Article de Sancho paru dans Spartacus, n° 5, avril-mai 1977, p. 30
Me trouvant récemment attablé chez une très chère amie, animatrice de galerie d’art, au milieu d’une vingtaine d’artistes-peintres, sculpteurs, etc… — dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils montreraient les dents si l’on supposait un instant qu’ils ne sont pas dignes du qualificatif « avant-garde » — et de quelques « amateurs » cultivés, sinon milliardaires du moins aisés, je dus enregistrer avec étonnement, au moment où la conversation roula vers le thème du Centre Beaubourg-Pompidou, que j’étais le seul de mon avis. Pour tout avouer, j’étais le seul à contester radicalement la « chose » qui s’élève lentement au seuil des Halles. Étonnement, ai-je écrit, l’expression n’est pas exacte au fond. Ce qui m’étonna ce soir-là, ce n’est pas tant le fait que les artistes-convives aient défendu Beaubourg, mais qu’ils l’aient fait avec un acharnement qui ne laisse pas place à la méditation vaseuse. J’en entendis de toutes les couleurs, si je puis m’exprimer ainsi, et ceux qui font figures de « gauchistes » n’étaient pas les derniers à trouver de « bons » arguments pour justifier l’opération. On me rétorqua que « Beaubourg, somme toute, c’était pas si mal que ça, des tas de créateurs méconnus allaient enfin trouver une revanche », « que c’était un lieu où plein d’expériences seraient possibles, pour un grand public » et puis que « Beaubourg servirait quand la gauche aurait gagné ». J’avoue, je suis resté coi, jusqu’à la seconde où il me fallut bien enfoncer le couteau dans la plaie, balayer les balivernes, et replacer le parcellaire dans une vision globale.
Car, enfin, qu’incarne Beaubourg ? Né du rêve d’un président de la république, ex-professeur, épris de Poésie au point de commettre une « Anthologie » particulièrement gratinée du lyrisme français. Le Centre Pompidou visait ni plus ni moins à rappeler au monde que « Doulce France est Terre des Arts et des Lettres ».
C’était effectivement un beau projet, une splendide ambition pour un pays qui consacre 0,5 % de son budget à la « Culture ». Ce qui donne déjà à réfléchir. Or, Beaubourg, d’évidence, ne concerne pas le « citoyen de base ». Tel qu’il est conçu, tel qu’il est déjà « programmé » le centre sera un lieu de plus où, comme au Musée d’Art moderne, les soirs de vernissage de l’ARC, le « tout-Paris » littéraire, artistique pourra jouer des coudes, s’autoféliciter, causer très fort, le « Monde » sous le bras gauche et un carnet de rendez-vous dans la main droite, en attendant l’heure du scotch chez Lipp, aux Deux Magots ou au Flore. On va inaugurer avec une exposition incroyable de Marcel Duchamp. Moi, je crie « bravo » parce que j’ai réussi à connaître Duchamp, a comprendre son travail, à le situer dans la grande aventure permanente de la création des formes. Allez demander aux boutiquiers de la rue Rambuteau ce qu’ils pensent de Duchamp. Ils préfèrent les aventures télévisées de Mac Coy.
On pourrait ici pour la nième fois aligner des chiffres, répeter les sommes mirobolantes consacrées à ce projet, et qui n’ont pas été sans émouvoir Madame Françoise Girond, « une femme de tête » et de « pouvoir ». A quoi bon s’ingénier à calculer combien de crèches, de piscines, de maisons pour vieillards abandonnés, etc… auraient pu être bâties avec cet argent. Il y a là en effet quelque démagogie. A quoi bon ressasser aussi que l’Étranger participe hautement à la réalisation de ce « Temple » moderne. On risquerait de laisser entendre qu’on est ultra-patriote.
L’essentiel, il me semble, c’est que la réalisation de Beaubourg éclaire une fois de plus la fonction du créateur dans notre société, et par extension, de ce qu’il sied de nommer l’Intelligentsia, celle par exemple qui va déguster un pot-au-feu chez VGE.
Le créateur est devenu quelque chose comme la feuille de vigne qu’arbore unanimement les régimes afin de montrer que le commerce, la productivité, la vente d’armes aux tyrans de la planète, ne sont pas leurs seuls soucis.
