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Alfred Kurella : La république des soviets en Bavière

Article d’Alfred Kurella alias Victor Roebig, paru dans L’Internationale communiste, n° 2, 1er juin 1919, p. 201-206

Alfred Kurella en novembre 1966 (source)

Si l’on veut étudier les possibilités de développement de la « République des Soviets », proclamée à Munich dans les premiers jours d’avril, la question qui surgira en premier lieu sera : « Comment sont organisés ces Soviets en Bavière » ? Car il est évident que la proclamation d’un gouvernement de Soviets dans la capitale d’un pays n’a de sens que s’il y a dans toutes les localités des organes qui peuvent assumer un tel changement de pouvoir dans tout le pays et qui le veulent. On ne peut éliminer une Diète, les députés, les districts électoraux et les électeurs que lorsqu’on peut mettre à leur place un Congrès d’hommes capables et valides et tout l’appareil dirigeant de conseillers des districts, de localités et d’agents actifs du pouvoir. Or, que voyons-nous en Bavière ?

Le premier essai d’établir un gouvernement des Soviets en Bavière eut lieu vers la fin de février, après l’assassinat d’Eisner, et les formes, sous lesquelles cet évènement se déroula, donnent une réponse très claire à la question que l’on vient de poser. Le Soviet révolutionnaire provisoire central, pris dans les premiers jours de l’émeute parmi les conseillers municipaux de Munich fortement radicalisés, convoqua immédiatement un Congrès des Conseillers ruraux de tout le pays, Congrès qui devait lui donner un mandat officiel et par là s’ériger lui-même comme la plus haute instance gouvernante du pays. Mais le Congrès convoqué s’abstint de cet acte d’autorité, se déclara « incompétent » (plutôt incapable) et rappela la Diète dissoute.

Les auteurs principaux de cette décision furent naturellement les socialistes du Kaiser, représentés au Congrès des conseillers. Cependant les considérations opportunistes sur lesquelles ils fondaient leur attitude, avaient d’autres bases que d’éloigner les partisans possibles de Scheidemann, Allemands du Nord, de la question d’une Assemblée nationale. Les vrais représentants de l’idéologie « démocratique » dans la démocratie socialiste bavaroise se trouvaient par là éliminés, ou ne fût-ce que momentanément éloignés (les ci-devant ministres Auer, Hoffman et Timm, par la division qui s’est produite dans la Diète des industriels de Munich, Franz Schmidt par sa tenue profondément compromettante au cours des dernières réunions du conseil des ouvriers de Munich). En principe, les membres restants du Congrès des conseillers, appartenant à sa majorité étaient presque unanimement d’accord sur l’établissement du système de Soviets comme organisation gouvernementale de l’État (et c’était le résultat de l’orientation — très lente mais toujours progressive — des masses ouvrières vers la gauche) ; ils n’étaient gênés pour une adhésion décisive que par des Considérations de politique réaliste (realpolitik) du point de vue de la structure spéciale, économique et sociale, de la Bavière ; considérations qui les poussaient à croire que l’établissement d’un gouvernement de Soviets était impraticable pour le pays. Cette opinion qui d’ailleurs a été partagée pendant longtemps par la plupart des membres du parti des « indépendants » bavarois — ne manque pas de raisons d’être positives. La Bavière est par excellence un pays d’agriculture et, à la différence des provinces agraires du Nord-Est de l’Allemagne, ce sont les paysans d’aisance moyenne qui y sont les propriétaires du sol. Les grandes propriétés, au service desquelles des journaliers, ou valets de ferme loués à l’année (comme en Prusse), doivent faire tous les travaux exigés par l’exploitation, sont aussi peu connues en Bavière que les misérables « lots minuscules » des pauvres paysans qu’on trouve ailleurs. En ce qui concerne l’industrie, par exemple nous voyons que Munich, la plus grande ville du pays, n’a que 6 ou 7 grandes entreprises industrielles, dont toutefois aucune n’approche ni en nombre d’ouvriers occupés, ni en rendement, la moins importante des grandes entreprises des régions industrielles de l’Allemagne du Nord. A cela vient s’ajouter encore le fait qu’à Munich les arrivées et les départs d’ouvriers industriels (venant des campagnes et partant pour y revenir) sont plus nombreuses que dans aucune autre ville de l’Allemagne, ce qui empêche la formation d’un prolétariat local stable. A peine si, sous ce rapport, on peut parler de Nuremberg, de Furth et d’Augsbourg, et peut être encore de quelques petites villes industrielles provinciales, qui auraient pu fournir une majorité tant soit peu marquante de prolétaires industriels. Du point de vue social ce fait indique avant tout que les contrastes de classes ne sont extérieurement que très faiblement prononcés dans ce pays, sont peu sensibles, et qu’il n’y a par conséquent pas de matière pour adopter une attitude belliqueuse immédiate. Ces réelles particularités de la structure économique et sociale de la Bavière doivent certainement être prises en considération et elles rendent la position des membres de la majorité bavaroise plus dangereuse que celle de leurs soutiens et amis du Nord de l’Allemagne, derrière la grimace opportuniste desquels se dressent les faits nus et incontestables de l’existence de masses souffrantes, affamées, du prolétariat des grandes villes et des misérables journaliers des campagnes.

