Catégories
revues

Madeleine Rebérioux : 1000 pages pour mieux comprendre

Article de Madeleine Rebérioux paru dans Droit et Liberté, n° 265, septembre 1967

La revue Les Temps modernes vient de consacrer un numéro spécial, qui est une véritable somme, au conflit israélo-arabe. Ce numéro a été élaboré et imprimé avant la crise aigüe de mai-juin dernier. Madeleine Réberioux, maître-assistant à la Sorbonne, l’a passé au crible.


IL faut « comprendre » : c’est à peu de chose près ainsi que débute l’étude de R. J. Werblowsky, doyen de la Faculté des Humanités de l’Université Hébraïque de Jérusalem. Il est temps en effet. Et l’on regrette de ce point de vue que le numéro spécial des Temps Modernes, consacré au conflit israélo-arabe ne soit pas sorti en librairie avant la « guerre de six jours ». Non que ces mille pages, ces quarante-cinq articles, constituent une somme des causes du drame : je ne le pense pas et cet objectif ne pouvait sans doute pas être atteint. Mais l’affrontement « entre deux mouvements qui ont des aspirations contradictoires » y est évoqué historiquement et existentiellement avec une force que la structure même du volume – c’en est un – achève de mettre en évidence.

Il est fait de deux parties, que Jean-Paul Sartre et Claude Lanzmann ont voulu, sans d’ailleurs y parvenir, rendre à peu près égales : les « points de vue arabes » s’opposent sur 300 pages aux « points de vue israéliens » sur 600. Lanzmann s’en explique : « Les exposés israéliens sont généralement plus longs. » Soit. Sartre de son côté se justifie de ce corps deux fois monolithique : « Pas de face à face. Pas même de bagarre … Arabes et Israéliens n’ont consenti qu’à ce lien le plus extérieur de tous : la continuité. » Encore fallut-il, cette base admise, après trois réunions à Paris (communes, nous dit Lanzmann : excellent !) et la constitution de deux comités séparés, deux ans d’élaboration et de collecte des textes. On ne saurait, en tout état de cause, être trop reconnaissant à l’équipe des Temps Modernes et à ceux, Arabes et Israéliens, qui l’ont aidée à réaliser ce long « chef-d’œuvre ».

Un fait colonial ?

Hors blocs cependant, il n’y a pas seulement l’introduction des responsables de la revue, mais aussi 70 pages de Maxime Rodinson : historien et sociologue, rationaliste et marxiste, orientaliste, Rodinson a écrit là quelques-unes de ses meilleures pages. Son exposé de l’histoire de la formation d’Israël, toujours appuyé aux sources les plus sûres et les plus récentes, emporte la conviction. « Israël, fait colonial ? » à la question posée dans le titre la conclusion répond par l’affirmative et, en ce sens, Rodinson se range du côté des « arabes ». Serait-ce une raison pour le récuser ? Peut-être, si sa démonstration avait un caractère passionnel. Il n’en est rien : non seulement il nous fait part plus d’une fois, en note, de la modification récente de son point de vue sur telle question de détail, mais surtout la deuxième partie de son étude, qu’il a intitulée « Objections et restrictions » reprend l’une après l’autre et discute les critiques qu’il prévoit. Il est ainsi amené à s’expliquer davantage et à préciser d’une part son vocabulaire et de l’autre les conclusions qu’il tire de sa conclusion. Au plan du vocabulaire, il est clair que le « processus colonial » qui a caractérisé la formation d’Israël présente des caractères spécifiques, « comme beaucoup d’autres d’ailleurs » : quelle colonie revêt tous les traits d’une autre ? Il est clair aussi que le droit des Israéliens à continuer de vivre en Israël n’est pas mis en cause : « Toutes les nations dont nul ne nie les droits à être là où elles sont ont plus ou moins une origine coloniale … Seul le temps passé depuis l’usurpation varie. La conscience humaine accepte plus ou moins tard qu’il y ait prescription. L’histoire est remplie de faits accomplis. » D’où les suggestions finales de Rodinson : si l’on souhaite que les Arabes se résignent un jour à reconnaître Israël, corps colonial enfoncé dans leur chair, encore faut-il que des garanties et des compensations leur soient offertes. La leçon paraît plus adéquate encore après le 5 juin 1967 qu’au moment où Maxime Rodinson en élaborait les attendus.

