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Le Moghrébin : Un an de révolte au Maroc

Article signé Le Moghrébin paru dans La Révolution prolétarienne, 23e année, No 387, Nouvelle série n° 86, septembre 1954, p. 1-2

En 51, après la première grande machination administrative visant à perdre le sultan Ben Youssef, j’écrivais à peu près : nous venons d’assister à un grand « fourbi de bureau arabe » ; il a foiré ; et c’est le sultan qui a gagné.

J’ajoutais : après cela on ne verra plus de fourbi de grande envergure. En cela je sous-estimais la capacité d’obstination dans l’erreur du personnel administratif colonial. Le fourbi a été repris en août 53. Selon une formule à peine modifiée. Il a été, cette fois, poussé jusqu’au bout. Il a réussi. Et c’est la France qui a perdu.

Et comment ! D’un pays parfaitement calme et qu’ils administraient sans difficulté politique véritable, les auteurs du fourbi ont fait un pays en révolution, où les violences s’enchaînent l’une l’autre et où se trouve sérieusement posée la question de la domination française.

LA SUD-AFRICANISATION DE L’AFRIQUE DU NORD !

La terrible agitation qui est née au Maroc français le jour de la déposition du sultan marque l’échec de toute une politique. La déposition du sultan, en effet, n’est qu’un élément de la politique qui fut celle de l’administration – et du Quai d’Orsay ! – depuis le limogeage du résident Erik Labonne, en 1947.

Cette politique part curieusement du même point que celle des Marocains « nationalistes ». Elle part de la reconnaissance du fait que le régime de « protectorat » est nécessairement transitoire. Si la promesse, en effet, incluse dans le traité de protectorat n’a pas été tenue après quarante ans (ou quatre-vingts, comme en Tunisie) il y a carence. Et si elle l’a été, elle n’a plus à l’être ! Le « protectorat » doit donc évoluer soit vers l’indépendance, comme ce fut le cas pour l’Egypte après la première guerre mondiale, soit vers l’annexion, comme ce fut le cas à Madagascar en 1896, lorsque les Français, ayant envoyé en exil la reine Ranavalo, élégamment appelée « Sa Majesté Peau de Boudin », réduisirent les indigènes, qui avaient cessé d’être « malgaches » sans devenir « français », à la condition de contribuables et de corvéables.

Devant cette situation, tandis que les nationalistes marocains se prononçaient pour une solution à l’égyptienne, la haute administration choisissait – sans le dire, bien sur, mais de façon nette – la solution malgache. Plus exactement, si l’on considère que les grands personnages de cette politique, le général Juin et le préfet Boniface, sont des Algériens, on peut penser que leur idéal était d’amener le Maroc à ce que l’Algérie fut pendant si longtemps, depuis l’exil d’Abd el Kader jusqu’en 1919 : un pays où les administrateurs français sont tout-puissants, et les administrés indigènes totalement privés de droits.

Dans les années 50, 53, on a aussi beaucoup entendu parler, dans les milieux « colons » du Maroc, d’une politique d’imitation de l’Union Sud-Africaine : constitution d’un Etat quasi indépendant, avec une caste « colon » toute-puissante et des indigènes en esclavage de fait. (Les colons n’auraient pas conçu cette idée délirante, si elle ne leur avait été inspirée de haut lieu.)

Voici quelques dates marquantes de la politique que nous venons de dire : 1950, expulsion du conseil de gouvernement, par le général Juin, des conseillers nationalistes ; 1952, interdiction du parti nationaliste, arrestation de ses membres et suppression de ses journaux ; prise d’assaut et fermeture définitive de la Maison des Syndicats ; suppression du drapeau marocain sur les bâtiments de Contrôle civil (il flottait depuis l’institution du protectorat, Lyautey tenant beaucoup à la coexistence des pavillons marocain et français) ; 1953, déposition du sultan.

ON N’ATTENDAIT PAS ÇA …

Or ce dernier coup fut l’occasion d’une immense surprise pour l’administration. Tous ses coups précédents ayant été acceptés non pas volontiers, mais de façon passive, l’administration comptait bien qu’il en irait de même cette fois-là. Au contraire, la réaction fut forte, rapide, massive.

