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Gérard Gilles : Révolution économique, révolution érotique

Article de Gérard Gilles paru dans Recherches libertaires, n° 2, février 1967, p. 1-8

1 – L’EROTISME DE GEORGES BATAILLE.

« Toute révolte est sexuelle » (André Breton).
Toute sexualité est révolutionnaire.

Dans le premier article de cette série consacrée à la sexologie politique (1), j’ai tenté de montrer, à travers deux auteurs contemporains, l’échec d’un essai de synthèse entre psychanalyse et marxisme. Cet échec était nécessaire avec la méthode employée par les auteurs, méthode consistant à prendre, comme point de départ, psychanalyse et marxisme comme systèmes constitués en anthropologie totalitaire, chaque système se suffisant à lui-même et excluant l’autre. André Breton traitait la métapsychologie de Freud de métaphysique. On pourrait en dire autant du marxisme tel que le conçoivent les marxistes contemporains. Les tentatives de Marcuse et d’O. Brown ne sortent pas de la « métaphysique » et visent à constituer des systèmes hybrides tout aussi irréalistes que ceux dont ils sont issus.

Pour éviter semblable échec, une seule méthode est possible : partir, non de systèmes à prétention anthropologique, mais des phénomènes économiques et érotiques tels qu’ils sont décrits par les sciences empiriques et vécus par les individus et les sociétés existants. C’est à partir de ce retour aux phénomènes réels, concrets, connus et vécus, que pourra se développer une critique débouchant sur une praxis réaliste.

Un auteur, qui n’était d’ailleurs, ni psychanalyste, ni économiste, encore moins sociologue, Georges Bataille, nous donne, dans son ouvrage (édité en collection 10/18, d’une part, et chez J. J. Pauvert, d’autre part) intitulé « l’Erotisme », un bel exemple des résultats de pareille méthode.

« L’Erotisme », de Georges Bataille, c’est une méditation sur la sexualité humaine vécue par l’un des meilleurs écrivains érotiques de notre époque et appuyée de solides connaissances scientifiques, historiques, préhistoriques, psychanalytiques, ethnologiques, et une très sure méthode phénoménologique.

Pour Georges Bataille, le phénomène primitif qui distingue radicalement l’homme de l’animal, est le travail. Le travail introduit au sein de la sexualité et de la mort une fait’ irréductible qui se manifeste par l’instauration d’une dialectique de la régression et de la transgression.

Le préhistoire nous apporte deux certitudes : à ses origines, l’homme a inventé le travail et l’ensevelissement des morts, première trace matérielle d’un culte entourant la mort.

L’homme travaille, c’est-à-dire produit des outils qui lui serviront à produire des subsistances et il organise l’environnement naturel pour forcer celui-ci à produire ce dont il a besoin, alors que l’animal se contente de s’emparer des proies ou de manger les produits qui se trouvent à sa portée. Avec le travail humain, industrie et agriculture, apparaît l’organisation, la production consciente des subsistances, production nécessitant la fabrication préalable des outils, la préparation du sol, en un mot la réalisation des moyens de production. Il va s’instituer, entre les hommes, des rapports de production, lesquels vont conditionner l’existence des individus et des groupes humains. L’organisation du travail impose des règles rationnelles. Bataille appelle le monde du travail le monde de la raison.

Mais, ni la nature, ni l’humanité, ne peuvent se réduire à des êtres de raison et il subsiste en l’homme un fond d’irrationalité, de pulsions violentes, ce que Freud appela le ça, les pulsions sexuelles et les instincts de mort. Nous voyons donc se constituer une première opposition entre la rationalité du travail au service des instincts de conservation (le travail produit des subsistances nécessaires à la continuation de la vie des individus et des groupes) et le violence irrationnelle des pulsions qui demandent satisfaction immédiate. En termes freudiens, nous voyons l’opposition entre le principe de plaisir-déplaisir et le principe de réalité.

