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Gilbert Sigaux : Silone l’hérétique

Article de Gilbert Sigaux paru dans Combat, 10 août 1950, p. 4

IGNAZIO SILONE, par Hatim Elmekki (Source)

IL ne faut pas chercher à définir et à comprendre les œuvres d’Ignazio Silone indépendamment de ses prises de position politiques. Lui-même nous en avertit :

« Écrire n’a pas été et ne pouvait être, pour moi, sauf en quelque rare moment de grâce, une sereine jouissance esthétique, mais la laborieuse et solitaire continuation d’une lutte, après que je me fus séparé de mes compagnons les plus chers ».

Les compagnons de Silone furent, de 1921 à 1931, les communistes. En 1931, Silone cessa d’être communiste. En 1930, à un moment où ses liens avec le parti n’allaient pas sans tension, il avait écrit « Fontamara ». Plus tard il publiera « Le pain et le vin », « Le grain sous la neige » et « Et il se cacha », pièce tirée de ces deux derniers romans. Toute cette œuvre, qui a été naturellement connue à l’étranger avant de l’être dans le pays de l’écrivain, rend un même son. Même son aussi dans le texte publié en septembre-octobre 1949 par la revue « Communita » et dont la traduction française se trouve dans « Le Dieu des Ténèbres ».

En Silone, donc, l’homme et l’artiste ne peuvent être séparés : ses romans sont l’expression de sa révolte, d’une révolte permanente, au même titre que ses choix politiques. Ceux-là prolongent et expliquent ceux-ci, leur donnent un poids singulier.

Un autre élément vient renforcer cette unité. Là encore, laissons parler Silone. Il y a dans ce qu’il dit le secret d’une inspiration — inspiration d’une œuvre et d’une vie —, secret qui dépasse l’Histoire et ses mouvements extérieurs pour atteindre la démarche « naturelle » d’un esprit .

« Il y avait dans ma révolte un point où se rencontraient la haine et l’amour : de la même source venaient les faits qui justifiaient mon indignation et les motifs moraux qui l’exigeaient ; les uns et les autres m’étaient donnés par ma contrée natale. C’est ainsi que je m’explique aussi pourquoi tout ce qu’il m’est arrivé d’écrire, et probablement tout ce que j’écrirai encore, bien que j’aie voyagé et vécu longtemps à l’étranger, se rapporte uniquement, invariablement à la même contrée et plus spécialement à cette étendue de trente ou quarante kilomètres au plus qui, d’un côté et de l’autre de ma maison natale, s’offrait au regard ».

En effet, dans « Fontamara ». dans « Le Pain et le Vin », dans « Le grain sous la neige », c’est le même décor et ce sont les mêmes personnages. Les mêmes problèmes aussi. Le décor est celui des Abruzzes, « contrée de formation presque entièrement chrétienne et médiévale ». Des églises, des couvents : seuls monuments. Les conditions de vie ont toujours été très dures et la souffrance « toujours acceptée comme la première des fatalités naturelles ». Les « cafoni » — paysans pauvres — luttent à la fois contre leur terre aride, et contre leurs maîtres, leurs exploiteurs, « ceux de Rome », quels qu’ils soient. L’aristocratie n’est guère différente en esprit. D’une autre race sont, par contre, les « orateurs », avocats, hommes de loi de toute sorte, podestats vaniteux et peureux, fonctionnaires dociles du fascisme comme ils l’ont été de la royauté.

C’est dans ce milieu, c’est de ce milieu — dont ses livres font une chronique passionnante — que naît la révolte de Silone. Cela ne la limite pas à être la revendication d’une classe, mais cela explique certains de ses aspects. Le socialisme de Silone ne sera en effet jamais abstrait, il se refusera à la bureaucratie des partis au pouvoir. Le socialisme est sa vie même, une lutte permanente contre l’isolement des êtres autant que l’injustice — et, ainsi que Pietro Spina (le personnage principal du « Pain et le Vin » et du « Grain sous la neige ») qui lui ressemble com-me un frère il pourrait dire :

« L’action révolutionnaire chez lui a toujours répondu à cette exigence d’entr’aide collective qui, dès les débuts de l’adolescence, lui a été inculquée par son éducation chrétienne. Son développement intellectuel ultérieur a bien changé les prémisses de son adhésion au socialisme. mais il n’a pu modifier la structure intime de son esprit ».