Chacun répète autrui à sa manière

Que tirer des 600 pages du bloc israélien ? Qu’elles soient plus diversifiées que les études des Arabes est évident : la parole a été donnée à des Israéliens arabes (ils sont plus de 220 000), musulmans et catholiques, à un Druze aussi et non seulement à des juifs d’Israël. Parmi ces derniers le secrétaire du parti communiste, Meier Vilner (1) a eu la parole, ainsi que de nombreux militants des différentes tendances du Mapam et des experts en histoire religieuse et en économie. L’orientation des Temps Modernes a cependant eu pour résultat de limiter à l’extrême l’expression du MAPAI et du RAFI, des dirigeants de l’Histadrouth (syndicat) et des partisans de Moshe Dayan. L’Israélien le plus « à droite » de ce numéro est sans doute le Français Robert Misrahi. Les thèses les plus anti-arabes se trouvent ainsi gommées, ou du moins évoquées à l’état de tendances fâcheuses dont on oublie aisément le caractère majoritaire. Cependant, à l’exception de Meier Vilner et, dans une certaine mesure, du représentant unique à la Knesseth du « Mouvement des Forces nouvelles » (Haolam-Hazé), le brillant journaliste Uri Avneri, tous se rattachent au sionisme.

Il est évidemment impossible de résumer ces textes : qu’ils se répètent souvent ne change rien à l’affaire ; chacun répète autrui à sa manière ; la multiplicité même des accents nous met à l’aise nous autres occidentaux formes aux nuances dans le cadre d’un consensus général : comment ne pas noter d’ailleurs que, à l’exception de quelques sabras, seuls les juifs européens ont pris part à la rédaction de ce numéro (alors que plus de la moitié des habitants d’Israël viennent aujourd’hui des pays d’Orient). Ces remarques n’enlèvent rien à ce que le travail des Temps Modernes apporte à notre compréhension des sentiments et des thèses de la gauche israélienne, au plan des mentalités, au plan économique, à celui des solutions politiques.

« Je ne savais pas cela ! »

L’étude du doyen Werblowsky étonne qui vient, comme ce fut mon cas, de lire, juste avant, celle du rationaliste Rodinson. Ce qu’elle tente de nous restituer, c’est cette conscience qui « fait partie de l’histoire juive » d’un « lien entre le peuple juif et l’étroite bande côtière méditerranéenne connue sous le nom de Palestine ». Il s’agit à l’évidence d’un lien de caractère mystique, sans fondement rationnel, dont il resterait à montrer dans quelle mesure et à quel moment il s’est renforcé. Comprendre son existence n’est pas reconnaître sa validité. Mais l’ignorer c’est laisser échapper un élément essentiel de la conscience collective sioniste. Celle-ci a peut-être, au début tout au moins et en toute innocence, partagé l’étonnante illusion de Max Nordau (page 391) qui, entendant parler pour la première fois de l’existence d’une population arabe en Palestine, vint trouver Herzl et s’écria : « Je ne savais pas cela ; mais alors, nous commettons une injustice ! » Contrairement au slogan de Zangwill, la Palestine n’était pas une « terre sans peuple » …

A l’autre extrémité de ces pages, voici quelques données économiques : bien peu, mais utiles. Les raisons de coexister y apparaissent, plus fortes, parfois, que les haines des hommes : la Jordanie et Israël pompent en fait, aujourd’hui, des eaux du Jourdain, ce que prévoyait le projet de partage des eaux de 1955, dont en 1956, l’agression anglo-franco-israélienne assura l’échec. Le boycottage arabe d’Israël n’est pas seulement préjudiciable au produit national brut d’Israël (moins 9 %), il l’est aussi, quoique dans une plus faible mesure (moins 6 %) à celui des pays arabes. Chances pour la paix ?

Un premier geste

Le problème fondamental est pourtant politique. Si de nombreux Israéliens rejettent sur les Etats arabes la responsabilité du sort des Arabes qui ont fui Israël en 1948 (2), l’extrême-gauche met en accusation la politique de son gouvernement : c’est elle, écrit Simha Flapan, représentant du MAPAM à Paris, qui, en faisant de la minorité arabe en Israël une minorité frustrée, en refusant aux refugies le retour en Israël, en se rangeant, particulièrement pendant les dix dernières années, aux côtés des forces impérialistes (crise de Suez, soutien à l’OAS) (3), a empêché, dans une large mesure, le courant arabe favorable à la paix de se développer. Quant à Uri Avneri, ses thèses sont moins originales par l’adhésion à la théorie des « deux nations palestiniennes » que par son analyse historique du sionisme et surtout par l’affirmation que c’est à Israël de faire, en faveur des réfugiés, un geste unilatéral : ce pourrait être une des compensations suggérées par Maxime Rodinson.

Il reste qu’à l’exception de ces articles et de celui de Meier Vilner, la dimension internationale du conflit israélo-arabe n’apparaît guère dans le numéro des Temps Modernes. Je ne dis pas qu’elle soit toujours facile à mettre en lumière. Je ne nie pas davantage l’originalité du conflit : on ne fait certes pas progresser sa compréhension en considérant Israël comme une création purement artificielle de l’impérialisme anglo-saxon ; mais il me semble bien difficile de faire comme si la « situation coloniale » d’Israël et les choix politiques de son gouvernement ne le rangeaient pas dans un certain camp, bien difficile de dénier à l’impérialisme américain toute influence dans ce Moyen-Orient gorgé de pétrole et où grandissent, en Egypte et aujourd’hui en Syrie, des régimes de tendance anti-impérialiste.

