

Vers la fin du livre, Koestler est enfin libéré. Son gouvernement, des députés, des associations, le consul anglais de Séville sont intervenus. Koestler a été échangé contre un prisonnier blanc que les républicains ont, de leur côté, relâché. Il est reconduit à la frontière par le « seigneur » Haya, un des as parmi les pilotes de Franco.

— Tous les rouges sont des lâches, lui dit Haya, ils ne savent pas mourir.

— Ils sont morts dans les larmes, reconnaît Koestler, dans les vains appels au secours, et dans une grande faiblesse, comme les hommes doivent mourir. Ils étaient comme moi. Je n’ai jamais redouté la mort, mais seulement l’acte de mourir.

— Pour moi, répond le seigneur Haya, c’est exactement le contraire.

Ces quelques mots font comprendre ce qui oppose les deux camps : deux philosophies. Haya, qui est officier, connaît bien la technique de mourir. Haya, comme ceux de son parti, ont été exercés et dressés à mourir : ils savent par cœur comment on meurt élégamment. Mais ils sont religieux et ils craignent ce qui peut suivre la mort. « Ce sont, dirait Nietzsche, des hallucinés de l’arrière-ciel. » La vie n’a pas d’importance pour eux mais ils appréhendent l’après-vie. Les autres, les paysans, les miliciens, respectent, au contraire, la vie et l’aiment. Ceux qui sont morts rêvaient de mieux vivre : non plus trois dans une chambre, et de pouvoir manger de la viande deux fois par semaine. Et d’apprendre à lire un jour. Et c’est pourquoi ils ont lutté, ils se sont sacrifiés pour un ordre nouveau, tout en ayant peur de la mort.

« C’étaient des civils, écrit Koestler, soldats du peuple, soldats de la vie et non de la mort. »

Cet ouvrage n’a aucun caractère politique. Seules, quelques lignes expliquent l’attitude des républicains. Il s’agit avant tout d’un reportage, mais plus émouvant que bien des romans ou des essais. Les fusillades crépitent constamment, du commencement à la fin du récit : à Malaga, en quelques jours, des milliers d’exécutions Ces miliciens, prisonniers, désarmés, pourquoi les fusillait-on ? Pourquoi ? L’auteur, obsédé par cette question, effondré par cette pensée, ne peut y répondre. Il poursuit son récit avec une acuité de vue, une intelligence, un détachement ironique d’une valeur exceptionnelle.

Léon Pierre-Quint.


(1) Traduit de l’anglais par Denise van Moppès (Albin Michel).

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