La satisfaction immédiate des désirs rendrait tout travail impossible, mais le travail permet une satisfaction différée. A la production, succède la consommation. Nous voyons s’établir la dialectique répression-transgression comme tentative de conciliation de la doubla nécessité de produire et de jouir.

Il devient clair, ainsi, que l’objet des interdits est la violence qui désorganiserait le travail. Le forme concrète que prendraient les interdits dans chaque groupe social variant avec les structures de ces groupes.

Après avoir démonté ce mécanisme, notre auteur aborde le problème de la mort.

L’homme travailleur, organisateur de la rationalité de son monde, se heurte inévitablement à une limite qui est la mort. Dans le monde organisé en vue de l’existence humaine, la mort apparaît comme l’absolu scandale. L’irruption soudaine de la violence incontrôlable dans le monde de l’ordre. L’existence du cadavre témoignant de la mort, l’horreur qu’inspire la mort est vécue comme l’horreur du cadavre, signe de la mort, cette qualité de signe de la mort faisant du cadavre un objet fondamentalement différent de tout autre objet et les cérémonies entourant le cadavre ont pour but la conjuration de la violence présente signifiée par le mort.

En face de la mort, irruption de la violence irrationnelle dans le monde rationnel du travail, seule une pensée s’opposant à la pensée rationnelle du travail convient : la pensée religieuse, irrationnelle, mythique et symbolique.

Dans cette pensée, la mort a pour cause le meurtre, d’où liaison entre l’horreur de la mort, signe de violence et de meurtre, et l’interdit du meurtre, forme de l’interdit de la violence.

De même, le sexualité apparaît comme violence, d’une part, comme nous l’avons vu plus haut, au niveau de l’exigence instinctuelle et est liée intimement avec la mort sur un plan biologique, comme l’ont montré aussi bien les études sur les unicellulaires que la psychanalyse depuis Freud et Ferenczi.

Sexualité et mort sont donc frappées d’interdit dans les sociétés humaines fondées sur le travail. L’interdit, par la pression exercée sur les tendances profondes ainsi refoulées, entraîne une réaction des pulsions refoulées qui tendent à se libérer dans une violence qui brise l’interdit. L’interdit engendre la transgression. Les sociétés organisent cette transgression, nous l’avons vu, sur le modèle de l’activité économique comme succession dans le temps et limitation au sein des structures sociales, le désordre s’intégrant finalement dans l’ordre en le conservant.

La transgression s’organise sous forme d’un rituel dont les occasions sont codifiées et les limites parfaitement définies. La transgression garde un aspect ambigu ; elle lève l’interdit tout en le conservant, de même que l’interdit porte en lui la transgression.

On assiste ainsi la séparation du monde en deux domaines complémentaires, intégrés dans une structure générale d’une société. D’un côté, le domaine profane du travail productif d’où la violence est exclue, ce domaine profane appelant le domaine du sacré, domaine de l’interdit et de sa transgression. Les deux domaines s’articulent sur le modèle de la production-consommation. Production pendant laquelle règne l’interdit, consommation pendant laquelle le produit est consommé et l’interdit transgressé : la fête.

La transgression maintenant l’interdit soulève une nouvelle ambiguïté. L’acte interdit est alors permis ou même obligatoire, mais reste interdit violé d’où coupable. Finalement, la dialectique de l’interdit-transgression entraîne la culpabilité et l’angoisse.

J’ai rapidement résumé le noyau de la thèse de Bataille, qu’il développe ensuite à travers des exemples historiques : interdit de la mort transgressé dans le sacrifice, le duel, la vendetta, la guerre. Interdit de la sexualité transgressé dans le mariage, l’orgie rituelle, la prostitution, etc…

2 – AU-DELÀ DE G. BATAILLE. – « L’ABONDANCE ».

La liaison de la dialectique de l’interdit-transgression à la nécessité du travail, permet de comprendre l’évolution de la répression sexuelle et de ses conséquences à travers l’histoire des groupes humains.