Cependant le raisonnement des majoritaires bavarois est aussi faux et s’ils pouvaient penser, s’ils étaient ne fût-ce qu’un peu révolutionnaires, surtout s’ils avaient ne fût-ce qu’une faible idée du principe organisateur nouveau de la révolution sociale de notre époque — les Soviets — s’ils pouvaient comprendre ce principe, ils auraient dû s’apercevoir eux-mêmes qu’ils sont pour le moment dans l’erreur en raisonnant ainsi ! Parce que ce « faible relief » des contrastes de classe n’est (naturellement) qu’apparent, parce que la lutte des classes dans cette forme dissimulée est particulièrement dangereuse pour les ouvriers, parce que la victoire de la bourgeoisie parvient par là à s’ancrer dans les masses mêmes des opprimés et menace de s’y éterniser.

Ayant justement ces conditions en vue, le devoir des partisans de l’idée de la lutte des classes est de s’appliquer tout particulièrement à renforcer par tous les moyens de propagande dialectique et pratique la conscience de classe, à éveiller le désir de lutter pour le pouvoir et à créer par leur front de bataille dans les Soviets un moyen d’expression politique, ces Soviets devant être une organisation des couches prolétariennes de la population excluant absolument toutes les autres tendances.

Les majoritaires indécis du Congrès des conseillers auraient en raison s’ils avaient dit : « Nous sommes contre l’établissement immédiat d’une république des Soviets parce que nous n’avons pas de soviétistes qui pourraient lui servir de soutiens ». Parce que de fait, c’est le cas ; il n’y a encore jamais eu en Bavière de soviétistes, qui se soient rendus compte de leur vraie tâche : l’organisation des couches purement prolétariennes de la population pour les préparer à vouloir et à exécuter la conquête du pouvoir, et qui se soient conséquemment indépendamment groupés pour sauvegarder leur intransigeance. Après que quelques soviétistes révolutionnaires isolés, — et non des Conseils d’ouvriers et de soldats « élus selon l’usage » — aient su (dans les premiers jours de novembre) organiser en Bavière le mouvement révolutionnaire des masses et les aient concentrées, prêtant ainsi aide et secours au gouvernement Eisner pour arriver au pouvoir, leur exemple réveilla incontestablement partout la tendance, inconsciente encore, à former des Soviets d’après le modèle russe. Seulement, de ce « modèle russe » personne n’avait aucune idée et ces révolutionnaires tombèrent immédiatement dans la vieille ornière démocratique de représentation de « tous les intérêts ». Vers le milieu de décembre parût un décret, signé par le « socialiste d’Empire » Auer, ordonnant l’élection, « dans l’ordre usité », de tous les Soviets. L’ordre d’élection établi par ce décret annula complètement le caractère politique et militant des Soviets. A côté des représentant d’entreprises siégeaient les délégués des commerçants, des négociants et même des professeurs bourgeois qualifiés représentants « d’ouvriers instruits ». Les uniques éléments révolutionnaires dans les « Conseils municipaux » étaient les restes des Soviets d’ouvriers, qui avaient été nommés dans le commencement et qu’on n’avait pas pu en exclure. Il ne restait d’autre tâche à ces Soviets qu’un semblant de contrôle sur les organes du gouvernement des communes et des fonctions plus ou moins actives dans le domaine de l’industrie Dans le courant de cinq mois nulle part il n’y a eu de nouvelles élections pour les Soviets, dans lesquels naturellement siégeaient aussi la plupart des anciens employés d’entreprises industrielles et, dans les campagnes des employés des services communaux. Pendant que, par suite de la pression économique des masses et de la propagande éclairée du parti communiste allemand (qui gagnait lentement du terrain dans tout le pays), la conscience de leur force et le désir de lutter grandissaient chez les classes populaires, dans les Soviets tout intérêt pour n’importe quel travail s’évaporait à cause du manque de plan d’action politique et de précision sur leur compétence exécutive ; et bientôt les Soviets devinrent des parlotes, semblables aux anciens Parlements.