Un transfert de responsabilité

Cette faiblesse est sensible également, quoiqu’à un moindre degré, dans la partie « arabe » du dossier. La politique des pays arabes y est bien évoquée dans ses relations avec les pays socialistes, l’URSS, la Chine, Cuba (cf. par exemple l’article du rédacteur en chef du journal égyptien Al Talia, Loufti El Kholi), mais d’une façon très générale, peu apte à faire comprendre les aspects syriens et même égyptiens de la crise récente autrement que comme la manifestation d’une conscience éternelle.

Ils sont aussi cela sans doute. Mais si les Palestiniens – les plus directement touchés il est vrai par la création d’un Etat qui leur a enlevé une partie de leur patrie – crient que « le corps et le cancer ne peuvent pas coexister » (p. 155), si une protestation fondamentale part de toutes les bouches, tunisiennes comprises, si les justifications économiques d’Israël (la terre appartient à qui la rend meilleure) sont accueillies comme une manifestation supplémentaire de colonialisme, ainsi que, il n’y a guère, celle des colons français de la Mitidja, on n’en est pas moins frappe par l’effort fait par la gauche arabe pour nous faire comprendre son refus. En ce sens le dialogue que l’on refuse de nouer avec Israël s’ouvre avec nous, Français.

Créer les conditions du dialogue

Trois tendances essentielles caractérisent ces pages. Historiquement d’abord, le sionisme y est défini comme une menace constante d’expansion : il est de fait qu’Israël se réclamant de « la loi du retour », entend appeler sur son sol les juifs du monde entier et que chaque crise au Moyen-Orient se traduit par une extension de son territoire. Sentimentalement, d’autre part, Abdallah Laroui, professeur à la Faculté de Rabat (4), et l’Egyptien Lotfallah Soliman exposent avec éclat comment « les camps nazis ont eu raison des droits des Arabes » : la création d’Israël et le soutien systématique à Israël leur apparaissent comme autant d’éléments du transfert de responsabilité des Européens coupables d’avoir laissé faire Auschwitz, Maïdeneck et Treblinka. N’ayant pu empêcher le massacre de 6 millions d’israélites, la gauche européenne, disent-ils, admet avec une certaine allégresse que les Arabes payent le prix de ses longues divisions et de sa relative impuissance. Or, écrit Soliman « en ce qui concerne les juifs, les Arabes, eux, n’ont rien à se faire pardonner … Pour nous ce sont des hommes comme les autres, qui peuvent être victimes ou bourreaux comme les autres » (p. 270).

D’où leur volonté – générale – de se laver de tout antisémitisme, de se distancer des accusations de génocide favorisées par les déclarations inadmissibles d’un Choukeïri dont on eut souhaité que les chefs d’Etat arabes se désolidarisent explicitement. Comment ne pas être attentif aux accents des Arabes que je viens de nommer, à ceux d’un Ali Elsamman, correspondant à Paris du journal égyptien Al Ahram, un de ceux par qui ce numéro fut possible : le même homme qui intitule son article « Pourquoi le non au dialogue », l’achève en s’écriant : « Les assassins sionistes de Deir Yassin (5) ne se trouvaient certainement pas parmi les héros de Treblinka » et, s’il condamne sans concession « ce sionisme qui sépare l’Arabe du Juif », il n’en explique pas moins que « mettre en cause le statu quo ne signifie pas jeter les juifs à la mer ».

Déclaration d’intentions ? Ce ne serait déjà pas rien … Plus importante encore, du même Elsamman, qui, il y a un an, lançait aux Arabes un appel à combattre l’antisémitisme aussi bien que les autres formes de racisme (6), l’idée que, dans les deux camps, « on trouvera un jour des hommes de bonne volonté, prêts à entamer le dialogue ». Encore faut-il en créer les conditions.

Madeleine REBERIOUX.


(1) Il s’est plaint, dans une lettre aux Temps Modernes, que son texte ait été tronqué et son argumentation affaiblie.

(2) Ils sont environ 1 million. Le Palestinien Sami Hadawi leur consacre dans ce numéro, une étude solidement documentée.

(3) Le Vietnam est curieusement oublié.

(4) On vient de publier de lui un livre remarquable et difficile, L’idéologie arabe contemporaine, édition Maspero.

(5) Le 9 avril 1948, 250 hommes, femmes et enfants du village de Deir Yassin, à l’ouest de Jérusalem, furent massacrés par des forces appartenant à l’Irgoun : Der Yassin est l’Oradour des Palestiniens. Les forces israéliennes de gauche condamnèrent le massacre.

(6) Le Monde, 28 mai 1966.