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Ernest Mandel : Quelques aspects de la critique et de l’autocritique en U.R.S.S. par M. Bace

Article d’Ernest Mandel alias E. Germain paru dans Quatrième Internationale, 8ème année, Volume 8, nos 8-10, août-octobre 1950, p. 42-43

Maksimilijan « Maks » Baće (Source)

Dans le n° 6 de l’année. 1949 de la revue théorique du P.C.Y., « Communiste », a été publié un long article d’un jeune théoricien dalmate, Makso Bace, membre du C.C. du P.C. croate et ancien chef des partisans slovènes, où sont analysées minutieusement les manifestations de l’emprise bureaucratique sur le Parti bolchévik russe dans l’ère stalinienne. Cet article est presque inconnu hors de Yougoslavie, puisque la seule langue étrangère dans laquelle il a été traduit est l’italien. (Makso Bace: Alcuni Aspetti della Critica e Autocritica nell’ U.R.S.S., Editoriale Periodici italiani, Milan, 1950.) Constituant une des contributions les plus importantes du P.C.Y. à la critique marxiste sur le phénomène de la bureaucratie soviétique, il mériterait d’être largement connu de l’avant-garde révolutionnaire internationale.

« La politique extérieure d’un pays n’est, et ne peut être, que l’expression, de sa politique intérieure », tel est le postulat d’où part Bace pour s’attaquer au phénomène de la bureaucratie soviétique ; c’est là, à notre avis, le point d’où sont partis la plupart des dirigeants yougoslaves pour devenir conscients de l’existence de la bureaucratie soviétique. Utilisant la célèbre déclaration de A. A. Jdanov du 24 juin 1947 sur « la critique et l’autocritique, loi de développement de la société socialiste » comme fil conducteur, Bace démontre combien profondément l’idéalisme a pénétré dans l’idéologie des dirigeants de l’U.R.S.S. Mais cet idéalisme, comme tout idéalisme dans l’histoire sociale de la philosophie, ne sert qu’à masquer des contradictions réelles de la société. Pour masquer ces contradictions, les dirigeants de l’U.R.S.S. sont également obligés d’« anéantir et d’étouffer toute critique » (p. 29). Le sujet de son livre, c’est de démontrer par quel mécanisme opère cet étranglement.

Traitant successivement de la philosophie, de l’économie politique, de l’histoire, des sciences naturelles, de la musique et des organisations du parti en U.R.S.S., exclusivement à l’aide de sources soviétiques pour la plupart complètement ignorées en Occident, Bace démontre :

a) Dans chaque sphère d’activité idéologique en U.R.S.S. règne un monopole de création : un homme ou un petit noyau d’hommes, occupant un poste dirigeant qui lui a été confié par le parti, détermine à lui seul la ligne des recherches et des solutions. Il ne fait imprimer que ce qui contribue à « démontrer » la justesse de cette ligne et supprime tout ce qui va à son encontre. Les autres travailleurs intellectuels, chacun dans son domaine d’activité, se transforment en commentateurs et adulateurs serviles des paroles du petit « chef génial » ;

b) Il en résulte tout d’abord une extraordinaire stérilité créatrice : « N’aurait-on pas honte de penser que même un pays aussi petit que la Bulgarie possède son propre organe philosophique imprimé, publié régulièrement, et qu’un pays aussi grand et progressif que l’Union Soviétique ne possède point sa propre revue philosophique ? », s’écrie le philosophe V.I. Svetlov au cours de la discussion entre les philosophes russes en 1947 (n° 1, Questions philosophiques, 1948, p. 64). Trente ans après la Révolution d’octobre, il n’existe aucun traité critique de logique formelle en U.R.S.S. (id., p. 55). Il n’y a pas de traités sur le matérialisme dialectique (id., p. 404-5). Il n’y a pas un seul ouvrage nouveau sur des questions fondamentales dé la théorie de l’impérialisme (n° 9, Questions économiques, 1948, p. 67), etc., etc. ;

c) La cause immédiate de cette stérilité, qui permet l’établissement de ces monopoles de création idéologique, consiste dans « la peur mystique des erreurs » ; « Cette peur augmente proportionnellement à l’originalité et à la nouveauté du travail… » (Z.A. Kamenski, Questions philosophiques, n° 1, 1948, p. 375) ;

d) Cette peur « mystique » de commettre des erreurs se base cependant sur une peur bien matérielle : celle de perdre sa place ou, pire, sa liberté. Et Bace cite, toujours dans la discussion parmi les philosophes soviétiques, le cas du philosophe Rubinstein qui a perdu tous ses postes parce qu’il avait osé critiquer un ouvrage du « philosophe monopoliste » Alexandrov… avant que le C.C. ne se charge de cette critique ;

e) Il en résulte une sélection à rebours. Les bureaucrates de l’idéologie ont tendance « à concentrer le plus grand nombre de tâches directrices entre leurs propres mains » (Musique soviétique, n° 1, 1948, p. 81), à nommer aux postes subalternes seulement leurs propres admirateurs ou mêmes les membres de leur propre famille ! Les travailleurs idéologiques sont seulement poussés par le désir d’arracher un poste bien rémunéré, en louant hypocritement le « chef monopoliste » du moment, et montrent « une complète indifférence envers les objectifs proprement dits de la science » (Questions philosophiques, p. 404-5) ;

f) Toutes ces tares, au lieu d’être combattues par les organismes du parti, sont développées et poussées à l’extrême par lui. Personne n’ose attaquer… les secrétaires (des organismes du parti) ». (La Vie du Parti, 23, 1947, p. 50). La tendance à « cacher les erreurs » (loc. cit.) domine partout. Parmi les fonctionnaires omnipotents et détachés de tout contrôle règne la corruption (Vie du Parti, n° 2, 1948, p. 38-9). Des voleurs et des ivrognes sont investis des plus hauts pouvoirs du parti (La Vie du Parti, n° 1, 1948, p. 25). Le parti eu tant qu’organisme vivant est étouffé, a cessé d’exister… Nous le savions déjà depuis longtemps, depuis ce jour mémorable où Léon Trotsky, paraissant devant le C.C. qui allait l’exclure, en 1927, lui a jeté à la face cette accusation terrible : « Le parti, vous l’avez étranglé ! » Mais il est tout de même satisfaisant que les dirigeants yougoslaves parviennent à reconstruire eux-mêmes, en se basant sur leur propre expérience, tout cet effroyable processus de dégénérescence que nous avions analysé avant eux.

Les conclusions ? Bace les tire en quelques pages sévères et clairvoyantes. Là où la liberté de discussion, la « lutte des opinions », comme disent les camarades yougoslaves, est éliminée, « les secrétaires du parti étouffent toute vie normale comme des seigneurs féodaux » (Bace : Alcuni Aspetti…, p. 87). La calomnie remplace l’argument ; la terreur règne à la place de la vigilance idéologique et de la joie créatrice ; au lieu d’élire les meilleurs, on élit les plus serviles. Ce système ne peut créer « que ceux qui sont investis d’un monopole de pouvoir d’une part, et des flatteurs, des misérables et des esclaves d’autre part » (Bace, op. cit., p. 89).

Les camarades yougoslaves ont à étudier à présent la base matérielle de la démocratie socialiste, ses liens non seulement avec le degré de développement des forces productives, mais encore avec la structure d’organisation du parti révolutionnaire et avec la dynamique internationale de la révolution. Mais ceci est une autre histoire, à laquelle nous aurons amplement l’occasion de revenir.

E. GERMAIN.

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