Article de Cécile Michaud paru dans La Révolution prolétarienne, 33e année, n° 386, nouvelle série n° 85, juillet-août 1954, p. 30
Pierre Emmanuel est un de ceux qui, pour le public cultivé, le public progressiste en particulier, a le rare mérite – et, à ses propres yeux, le radieux l’irresponsable avantage – d’être poète. Qui plus est, à une époque qui se vautre dans le quotidien, le pratique, le matériel, Emmanuel paraît comme l’un des plus flamboyants survivants de la poésie inspirée, comme l’extatique possédé, le torturé en quête de la foi capable d’abreuver son ardeur. Emmanuel, c’est – à la trace de Bloy ou de Bernanos (il s’en rend compte et s’y complaît) – le mystique exorbitant.
« L’Ouvrier de la onzième heure » (1), n’est pas à proprement parler un récit autobiographique, c’est bien plutôt la geste d’Emmanuel où, tantôt humble, tantôt fier et insolent, il s’exhibe ou se recherche, s’exalte ou s’analyse, torturé, excessif, innocent peut-être à travers un éboulis de mots gonflés d’humilité puis de blasphème, loyal et prêt à stigmatiser ses erreurs « passées », mais angoissé, glacé par le vide de sa solitude, et à ce point assoiffé du besoin de s’offrir à une foi, de se trouver en Dieu, à ce point attiré par les vertiges qu’il semble difficile de tenir ses déchirements pour le retour définitif à la sagesse.
Ce qui nous intéresse particulièrement dans cette introspection – à l’usage du public – c’est bien moins son propre personnage, au reste loin d’être arrivé au stade des bilans d’existence – que le portrait que nous y trouvons de l’intellectuel, tenté puis possédé par le messianisme communiste, et singulièrement de l’intellectuel chrétien. Nous ne nous attacherons ici qu’à ce que ce témoignage apporte comme contribution à la pénétration du phénomène de perversion qui conduit l’intellectuel à l’être pour qui « l’honneur humain est dans la pensée », de l’état de sensibilisation à la perception, puis à l’acceptation favorable et à l’adhésion aux séductions du communisme pour le précipiter – et avec quelle frénésie, quel zèle parfois – jusqu’à la phase active et agressive qui transforme le velléitaire, le coupable-en-puissance en prophète inspiré, en justicier inexorable, en zélateur frénétique de la foi nouvelle, – en réalité, tout bêtement, en propagandiste à la dévotion du parti communiste.
Le mérite d’Emmanuel, réside dans la candeur, l’orgueil, « le prurit de vanité », intellectuelle cette fois, qui l’a amené à étaler sous nos yeux tout le processus de distorsion morale et spirituelle conduisant l’homme de cœur, l’honnête homme à passer de l’état de conscience alertée à l’état d’inconscience active.
C’est à la veille de la guerre, mais surtout pendant l’occupation – « La défaite fit plus, note-t-il, pour les progrès du communisme en France qu’un quart de siècle d’activité du parti. Les patriotes détestaient Vichy, qui haïssait les communistes ; donc les patriotes louchaient vers l’U.R.S.S. » – qu’il prend ses premiers contacts avec le communisme ; c’est dans la « fraternelle atmosphère d’amour » qu’il trouve auprès de l’intelligenzia communiste – Aragon en tête, « avec qui tous les rapports sont possibles sauf celui d’égalité » – qu’il commence sa carrière de « poète de la résistance », de « poète armé, engagé », qui, à la libération devait l’amener (« J’y vis un juste effet de ma gloire ») à la présidence de la censure à Dieulefit, puis « au sommet de la hiérarchie civile dans le département », faisant du poète un personnage de cette nouvelle élite, au milieu de ces « jeunes » qui savaient ce qu’ils ne voulaient pas mais ignoraient ce qu’ils voulaient, de ce faux pouvoir populaire impuissant à rallier la masse de la population. »
Emmanuel qui ne connaît que confusément les théoriciens du communisme – « qui m’ennuyaient fort », avoue-t-il – se classe délibérément dans les rangs de l’extrême gauche, « de toutes les extrêmes gauches à la fois », raille-t-il, faisant de curieux amalgames, de paradoxaux rapprochements entre ses diverses réactions émotives : mauvaise conscience face aux ouvriers, humilité vis-à-vis des certitudes des intellectuels communistes, dégoût non conformiste devant la médiocrité de son milieu petit-bourgeois, aspirations vers un ordre supérieur, inflexible et autoritaire, et de ses conceptions, de ses mythes chrétiens, distordus, défigurés, accommodés au rythme de ses ambitions, de ses aspirations confuses et angoissées.