Jusqu’à une époque récente, toutes les sociétés humaines étaient caractérisées par la rareté des produits, rareté expliquant la nécessité de consacrer la majeure partie de l’énergie humaine au travail. Cette rareté, avec ses conséquences, entraîne une frustration des besoins instinctuels réprimés. Pour échapper à cette situation conflictuelle, les hommes se sont engagés dans une évolution technique ayant pour finalité dernière la production de biens en abondance avec le minimum de travail et ont emprunté des techniques visant à produire plus, puis à produire plus avec moins de travail. Cet effort, poursuivi depuis l’apparition de l’homme, aboutit à un premier point remarquable de l’histoire économique en Europe du XVIII° et du XIX° siècles : la révolution industrielle.

Pour la première fois, le travail ne repose plus sur l’énergie mécanique des muscles humains ou animaux, mais sur l’utilisation de sources extérieures d’énergie : charbon, avec la machine à vapeur, puis d’autres sources avec l’électricité (énergie des fleuves, atomique, etc…).

Pendant cette phase de la révolution industrielle, le travail humain reste indispensable et même se dégrade. En effet, la classe capitaliste, propriétaire de l’appareil de production, a besoin, pour réaliser la croissance de cet appareil, que les techniques permettent, et que les structures sociales que cette classe a instaurées exigent (règle de croissance et concentration du capital baptisée expansion par les économistes bourgeois modernes), une nombreuse armée de travailleurs. En outre, les mécanismes d’accumulation du capital dans le système caractérisé par la triade salaire-prix-profit, exigent un asservissement de la vie économique à la nécessité du profit maximal, le prix étant limité par les nécessités de la concurrence entre les capitalistes. Le maintien des salaires au niveau le plus bas en découle logiquement, ainsi que l’utilisation de toute la force du travail du salarié (réduire la durée du travail obligerait à payer un plus grand nombre de travailleurs, donc à augmenter les coûts de production, le salaire minimal par tête de travailleur ne pouvant descendre au-dessous d’une certaine limite fixée par les besoins du travailleur qui doit se maintenir en état de travailler efficacement).

Le travailleur, en plus de la production, doit assurer la reproduction de le classe laborieuse, produire des enfants qui viendront augmenter les effectifs de l’armée du travail.

Par ailleurs, l’extension du capital entraîne des guerres pour conquérir des sources de matières (guerres coloniales), des marchés, ou ruiner la concurrence étrangère. Ces guerres consomment une grande quantité de jeunes gens.

La guerre, devenue un moyen au service du capital, va s’adapter au principe de rendement qui domine la production. Finies, les guerres « en dentelles » de l’ancien régime. On passe à la guerre d’extermination de l’ennemi. La guerre quitte le romaine sacré pour réintégrer le domaine profane de l’économie. Cela n’empêche pas les prêtres, ralliés au nouveau système malgré leur nostalgie de l’ancien, de bénir les armées, levant ainsi l’interdit du meurtre. La guerre, en dernière analyse, participe des deux domaines qui tendent à se fondre au prix d’une série infinie de nouvelles contradictions (dans cette lignée évolutive, on verra un jour les prêtres se mettre à travailler et se faire prêtres-ouvriers quand la confusion des deux domaines aura assez progressé, au XX° siècle).

Sur le plan sexuel, la classe capitaliste est obligée de renforcer l’interdit. Toute énergie humaine doit servir le capital. La répression atteint des sommets jamais approchés auparavant. Le capitalisme crée des idéologies, chrétiennes ou athées, réunies sous le nom de puritanisme en hommage à la plus fanatique d’entre elles. Le plaisir devient le seul pêché vraiment capital. Mais la nécessite de la production d’enfants s’insère dans la dialectique générale interdit-transgression. Le pêché sera permis et même recommandé à condition qu’il ait pour but la reproduction (j’exposerai, dans un article ultérieur, comment, chez l’homme, sexualité et reproduction ne sont pas absolument liées. Ici, considérons cette idée comme acquise).