Il ne faut donc pas plus explications, pour faire comprendre que les représentants de tels Soviets ne pouvaient, malgré la meilleure volonté, se décider à s’ériger en gouvernement, c’est-à-dire à réaliser effectivement la dictature du prolétariat. On peut aussi mesurer la valeur de la première proclamation de la République Bavaroise des Soviets, en date du 7 avril, si l’on considère que les personnes mêmes qui décidaient, alors l’établissement du système des Soviets, quelques semaines à peine, auparavant se débattaient des pieds et des mains contre ce système. Comment se faisait-il ? Il est facile de le comprendre par ce qui suit : le Congrès des Soviets du mois de février s’était — pour des considérations opportunistes — prononcé pour le rappel des membres de la Diète, mais il avait été assez révolutionnaire pour confirmer une motion déclarant que cette Diète ne devait être convoquée que pour une courte période de temps, et que la tâche unique qui lui était assignée, consistait dans la confirmation d’un ministère présenté par le Congrès. Lorsque plus tard la Diète ne voulut pas donner son assentiment à cette mesure et, croyant que la faiblesse et le manque d’union des membres du Congrès l’empêcheraient de changer le ministère proposé, décida de siéger de son propre chef, les socialistes majoritaires du Congrès croyaient aussi que seule la République des Soviets pourrait sauver les « conquêtes de la révolution ». La réunion de la Diète fut empêchée et la république bavaroise des Soviets proclamée. Au point de vue formel cet acte était très important, surtout parce qu’on pouvait compter sur l’appui des Soviets de tout le pays, dont les représentants officiels avaient soutenu cette décision de leur autorité. Mais en réalisé cette décision était nulle. Les chefs du parti communiste à Munich le comprenaient bien et refusèrent leur concours pour cette raison. Mais ils s’aperçurent encore d’autre chose. Ils virent que, sous la pression de plus en plus forte du régime capitaliste désorganisé et détruit, un obstacle allait se dresser contre un arrêt dans le développement des Conseils sous la forme de la radicalisation toujours grandissante des masses populaires. C’est pourquoi ils purent se risquer à prononcer le mot d’ordre pour l’établissement d’un vrai système de Soviets gouvernants, c’est à dire pour la prise en mains de la totalité du pouvoir par le seul prolétariat. Il paraît qu’ils ont réussi à Munich, en éliminant ceux des conseillers, qui depuis longtemps n’étaient plus les représentants de la masse prolétarienne, à se mettre en rapport immédiat complet avec ces masses et par là à arriver à prendre réellement le pouvoir. Il était évident que cela ne pouvait avoir de succès dans tout le pays, après tout ce que nous avons dit plus haut, d’autant plus que l’organisation du parti communiste n’était pas encore suffisamment avancée pour — ce qu’elle aurait tout de même pu faire — remplacer où il le fallait les membres du Soviet manquants par des gens capables de travailler ce qu’elle aurait tout de même pu tenter. Nous le verrons probablement comme nous verrons le renversement de ces commencements pleins de promesses, par le gouvernement socialiste de Hoffmann, peut-être avec l’aide des « camarades » qui ont aussi, le 7 avril, voté pour le « gouvernement des Soviets ». Nous espérons que les communistes réussiront à sauver leur organisation et à la maintenir apte au travail, afin que les expériences des jours de lutte puissent être utilisées et que la possibilité nous reste de garder surtout les germes de l’avenir, dont le développement créera les Soviets.

Par une propagande infatigable, par l’établissement et la mise en évidence des points les plus importants du programme d’action pour toutes les couches prolétariennes et demi-prolétariennes de la population, par l’indication et l’explication des contrastes entre les classes sociales, par le développement de la combattivité, et finalement par la réorganisation des Soviets en des assemblées prolétariennes ayant conscience des injustices de classes, par les conquêtes des communistes — par tous ces moyens préparer si bien le moment de la prise en mains du pouvoir qu’aucune force au monde ne puisse plus s’opposer à la prépondérance organisée des classes opprimées, telle est la tâche qui nous reste et qui mènera la Bavière aussi — malgré les particularités de sa « structure économique et sociale » — vers le but désiré.

Victor ROEBIG.

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