SILONE a écrit dans ces dernières lignes un mot sur lequel il faut revenir pour continuer à définir son humanisme : celui de chrétien. Dans la préface du « Dieu des Ténèbres », Richard Crossman ne dit-il pas que Silone est « profondément chrétien » ? Il faut s’entendre sur le sens que
l’on donne aux mots. Car Silone est chrétien sans l’Église et contre l’Église, il est de ceux qui en appellent sans cesse de la lettre à l’esprit. Son christianisme est, dit-il lui-même dans « Le Pain et le Vin »

« débarrassé de toute mythologie, de toute théologie, de tout contrôle exercé par une Église ; un christianisme qui n’abdique pas devant Mammon, qui ne propose late [sic], qui n’aide pas à faire carrière, mais conduit, tout au plus, en prison, puisque le supplice de la croix n’est plus dans les usages ».

Ce christianisme-là est révolution, justification et libération de l’homme, souci de l’homme vivant et de son corps, simple et fraternel souci du prochain. Il vient du Christ et retourne au Christ seul qui, dit un personnage de Silone, est toujours en agonie. Et le Christ semble bien n’être pour Silone qu’un grand symbole humain.

Ce qui oppose si nettement et si violemment Silone au clergé italien dans son ensemble (il y a, notons-le, dans « Le Pain et le Vin » le portrait d’un vieux prêtre, Don Benedetto, irréductiblement « chrétien » au sens silonien du terme et qui est assassiné par des fascistes), c’est son égotisme de classe, sa lâcheté, son esprit de caste, — bref toutes les formes, tous les symboles, les ornements qui défigurent radicalement sa mission originelle et le séparent des plus pauvres et des plus nus des hommes.

CAR la révolution de Silone est la révolution des hommes nus. Nus non seulement dans le sens de démunis, mais, plus profondément, dans le sens : hommes seuls, seulement hommes. Hommes qui connaissent leur solitude et essaient perpétuellement de la rompre par la confiance et — pourquoi ne pas employer ces vieux mots qui n’appartiennent pas à une Église… — les œuvres de miséricorde : donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, guérir les malades. Tout cela, c’est le plus simple, et aussi le plus difficile. C’est de l’« idéalisme » qui fait sourire les théoriciens du bonheur pour l’an 2000 (ou 3000). C’est donc une foi plus difficile à défendre dans un monde où sans cesse on crée à l’homme (sans majuscule) une vie artificielle, en lui serinant que pour le bonheur futur de l’Homme (avec majuscule) il faut qu’il (l’homme nu, celui qui n’a qu’une vie) commence par mourir dans les chaînes et sous les bombes… Cette foi-là, elle s’oppose à beaucoup d’autres, elle est un bien dangereux ferment ; quelque chose qui tient ensemble au franciscanisme et à l’anarchisme. Il est impossible — heureusement — d’en faire une théorie, et d’en tirer les éléments d’une tactique pour la conquête du pouvoir. Elle ne prétend pas suffire à l’avènement du paradis terrestre ni résoudre tous les problèmes sociaux. Elle se contente d’être indispensable à la dignité de l’homme.

C’est une foi qui conduit le Pietro Spina du « Pain et le Vin » et du « Grain sous la neige » à prendre sur lui la charge d’un meurtre qu’il n’a pas commis, parce que le meurtrier, un innocent, est son ami et qu’à travers lui il a retrouvé l’absolu de la fraternité.