La politique de répression sexuelle se double d’une politique nataliste et tout acte sexuel qui n’a pas pour but la reproduction (usage de contraceptifs, homosexualité…) est violemment réprimé (dans certains états américains, le coït extra vaginal, même entre époux, est puni de prison ; en France, il peut être un cas de divorce).

Les contradictions internes du système capitaliste entraînent des conséquences qui vont amener son écroulement. Les travailleurs, surexploités, réagissent et entrent en lutte contre la classe capitaliste. Cette lutte arrache des conquêtes partielles vite annulées par la réaction du capital. Les capitalistes, pour réduire toujours plus le coût de production, augmenter celle-ci et les profits, remplacent les travailleurs humains par des machines et encouragent les progrès techniques et scientifiques dans ce but.

Pour éliminer la concurrence, les capitaux se concentrent aux mains de monopoles. Enfin, les capitalistes vont se servir de l’Etat pour se protéger contre les revendications des travailleurs, contre les risques que leur fait courir le système libéral (nationalisation des entreprises en déficit mais nécessaires à l’économie, comme les chemins-de-fer, aides financières à l’expansion, avantages fiscaux, planification par les services de l’Etat, etc…) et mener les guerres impérialistes.

L’Etat au service du capital assure, par ses lois et son appareil policier, judiciaire et pénitentiaire, la répression, quand les tabous intrajectés par l’éducation dans l’âme des individus ne suffisent pas à contenir leurs pulsions.

Le système, malgré la violence de la lutte des classes, fonctionne plus ou moins bien jusqu’au début du XX° siècle où se place la deuxième révolution dans le domaine économique. Cette révolution, due à de nouveaux progrès techniques, en particulier l’automation, transforme l’appareil de production et l’amène à un niveau tel que la production continue à croître alors que le travail humain continue. On produit de plus en plus avec de moins en moins de travailleurs. Les travailleurs rendus inutiles par cette nouvelle étape de l’automatisation de la production, sont tout simplement éjectés de l’appareil économique et demeurent des chômeurs. Ceux-ci, ne recevant plus de salaires, ne peuvent plus acheter une production de plus en plus abondante que la capitaliste, lui, ne peut plus vendre – d’où le nom de « crise de surproduction » donné par les capitalistes à cette crise (2).

Si l’histoire obéissait à un certain déterminisme, conne le croient certains marxistes staliniens, cette crise aurait entraîné la fin du capitalisme. Hélas, grâce aux erreurs du mouvement ouvrier dominé par les staliniens et une social-démocratie trop occupée de cuisine électorale pour penser à la révolution, il en a résulté, d’une part, la main-mise par les fascistes sur la majeure partie de l’Europe, et, d’autre part, la deuxième guerre mondiale grâce à quoi la classe capitaliste a pu garder le pouvoir, liquider la révolution prolétarienne et organiser une structure néo-capitaliste qui dure encore à l’heure actuelle.

Actuellement, donc, nous vivons sous le régime dit néo-capitalisme, dernière forme prise par le capitalisme pour maintenir une structure dépassée. Ce système se caractérise par un maintien des structures fondamentale des échanges, le système salaire-prix-profit, la main-mise d’une minorité de capitalistes, financiers et l’Etat, sur l’appareil de production et l’exploitation du travail, et une conservation des structures de la société du travail dans les autres domaines, en particulier du système interdit-transgression dans le domaine qui nous occupe ici.

Pour pallier aux conséquences du progrès technique, le néo-capitalisme, c’est-à-dire le capitalisme et les technocrates (ou organisateurs) au service du capital et de l’Etat, tentent, avec plus ou moins de succès, de mener une politique de « plein emploi » (3). Il s’agit de fournir des occasions de travail à tous, le chômage étant contenu dans les limites définies par les technocrates. Cette politique se traduit en fait par la multiplications des postes de travail improductif, le travail devenant une fin en soi et non un moyen de produire. C’est ainsi qu’on voit grossir le secteur que C. Clark appelle tertiaire : bureaucratie monstrueusement hypertrophiée n’ayant d’autre activité que de s’administrer elle-même, comme l’a montré le sociologue humoriste Parkinson, armée, circuits de distribution démesurément allongés et complexes, appareil répressif (polices parallèles ou non), ces appareils suscitant à leur tour une bureaucratie.