Il ne s’agit pas seulement de la réaction politique, sous forme de terrorisme. Non, je veux parler de la réaction dans l’âme populaire profonde. Dès le coup porté, des légendes naquirent et se propagèrent avec rapidité. Par exemple le nouveau sultan, entrant après le coup de force, dans le palais vide, s’était trouvé en face d’un lion, lequel se mit à parler … Un des caïds qui avait joué un rôle actif dans l’action antisultanesque avait vu apparaître, étant rentré chez lui, trois hommes, qui ne pouvaient être que trois anges, puisqu’on ne les connait pas, et qui lui dirent : « Tu mourras dans l’année. » (Il n’est pas mort, mais il a eu une bombe dans sa voiture.) Enfin, la nuit même de la déposition, le sultan est apparu à son peuple dans la lune, alors en son plein. Les personnes que j’ai interrogées sur ce dernier point à Rabat, ou dans le bled, ou à Casa n’avaient pas vu elles-mêmes, mais elles connaissaient toutes des personnes qui avaient vu !

Il est bien évident que de semblables croyances populaires ne peuvent pas naître sans une profonde émotion. En vérité, le peuple marocain a été étonné et choqué.

Autre fait presque inimaginable : presque aussitôt après la déposition, les Marocains cessèrent d’aller à la mosquée, la prière devant être dite au nom du nouveau sultan. De même le pèlerinage à la Mecque a été, cette année, boycotté.

Quant à l’action proprement politique, l’action terroriste, elle a aussi dépassé les prévisions par sa rapidité, sa durée et l’impuissance de la répression … Quand je dis « action terroriste », je parle comme les journaux du Maroc, car ceux-ci appellent « terrorisme » tout ce que peuvent faire les Marocains pour marquer leur sentiment, même s’il s’agit d’actions systématiquement non violentes, comme la fermeture des boutiques, ou le boycott du tabac. Les boutiques fermées, la police les ouvre de force, en cassant le rideau de fer. (C’est même ainsi qu’a commencé la tuerie de Port-Lyautey.) Quant au tabac, qui est boycotté parce qu’il est une source importante de revenu pour le budget, voici une petite histoire, effarante mais vraie : un colon, près de Mazagan, apprend un soir que des gens sont venus conseiller à un buraliste voisin de cesser de vendre du tabac ; ces gens sont partis dans une 4 C.V. ; le colon se porte sur la route, arme au poing, tire sur une 4 C.V. qu’il croit, disent les journaux, être celle de ses « terroristes » … et tue un de ses amis, colon comme lui (1).

Ce qu’il y a de plus étonnant dans ce « terrorisme » marocain, vrai ou passif, c’est qu’il ait réussi à se développer dans une terrible atmosphère de répression. Tous les Marocains présumés nationalistes sont ou déportés, ou arrêtés. Mieux, tous les Marocains des villes, hommes, femmes et enfants sont aujourd’hui passés par les mains de la police, au cours de « ratissages » de quartiers entiers, avec fouille systématique des maisons … Cela n’empêche pas que la police ne trouve à peu près jamais les armes qu’elle cherche. Et lorsqu’un attentat a lieu en ville indigène, l’auteur n’est jamais arrêté. Seuls les témoins présumés sont arrêtés : pour « non-assistance », la notion déjà abusive de non-assistance à personne en danger étant transformée en non-assistance à la police.

Quelles sont les victimes du terrorisme proprement dit ? Il n’y a pas de règle. Les attentats sont de caractères divers, ce qui indique des inspirations différentes. Les attentats contre les trains et la célèbre bombe du marché central à Casablanca ont tué des gens ne faisant pas de politique. A Marrakech on vise plus précisément le haut personnel dirigeant : nouveau sultan, Glaoui, général Guillaume, général chef de région, contrôleurs civils. L’assassinat à Casablanca de M. Eyraud, journaliste (2) est unique en son genre. En fait ce sont des gens du petit peuple marocain qui forment la majorité des victimes : menus auxiliaires de l’administration française, petits mouchards bénévoles ou contraints, buralistes n’ayant pas respecté le boycott du tabac.

Ces attentats sont extrêmement fréquents. On disait, il y a quelques mois, « l’attentat quotidien ». Il y en a maintenant plusieurs par jour, dans la presse, sans parler de ceux dont on ne parle pas. Tout cela fait une salade dans laquelle il est bien difficile de distinguer ce qui est attentat terroriste, attentat contre-terroriste et faux attentat terroriste.