Dans le monde où il lui est donné de vivre, Pietro Spina a d’abord compris qu’il faut choisir : être rebelle ou complice. Son « irrésistible intolérance à l’injustice » — que cette injustice soit celle d’une société ou d’un parti, et quelle que soit sa « justification » verbale — l’a mis dans le camp des rebelles. Il a d’abord lutté avec des mots, il a voulu lever les « cafoni » contre leurs oppresseurs par des raisonnements. Mais toujours il a vu que les faits seuls pouvaient compter pour eux. Il s’est tu et il a agi. Au bout de son action, et comme conséquence normale, il y a le sacrifice. Ce sacrifice-là, il n’est pas destiné à préparer la libération des « cafoni ». Il n’a de sens et de finalité qu’intérieurs. Et c’est par là que le personnage de Spina échappe aux définitions simples, par là qu’il retrouve une admirable complexité, qu’il nous dérobe son secret.

Nous le dérobe-t-il entière-ment ? Au début du « Pain et le Vin » (l’épisode de l’assassinat de l’innocent et de l’arrestation se situe à la fin du « Grain sous la neige ») ne retrouve-t-on pas cette profession de foi simple et logique :

« S’il n’était pas si pénible de figurer après sa mort sur les autels et d’être supplié et adoré par une foule de gens inconnus, dans sa majeure partie composée de vieilles femmes laides, je voudrais devenir un saint. Je voudrais ne pas vivre selon les circonstances, le milieu et les commodités matérielles, mais, sans me préoccuper des conséquences, à toute heure de mon existence, je voudrais vivre et lutter pour ce qui me paraît juste et vrai ».

Ce vœu de son enfance, Pietro Spina l’a finalement réalisé. Il a rejoint sa folie, il s’est entièrement dépouillé. Il a, dans un certain sens, mimé le destin du Christ.

UN des thèmes essentiels du « Grain sous la neige » est donc celui du dépouillement, de la recherche de l’authenticité humaine par un révolutionnaire : l’aboutissement de Pietro Spina est le sacrifice de sa liberté et peut-être de sa vie. L’aboutissement de Silone a été la rupture avec le parti communiste. Mieux que rupture, il faudrait dire détachement. Détachement douloureux, rendu nécessaire par l’affermissement de cette conviction : l’Internationale communiste fonctionne maintenant comme une gigantesque machine, qui est à elle-même sa fin et qui se déshumanise par un conformisme de plus en plus écrasant. L’infaillibilité d’un pape (qu’il ait une tête ou plusieurs), la soumission de ces absolus que sont la vérité et la justice à des « nécessités tactiques » ou à la « marche de l’Histoire », voilà ce que Silone refuse. C’est, encore une fois, bien simple, et l’on imagine combien cette position fournit de thèmes d’exercices aux dialecticiens. Nous ne sommes pas assez forts pour les entreprendre sur leur terrain, et cela n’a pas d’importance. Comme tous les croyants ils savent qu’ils ont raison avant même d’avoir entendu l’adversaire. Et il n’y a pas pour eux d’adversaire fraternel.

Silone a éprouvé cette foi, cette « conversion, cet engagement intégral », il est entré en religion. Il a maintenant dit non au communisme parce qu’il estimait que celui-ci, « surgi des plus profondes contradictions de la vie moderne, les reproduisait toutes dans son sein ». Il a dit non aux « inexorables formes historiques » devant lesquelles il aurait dû continuer à s’incliner, parce qu’il pensait qu’il s’agissait d’une « nouvelle image de l’inhumaine réalité contre laquelle il s’était révolté en se déclarant socialiste ». Il n’a pas voulu oublier les motifs de la lutte et de la révolte, mieux : les nier — pour assurer un succès qu’il sentait faussé d’avance…

Voilà comment on devient hérétique ; comment, aussi, on assure la survie des vraies Églises, qui sont invisibles et défient le temps.


Ignazio Silone : Fontamara, Le Pain et le Vin, Le Grain sous la neige (Grasset. Traduit par J.-P. Samson). Et il se cacha… (Charlot). Traduction de l’article de Communità dans le recueil collectif. Le Dieu des ténèbres (Calmann-Lévy). Voir aussi dans le numéro de juillet des Temps Modernes les textes concernant la polémique avec Palmiro Togliatti, à l’occasion de l’article de Communità.

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