Un « supplément d’âme » a toujours fait une belle queue de programme électoral. Et le Pouvoir du moment sait parfaitement que les « intellectuels » sont malades de pouvoir. L’intellectuel, de par sa situation historique, qui l’écarte des vrais centres de décision, nourrit la nostalgie d’exercer une influence, d’être reconnu comme un « guide », une « lumière ». Cela seul peut expliquer la facilité avec laquelle des « intellectuels » connus pour leur passion de la « contestation » des pouvoirs établis se mettent aussi facilement au service de ces pouvoirs, pénètrent dans les structures administratives afin de « gérer » la « misère collective ». L’artiste, élevé sur un piédestal, a pour fonction de procurer aux « politiques » une « weltanschauung », une « théorie » mais encore de faire oublier que le droit à la créativité et au titre de créateur est un droit qui appartient à chaque individu. Depuis qu’elle a pris en main l’Université, les médias ou du moins une frange de ceux-ci, l’Intelligentsia moderne « bloque » par sa pratique l’instinctive poussée des individus vers la plus grande émancipation. Déjà, à l’aube du siècle, un philosophe anarchiste russe, qu’on devrait canoniser, proclamait à peu près que « la nouvelle classe », l’Intelligentsia, « serait la plus féroce ennemie du Peuple ». A priori cela semble ridicule, d’autant qu’une bonne part de cette intelligentsia revendique une pensée « gauchiste », « ultra-gauche », et affiche une « haine du capitalisme » bruyante. Mais cela n’empêche pas que le loup ne s’éveille point agneau et qu’il reste loup. Et que Beaubourg ne signifie rien d’ autre qu’un avatar de la culture « réintégrée » dans le circuit de la marchandise, de la « représentation », du Capital.
Ce siècle a vu naître des mouvements « artistiques » et « littéraires » qui, d’évidence, préfiguraient un futur possible, un futur révolutionnaire. A cause des idées véhiculées au départ. Constructivisme, Futurisme, Surréalisme, et autres « ismes » ont signifié, un moment, la rupture avec l’ idéologie dominante. Mais ils furent très vite ramenés au bercail de la « consommation bourgeoise ». Le futurisme a sombré dans le fascisme, le surréalisme a pataugé dans les mondanités… La « terreur » exercée par des minorités agissantes s’est ainsi perpétuée jusqu’à nos jours, de Sartre à Sollers, de Malraux à Macciocchi, d’Aragon à Jean-Edern Hallier et Régis Debray.
« Terreur » commenteront certains la bouche en cœur, « vous plaisantez ». On ne plaisante pas. Les « héritiers » demeurent les « héritiers » en dépit de leurs flots de paroles, de leurs signatures au bas de cent appels, manifestes. En son temps, « l’Internationale Situationniste » a procédé à une « autopsie » de l’Intelligentsia qui, j’en reste convaincu, n’a pas été dépassée jusqu’à ce jour. On ne s’est jamais bousculé pour la divulguer du haut des chaires et derrière les zincs des bars du 6ème arrondissement. C’est forcément qu’elle gêne, puisqu’elle remet à sa place « l’intellectuel », floué ou complice, victime de l’Ordre ou « porte-voix » de celui-ci, « pitre » ou « martyr ».
« Faut-il aller, ne pas aller à Beaubourg » s’interrogeaient les convives-artistes de l’autre soir. « Faut-il ne plus peindre, ne plus écrire puisque de toute façon… ». Je ne crois pas du tout que le débat réel se situe là. Ce qui importe, c’est de tuer par tous les moyens « la fonction » octroyée par le Pouvoir à l’Artiste, en dépit du jugement de celui-ci. C’est de répandre le besoin de créativité chez les individus et d’agir en sorte qu’ils passent de l’idée à l’acte. C’est d’inventer a partir de rapport de chacun et de tous, une expression libertaire diffusée à partir d’un « lieu » qui ne soit plus colonisé directement par le Système. C’est de n’être point un « Artiste » ayant quelque intérêt pour la révolution, mais un révolutionnaire qui, par ailleurs, « crée », et crée à partir de sa rage contre les limites, l’asservissement quotidien et total, l’esclavage « habillé de neuf ».
Cette « grande œuvre », l’intelligentsia en tant que telle, au sort inéluctablement lié au Pouvoir du moment, et à toutes les formes de Pouvoir, n’est pas qualifiée pour la réaliser. C’est hors d’elle, et sans doute contre elle, que l’énergie de la « vie vraie » se joue, aujourd’hui comme hier.
Sancho.