Du travail est, de même, créé par des productions inutiles telles que les armements. Des produits utiles sont intentionnellement fabriqués de mauvaise qualité afin que leur usure rapide justifie leur reproduction accélérée. Des produits dont nul n’a besoin sont vendus uniquement grâce à une publicité obsédante. D’autres emplois sont créés par cette même publicité. Enfin, l’action des travailleurs ayant arraché à l’appareil capitaliste étatique quelques temps de loisirs, l’appareil s’est à organiser ces loisirs afin d’en tirer profit tandis que l’Etat organisait la répression contre les activités libres dont les loisirs auraient pu être l’occasion (plages organisées par les C.R.S., création du ministère de la culture, de la jeunesse, etc…).

Pour neutraliser les revendications des victimes, le système intègre leurs organisations : partis intégrés dans le stupide jeu électoral, intégration des syndicats à l’entreprise, etc…

La répression reste confiée à l’Etat qui monopolise l’éducation des enfants et les moyens d’action idéologique sur les masses : radio, T.V., presse, et le système répressif décrit plus haut.

Les progrès techniques pourraient libérer l’homme de la nécessité de travailler si le peu de travail humain qui reste encore nécessaire était également réparti entre tous, si étaient supprimés tous les emplois inutiles qui n’ont d’autre but que le maintien de structures héritées de la rareté et si ces mêmes structures ne freinaient pas les progrès libérateurs des sciences et des techniques.

Ce que seraient ces nouvelles structures, mes camarades et moi-même aurons l’occasion de dire dans cette revue. Il suffira de souligner ici que le changement doit être radical. Il ne suffit plus d’aménager le système, il faut le renverser, abolir le circuit d’échange salaire-prix-profit, la monnaie capitalisable, la propriété des moyens de production et l’Etat centralisé autoritaire au service du capital, liquider sa bureaucratie, ses armées et ses polices, en finir avec les actuels circuits de distribution.

A la place, nous proposons l’autogestion de l’appareil productif par les producteurs, la distribution des produits, – les produits abondants étant gratuits, les autres distribués en échange d’une monnaie de consommation incapitalisable, distribuée aux consommateurs en telle quantité que toute la production puisse être échangée contre elle, le prix des produits étant fonction de leur rareté, le consommateur choisissant librement grâce à cette monnaie de consommation.

Le travail productif doit être distribué également entre tous selon les capacités et les goûts de chacun, le travail improductif éliminé. Le temps libre ainsi dégagé étant consacré aux loisirs, c’est-à-dire à la libre activité des individus sans qu’aucun contrôle s’exerce sur cette activité.

Les progrès techniques libérant l’homme de la nécessité de travailler, une part de plus en plus grande de l’énergie qu’il consacre dans le système de la rareté à travailler pour produire, va se trouver libérée. Ceci entraîne, comme conséquence, que les interdits, qui avaient pour but de dériver vers le travail l’énergie sexuelle, n’ont plus de raison d’être. Avec la levée des interdits, disparaît le système interdit-transgression et la liberté se substitue à lui.

La sexualité se trouve ainsi libérée et, du même coup, désacralisée, redevenue naturelle comme toute activité du corps. Nous avons vu, avec G. Bataille, que l’interdit-transgression ayant pour objet la sexualité était lié au problème de la mort. Dans la mesure où nous désacralisons le phénomène sexuel, le mort doit se trouver du même coup désacralisée et replacée au rang de phénomène naturel. Elle redevient l’achèvement naturel d’une vie consacrée aux plaisirs ainsi que l’enseignait la philosophie hédoniste. La désacralisation de la mort et sa réintégration dans le domaine naturel supprime, en même temps, la nécessité de transgresser l’interdit lié à la mort, c’est-à-dire le meurtre, qui perd tout sens, n’a plus l’attrait maudit-sacré que lui conférait le système aboli. Il n’a alors plus besoin d’être et doit disparaître avec le culte des morts.