D’autre part, les délits de droit commun ont augmenté. C’est assez naturel ! Quand la police n’est occupée que de politique, les cambrioleurs sont à l’aise.

Tout cela fait que les Européens du Maroc ont perdu le sentiment de grande sécurité qui avait été le leur jusque fin 53. Comme tous les ans, ils sont partis nombreux pour la France, cet été. Mais il ne s’agit plus uniquement de vacances. Nombreux sont ceux qui profitent de l’occasion pour chercher un logement en France.

LA FRANCE N’A PAS DE POLITIQUE !

La situation de la France au Maroc est donc mauvaise.

Est-elle réparable ?

Certainement pas si l’on entend par la un retour à la situation d’avant la déposition du sultan.

La situation serait cependant susceptible de devenir moins mauvaise. Mais il faudrait de l’intelligence … Or c’est une denrée qui ne parait pas abonder.

Le gouvernement français a condamné la politique Juin-Guillaume. Il l’a condamnée clairement en limogeant Guillaume. Cependant, à la place de la politique condamnée, quelle politique a-t-il proposée ? Aucune. En sorte que c’est la politique condamnée qui continue !

On ne sortira pas de la situation sans réaliser premièrement que le général Guillaume a fait un cadeau magnifique au peuple marocain, Il lui a donné un objet de revendication simple et concret. La « démocratie », les « réformes », l’ « autonomie », tout cela était vague. Le retour de « notre roi légitime », les esprits les plus simples comprennent cela.

Seulement Mohamed V ne reviendra pas sans un considérable accroissement de prestige. Il ne pourra plus être question de transformer le « protectorat » en annexion de fait. Il ne pourra plus être question que d’une évolution « à l’égyptienne ». Alors se posera la question qui est au fond de tous les problèmes coloniaux français : la question de la coexistence d’une minorité française et d’une population indigène. La France n’a jamais résolu cette question. Partout où elle va, la minorité française domine, puis quand elle ne peut plus dominer, elle s’en va (Saint-Domingue, Syrie, Tonkin, Indes, la liste n’étant pas limitative).

Il y aurait pourtant mieux à faire !

Il y a lieu d’accorder la plus grande attention aux négociations qui vont s’ouvrir entre gouvernement français et nationalistes tunisiens. Ces négociations ont précisément pour objet la coexistence, sur un même territoire, d’un petit groupe français et d’un peuple indigène, sans qu’aucun des deux groupes opprime l’autre. S’il arrivait qu’une solution fut trouvée à ce problème, ce serait évidemment aussi important pour le Maroc dans quelques années que pour la Tunisie aujourd’hui.

Cependant, il n’y a pas lieu d’être trop optimiste sur ces négociations et de se laisser aller à l’euphorie que Mendès-France a voulu créer par son « choc psychologique ». D’une part la France, qui n’a pas intérêt à aller vite, fera trainer les négociations. D’autre part – et ceci est encore plus grave – la question ne parait pas avoir été étudiée sérieusement ni d’un côté ni de l’autre.

LE MOGHREBIN.


(1) Ce colon est un contre-terroriste, comme on dit maintenant, individuel. Il y a eu d’autres individuels parcourant la ville en auto, la nuit tombée, et tirant à la mitraillette sur ce qui leur paraissait marocain. Il y a encore du contre-terrorisme en groupes genre Ku-Klux-Klan, avec enlèvement à domicile de Marocains nationalistes. (L’un d’eux, enlevé comme il sortait de prison, a été trouve au bord d’un oued, une balle dans la nuque.) Il y a aussi l’incendie contre-terroriste : des quartiers indigènes flambent ; c’est facile, puisque dans leurs parties pauvres ils sont en bois.

(2) La Vigie marocaine, journal que dirigeait M. Eyraud, avait fortement excité la population française de Casa contre les Marocains, lors des évènements de novembre 52. Elle titrait par exemple, en caractères d’affiche : « Deux Européennes violées et égorgées ! » Le moment critique passe, elle reconnaissait en petits caractères, en page intérieure, que rien de semblable ne s’était passé.

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