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Amère victoire de la « French Theory »

Le site Rue89 a publié le 19 avril 2013 ma tribune que je présente ici sous sa forme initiale et intégrale.


Que les déclinistes soucieux du rayonnement intellectuel français se rassurent. Sa production s’exporte toujours, y compris dans ses anciennes colonies. Certains représentants de la French Theory en sont d’ailleurs originaires comme Jacques Derrida à qui un colloque fut consacré à la Bibliothèque nationale d’Algérie en 2006.

De nombreuses initiatives, liées à la commémoration de l’indépendance algérienne, ont permis de constater la vitalité des échanges, débats et malentendus autour de figures – tel Albert Camus – ou problématiques – comme la libération. On sait avec Pierre Bourdieu que les textes circulent sans leur contexte, ce qui peut donner lieu à un décalage structural, sans parler du nationalisme des intellectuels [2] .

La peste brune

L’internationalisme n’est pas la propriété exclusive du mouvement ouvrier ou de la pensée critique. Conservateurs et réactionnaires savent trouver un terrain d’entente. Les passeurs ne manquent pas. Ils profitent du laisser-faire pour diffuser leur contrefaçon dans un marché dominé par l’informel. Lorsque la mauvaise théorie chasse la bonne, les chauvins des deux rives se prennent par la main.

En l’espace d’une année, Belhaouari Benkhedda, écrivain et universitaire oranais, a publié une vingtaine de tribunes – dans des journaux comme El Watan ou Le Quotidien d’Oran –, parfois relayées par des sites de gauche. Ses références ne laissent pourtant aucun doute sur son ancrage idéologique. Ses auteurs de prédilection, bien français, sont Alain Soral – passé du stalinisme au lepénisme, ce qui ne gêne pas certains médias – et Pierre Hillard – dont il cite La Marche irrésistible du nouvel ordre mondial. Sans oublier Roger Garaudy ¬– dont on cautionne par ailleurs le négationnisme [3] –, Thierry Meyssan – dont le site alimente journalistes et universitaires [4] – ou encore Marion Sigaut.

Cette dernière, membre de l’association Egalité et réconciliation, a été invitée le 21 février par l’Université de Batna pour une conférence intitulée « L’Antihumanisme au siècle des Lumières : les valeurs de la révolution française ». Dans une vidéo publiée sur Youtube – où Dieudonné, depuis Alger, souhaite la bienvenue à Mme Sigaut –, un individu annonce l’objectif de la conférence : détruire les Lumières. Que nous sommes éloignés des appropriations indépendantistes de 1789 [5], du socialisme ou de la résistance.

Dans sa prose, Belhaouari Benkhedda mentionne quelques figures algériennes comme Lalla Fatma N’Soumer, l’Emir Abdelkader ou Messali Hadj – qu’il instrumentalise pour défendre les régimes iranien et syrien [6]. Mais l’origine de ses thèses se trouve chez cette extrême-droite française obsédée par les « complots », « mondialistes » et autres « sionistes ». Ce qui permet de discréditer les revendications berbère [7] ou écologiste [8], tout en entretenant la crispation religieuse [9].

Une double nuisance

Notre auteur cite ses sources en ligne : Fils de France [10], Mecanopolis [11] ou le Réseau Voltaire – Thierry Meyssan est d’ailleurs présenté comme « spécialiste en questions iraniennes et syriennes » [12]. Il promeut Comprendre l’Empire, dernier essai d’un Soral devenu « sociologue » – Abdelmalek Sayad peut se retourner dans sa tombe ! Il dénonce une discrimination : l’ouvrage de son maître à penser, véritable « apologie du producteur sédentaire » [13], n’est pas publié en Algérie, contrairement à celui de Jacques Attali qui serait favorable aux « multinationales prédatrices nomades ».

Opposé au printemps arabe, son alter ego K. Bensalah lui préfère un printemps français dont les figures de proue seraient ces résistants « à la coalition de l’oligarchie bancaire et [du] sionisme organisé » [14], à savoir Alain Soral, Dieudonné – qui fait l’objet d’une couverture médiatique élogieuse à Alger [15] – et Salim Laïbi – ce dentiste marseillais, connu sous son pseudonyme Le Libre penseur, dénonce sur la toile francs-maçons, homosexuels et satanistes.

Dans son essai La Faillite du monde moderne – dont Le Quotidien d’Algérie s’est fait l’écho –, Salim Laïbi explique sa trajectoire. Il serait tombé en 2006 « dans le gouffre insondable de la conspiration » après avoir visionné une vidéo sur le 11 septembre 2001. De nombreuses lectures et des « milliers d’heures de visionnage » s’en seraient suivis. Il a ainsi « téléchargé tout ce qui se trouvait sur la toile, ayant un rapport avec les sociétés secrètes, les Illuminatis », etc.

Point de chute

On pourrait rapidement conclure que les connexions entre populistes réactionnaires des deux rives – dont Belhaouari Benkhedda n’est qu’un représentant visible – sont favorisées par une catastrophe spectaculaire (11 septembre 2001), une idéologie nauséabonde (antisémitisme) et les nouvelles technologies (internet). Mais cela conduirait à faire l’économie d’une réflexion sur ce que signifie cette dissémination et ce qu’elle révèle sur notre époque.