Eros et Thanatos, dissociés par le système travail-interdit-transgression, peuvent maintenant trouver une forme de conciliation chez l’individu libéré au sein d’une société libre, sans qu’il soit possible actuellement de dire quelle sera la forme précise d’existence qui permettra cette conciliation. Il appartiendra à chaque individu de la trouver au cours de la construction de soi-même, de même que chacun, au sein de toutes les expériences sexuelles possibles, devra trouver celles qui conviennent à sa nature et au choix de sa liberté.

Cette révolution économique et sexuelle, l’état actuel des sciences et des techniques la rend possible. Nous pouvons aujourd’hui, dans les pays industriellement avances, instaurer l’abondance et la liberté au prix d’une révolution qui jettera à bas, non seulement le capitalisme, mais toute l’économie de rareté et de travail, non seulement la culture occidentale, mais tout le système qui lui a permis de se développer, système fondé sur la répression.

Cette révolution possible, il nous reste à dire un mot des forces à mobiliser pour la faire. Ceux qui peuvent faire cette révolution ? Tous ceux que le système opprime. Les travailleurs, bien sûr, d’abord, dont le travail est exploité par les classes dominantes, ceux qui produisent pour les autres et, avec eux, tous ceux dont le travail inutile n’a d’autre but que la survie du système qui les condamne à un travail insensé, stérile et absurde. Ceux, aussi, qui sont les victimes privilégiées de la répression sexuelle. Les femmes, d’abord, que le système ravale au rang d’objet, machines à produire des enfants en série qu’elles doivent élever tant bien que mal en attendant de les voir absorber par la machine à exploiter l’homme ou finir sur les champs de batailles à l’âge de vingt ans pour la gloire du système. Tous ceux dont les goûts sexuels ne correspondent pas à ce qu’exige « la morale » et les « bonnes mœurs », les minoritaires érotiques, « fléaux sociaux », « pervers », et autres allergiques au coït vaginal et au mariage. Tous les jeunes, dont on exige l’abstinence à l’âge où leurs désirs sexuels sont les plus intenses, sans compter tous les insatisfaits qu’une propagande, baptisée « éducation morale », a réussi à entraîner vers le mariage contre leurs tendances réelles qu’ils ignorent eux-mêmes et qu’ils n’auront jamais pu satisfaire.

A tous ces hommes, à toutes ces femmes, il faut faire prendre conscience de leur oppression et des possibilités de leur libération. Cela est notre rôle de propagandiste de la révolution libertaire.


Dans cet article, parti d’une thèse d’un auteur érotique dont les écrits ont fait un « auteur maudit » dans le système de la répression, pro­longeant cette thèse vers des perspectives révolutionnaires, en peu de pages nous avons dû nous contenter d’un survol rapide de la question, res­ter schématique et abstrait, utiliser des concepts ambigus ou mal définis, tels ceux d’homme, de sexualité, de mort. C’est dire que cet écrit soulève nombre de questions, appelle des éclaircissements. Dans la suite de cette série, après cette abstraire synthèse, nous devons tenter un retour à l’existence concrète, examiner comment les règles du système sont intério­risées et conditionnent les individus et quelles possibilités restent ouverte de récupérer ces individus conditionnés le système, pour une re­prise en main de leur destin qui doit les mener, à travers une prise de conscience révolutionnaire, à l’action. La solution de ces problèmes fera l’objet des prochains articles de cette série.

Gérard GILLES
(T.A.C.)


(1) Mot formé sur le modèle « d’Économie Politique » correspondant à peu près à ce que les traducteurs de Reich appellent « Économie Sexuelle. »

(2) Phénomène étudié en son temps par le fondateur de l’Ecole Abondanciste, J. Duboin, et qui a inspiré les considérations présentes.

(3) Expression mise à la mode par l’économiste néo-capitaliste Keynes.

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