« Notre âme, dira-t-il , était un recueil d’images d’Epinal où dominait le rouge », « Images d’Epinal héritées, précisera-t-il ailleurs, de l’école primaire », d’une éducation où se mêlent des relents de guillotine et de Sainte Inquisition, qui lui permettront de humer voluptueusement l’horreur, de scruter les affres des accusés des cours martiales dont la « justice était un acte de foi », de vivre sereinement, pleinement dans cette confusion où le parti communiste se présentait comme « le parti des fusillés ».
Alors se déroule le processus d’envoûtement, d’accession, d’autant plus exaspérant et tentant pour le néophyte avide de se donner, de faire ses preuves, que le parti le tient à distance ;
« Le parti, note-t-il, c’est une société humaine tout ensemble différenciée et centralisée qui s’articule d’en haut par sa hiérarchie rigide et complexe, que le profane ne voit jamais qu’en aspect ».
C’est que, si le parti a besoin de compagnons de route comme Emmanuel, il se méfie de leurs inquiétudes, de leur personnalisme et ne fait que les utiliser sans les admettre en son sein. « Les communistes m’exhibaient comme catholique, comme le bon sauvage d’aujourd’hui ».
Et puis voilà qu’au faîte des honneurs, au terme de l’initiation, peut-être, mandaté en Europe Centrale en tant que chrétien de service « à des fins publicitaires en somme », aux abords du saint des saints, dans ces franges de l’Empire soviétique que constituent les démocraties populaires, Emmanuel suffoque, renâcle, et se prend à connaître le doute qui le conduira jusqu’au crime d’apostasie : il constate « l’énorme emprise totalitaire de la Russie » … et se rend compte qu’ « un pays gouverné par l’étranger – et non pas seulement soumis à des puissances étrangères, comme c’est le cas de toute nation de second ordre, sans en excepter la France – ne possède en propre ni institutions, ni civisme, ni culture, ni mœurs ». Il a vu, et la réalité a ébranlé la croyance, a déjoué le sortilège, il a perdu sa foi dans cet « Univers de remplacement » qu’était pour lui l’univers soviétique. De son voyage il est rentré glacé par les premiers stigmates de l’emprise policière qu’il a retrouvés dans les pays qu’il devait chanter, par la nudité de cette société de travailleurs « où le travail serait l’unique fin de l’existence … comme un servage qui serait en même temps une religion ».
Emmanuel, qui se piquait de signer tous les appels et manifestes – « autant de faux commis contre moi-même, puisque je n’habitais pas mon nom », rendu à sa solitude, va faire le bilan de son « dévoiement spirituel ». Il se retrouve abandonné de tous ses amis de la veille, sans « toit spirituel », replié dans « le vide laissé par ses convictions mortes ». C’est l’atroce moment que bien des militants – qui donnèrent plus en risques et en engagement – connurent quand ils ne purent plus supporter l’atroce escroquerie soviétique, le moment où il faut trancher une partie gangrenée de sa substance, revenir à l’humain, le moment où l’homme se retrouve, seul face à sa conscience d’individu, face à sa responsabilité sociale. « Pas un seul instant je n’avais cru au communisme, avoue-t-il, j’y avais seulement adhéré ». Désemparé par la zone de désapprobation qui l’isole de ses anciens amis, il est tenté d’atténuer ses réactions, torturé qu’il est par l’anathème qu’il rencontre autour de lui où « tout ce qui n’est pas communiste est réactionnaire ». « Le grand moyen de chantage des communistes sur les intellectuels comme moi, constate-t-il, c’est de les persuader qu’en se détachant du communisme, ils trahissent la cause du peuple ». Il constate enfin l’enflure de tout ce qui justifiait jusqu’ici son choix : résistance, gauchisme, amour de la liberté, amour de la patrie, alors qu’en fait « au cœur de mon pays, j’étais spirituellement apatride ». Par un examen des réalités, la Russie lui réapparaît « d’objet de vision » à « objet de raison ». Le maléfice est rompu.
Cécile MICHAUD.
(1) Pierre Emmanuel, « L’Ouvrier de la onzième heure ». Editions du Seuil.