On se rappelle de la liste dite « antisioniste », conduite par Dieudonné et Alain Soral pour les élections européennes de 2009. Si son score s’est avéré moins important que la liste EuroPalestine, elle a toutefois dépassé l’extrême-gauche dans certaines localités de la banlieue parisienne. Mais le plus inquiétant réside dans la complaisance de certains journalistes algériens [16] avec cette mouvance au sein de laquelle figurait Ahmed Moualek, animateur du site La banlieue s’exprime, qui a suivi Dieudonné jusque chez Le Pen [17].

J’ai été confronté à ces problèmes, ici et là-bas, à l’occasion d’échanges privés, dans mon activité d’enseignant-chercheur et dans certaines sphères militantes. La sympathie, complaisance ou indifférence pour ce courant – à l’extrême-droite tant pour le travail que pour les valeurs – chez des personnes diplômées, relativement jeunes et plutôt de gauche doivent être prises au sérieux. Et le glissement opéré ces dernières années dans les discours parfois radicaux – de l’économie à la culture, de la classe à la race et de la nationalité à l’identité –, n’y est pas pour peu de choses.

A l’exception de quelques journalistes engagés, universitaires critiques, revues savantes, sites d’information ou organisations anti-autoritaires, rares sont ceux qui analysent la résurgence d’un phénomène auquel furent confrontés les Méditerranéens au siècle dernier. Athènes n’est pourtant pas si éloignée d’Oran ou Marseille.

Pour revenir au XXe siècle

L’alliance franco-algérienne des contre-révolutionnaires n’a rien d’inédit ou de spécifique, pas plus que la dérive du communisme au fascisme. On connaît certainement le parcours de Jacques Doriot, maire de Saint-Denis et fondateur du Parti populaire français (PPF) qui sombra dans la collaboration. On ignore probablement celui de Foudil Larabi qui rejoignit le PPF en 1938, après un passage chez les indépendantistes du Parti du peuple algérien (PPA), ces alliés déçus du Front populaire.

Ecartant les calomnies staliniennes qui assimilaient le PPA au PPF, Pascal Blanchard parle de perméabilité plutôt que de collusion entre les mouvements [18] – des éléments pouvaient partager l’attrait pour l’autoritarisme, l’antisémitisme et l’anticommunisme. Avec le Comité d’action révolutionnaire nord-africain, certains Algériens comme Rachid Amara tentèrent de s’allier aux totalitaires, quand d’autres s’engagèrent dans les troupes nazies comme Mohammedi Saïd ¬– à qui un hommage fut rendu l’an dernier à Tizi-Ouzou [19].

Parmi les agents qui facilitèrent cette perméabilité entre nationalistes arabo-musulmans et totalitaires européens, on trouve Chekib Arslan, qualifié de « panislamiste intégriste » [20] par Gilbert Achcar. Avec La Nation arabe, sa revue éditée à Genève, il chercha à influencer les dirigeants maghrébins malgré l’expansionnisme de ses bailleurs de fond. Arslan était un lecteur assidu de L’Action française de Charles Maurras.

Mais les Algériens ne s’engagèrent pas en masse du côté totalitaire, malgré la propagande nazie [21]. Comme le rapporte Daniel Guérin, à l’occasion de l’émeute fasciste du 6 février 1934, Messali Hadj, dirigeant de l’Etoile nord-africaine, offrit son soutien aux socialistes parisiens pour contrer l’influence des ligues sur les travailleurs émigrés [22]. On peut aussi évoquer l’anarchiste Mohamed Saïl qui s’engagea dans la colonne Durruti contre Franco et rappeler que le premier président de la république algérienne, Ahmed Ben Bella, s’était illustré lors de la bataille de Monte Cassino.

Révolutionnaires sans adresse ?

Cette alliance du nouveau siècle est un défi pour qui se réclame de la liberté et de l’égalité. Ses succès seront favorisés par chaque renoncement des gauches intellectuelle, politique ou syndicale. Le centre de gravité du débat politique s’est déporté vers la droite, ouvrant des perspectives aux confusionnistes qui pourront dans le même mouvement citer Jean-Claude Michéa [23] et alimenter les amalgames les plus douteux [24]. Il y a tant à critiquer, construire et transformer. Partout des révolutions mais nulle part des révolutionnaires…

Dans un contexte d’extraversion, l’Algérie demeure perméable aux pires thèses élaborées en France. Mais l’ancienne « Mecque des révolutionnaires » a-t-elle vocation à devenir le temple des réactionnaires ? La guerre civile a certes préparé le terrain pour les conspirationnistes de tous bords.

La « main de l’étranger », qui fait partie de la rhétorique gouvernementale, est désormais brandie par d’anciens opposants qui stigmatisent les protestations autonomes [25] ou associent le printemps arabe à une « ingérence externe » [26]. Fort heureusement, il demeure des initiatives qui tentent de tracer des perspectives [27]sans céder à la régression ou à l’obscurantisme. Si les passerelles cèdent ou n’existent plus, alors il faudra les réinventer.

Quand les professionnels de la politique deviennent risibles, les amuseurs sont pris au sérieux. Quand les intellectuels médiatisés sont méprisables, les prolétaroïdes apparaissent lisibles. Quand on précarise les journalistes de vocation, les propagandistes prospèrent.

Il n’y a pourtant rien d’inéluctable. A la décomposition peut répondre la recomposition dans le refus de l’exploitation et la recherche de l’émancipation. Le monde ne doit-il pas changer de base ? La Bibliothèque nationale de France consacre une exposition à Guy Debord. C’est peut-être l’occasion de redécouvrir « l’Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les pays » [28]. On a rarement été aussi radical depuis 1965.


Notes

[1] Je tiens à remercier Raphaël Kempf et Thomas Serres pour leurs remarques sur une première version de ce texte.

[2] Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 145, 2002/5.

[3] Hamid Tahri, « Roger Garaudy, le philosophe communiste devenu musulman », El Watan, 21 juin 2012.

[4] Chems Eddine Chitour, « Kerry-Lavrov. Les Sykes Picot du XXIe siècle », L’Expression, 28 février 2013.

[5] Benjamin Stora, « L’Effet ‘89’ dans les milieux immigrés algériens en France (1920-1960) », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, Vol. 52, 1989.

[6] B. Benkhedda, « Le message de Messali Hadj aux Palestiniens », Le Quotidien d’Oran, 29 novembre 2012.

[7] B. Benkhedda, « Quand les mondialistes tentent d’instrumentaliser l’amazighité », El Watan, 17 mai 2012.

[8] B. Benkhedda, « L’écologie au service des mondialistes », Le Quotidien d’Oran, 17 juin 2012.

[9] B. Benkhedda, « Le film anti-islam », Le Quotidien d’Oran, 17 septembre 2012.

[10] B. Benkhedda, « Le Moyen-Orient vu par Hugo Chavez », Le Quotidien d’Oran, 16 août 2012.

[11] B. Benkhedda, « Le mondialisme en guerre contre le nationalisme », Le Quotidien d’Oran, 30 août 2012.

[12] B. Benkhedda, « Quel avenir pour le Moyen-Orient en 2013 », Le Quotidien d’Oran, 29 décembre 2012.

[13] B. Benkhedda, « Le monde du tittytainment et de Jacques Attali », Le Soir d’Algérie, 31 mai 2012.

[14] K. Bensalah, « La France que nous cachent les médias », Le Soir d’Algérie, 27 juin 2012.

[15] Sara Kharfi, « Délires dieudonnesques. Dieudonné présente son spectacle, ‘Foxtrot’, à Alger », Liberté, 16 février 2013.

[16] Omar Berbiche, « Procès en sorcellerie », El Watan, 10 mai 2009.

[17] Christophe Forcari, « Ahmed Moualek suit Dieudonné jusque chez Le Pen », Libération, 15 décembre 2006.

[18] Pascal Blanchard, « La vocation fasciste de l’Algérie coloniale dans les années 1930 », in. Nicolas Bancel, Daniel Denis et Youssef Fates (dir.), De l’Indochine à l’Algérie, Paris, La Découverte, 2003.

[19] « Cinquantenaire : Hommage au colonel Mohammedi Said, dit Si Nacer », El Moudjahid, 21 juillet 2012.

[20] Gilbert Achcar, Les Arabes et la Shoah, La guerre israélo-arabe des récits, Arles, Sinbad-Actes Sud, 2009.

[21] Charles-Robert Ageron, « Les populations du Maghreb face à la propagande allemande pendant la Deuxième Guerre mondiale », Revue d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale, n°114, avril 1979.

[22] Daniel Guérin, Ci-gît le colonialisme. Algérie, Inde, Indochine, Madagascar, Maroc, Palestine, Polynésie, Tunisie, Paris. Témoignage militant, La Haye, Mouton, 1973.

[23] B. Benkhedda, « Le monde qui se prépare sous nos yeux », El Watan, 16 septembre 2012.

[24] B. Benkhedda, « Et si c’était vrai ? », Le Quotidien d’Oran, 19 juillet 2012.

[25] « Louiza Hanoune accuse les chômeurs », Réflexion, 11 mars 2013.

[26] « Louisa Hanoune, secrétaire générale du Parti des travailleurs : ‘Bouteflika a été poignardé par la majorité parlementaire’ », entretien réalisé par Mohamed Abdoun, Le Courrier d’Algérie, 6 février 2013.

[27] Hocine Belalloufi, La Démocratie en Algérie : réforme ou révolution ?, Alger, APIC-Lazhari Labter, 2012.

[28] Internationale situationniste, n°10, mars 1966.

Une réponse sur « Amère victoire de la « French Theory » »

Bonjour, bravo et merci de nous tenir informés des dangers qui rodent autours de la liberté. Dalila

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