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Maxime Rodinson : Sur l’intégrisme islamique

Extrait de l’entretien de Maxime Rodinson avec Gilbert Achcar réalisé en 1986 et paru dans Mouvements, n° 36, novembre-décembre 2004, p. 75-76


L’intégrisme islamique est une idéologie passéiste. Les mouvements intégristes musulmans ne cherchent pas du tout à bouleverser la structure sociale, ou ne le cherchent que tout à fait secondairement. Ils n’ont modifié les bases de la société, ni en Arabie Saoudite, ni en Iran. La « nouvelle » société que les « révolutions islamiques » établissent ressemble de façon frappante à celle qu’elles viennent de renverser. Je me suis fait réprimander en 1978 lorsque j’ai affirmé, de manière très modérée, que le cléricalisme iranien ne laissait présager rien de bon. Je disais « au mieux, Khomeiny sera Dupanloup, au pire Torquemada ». Hélas, c’est le pire qui est arrivé.

Lorsque l’on est saisi par l’histoire, on est forcé de prendre des décisions. Il se forme alors des courants politiques : gauche, droite, centre. Sous influence européenne, le monde musulman a emprunté beaucoup de recettes à l’Occident, libérales parlementaires ou socialistes marxisantes. On a fini par être un peu dégoûté de tout cela : le parlementarisme mettait au pouvoir des propriétaires fonciers, le socialisme des couches gestionnaires militaires et autres. On a voulu revenir alors à la vieille idéologie « bien de chez nous » : l’Islam. Mais l’influence européenne a laissé des traces profondes, notamment l’idée que les gouvernants doivent prendre leur inspiration auprès des gouvernés, en général par le vote. C’est une idée nouvelle dans le monde musulman : ainsi, la première chose que fit Khomeiny, c’est organiser des élections et une nouvelle constitution.

Au sujet des femmes, on peut trouver dans l’Islam tout un arsenal traditionnel en faveur de la supériorité masculine et de la ségrégation. Une des raisons de la séduction de l’intégrisme islamique un peu partout, c’est que des hommes qui se voient dépossédés de leurs privilèges traditionnels par les idéologies modernistes, savent que, dans une société musulmane telle qu’on la leur propose, ils peuvent s’appuyer sur des arguments sacrés en faveur de la supériorité masculine. C’est une des raisons – qu’on occulte très souvent, mais qui est profondément ancrée, et quelquefois inconsciente, d’ailleurs – de la vogue de l’intégrisme islamique : les expériences modernisantes allaient dans le sens d’accorder plus de droits aux femmes, et cela exaspérait un certain nombre d’hommes.

En 1965, je m’étais rendu à Alger : c’était l’époque où Ben Bella faisait des efforts prudents pour promouvoir l’égalité des femmes. Une association officielle de femmes, qui n’était pas l’association bidon d’aujourd’hui, tenait un congrès dans la capitale. À la sortie du congrès, Ben Bella était venu prendre la tête d’un défilé des femmes dans les rues d’Alger. Des deux côtés, sur les trottoirs, des hommes dégoûtés sifflaient, lançaient des quolibets, etc. Je suis certain que cela a joué un rôle dans le coup d’État de Boumediene et a décidé beaucoup de gens à le regarder avec sympathie.

L’intégrisme islamique est un mouvement temporaire, transitoire, mais il peut durer encore trente ans ou cinquante ans – je ne sais pas. Là où il n’est pas au pouvoir, il restera comme idéal tant qu’il y aura cette frustration de base, cette insatisfaction qui pousse les gens à s’engager à l’extrême. Il faut une longue expérience du cléricalisme afin de s’en dégoûter : en Europe, cela a pris pas mal de temps! La période restera longtemps dominée par les intégristes musulmans.

Si un régime intégriste islamique avait des échecs très visibles et aboutissait à une tyrannie manifeste, une hiérarchisation abjecte, et aussi des échecs sur le plan du nationalisme, cela pourrait faire tourner beaucoup de gens du côté d’une alternative qui dénonce ces tares. Mais il faudrait une alternative crédible, enthousiasmante et mobilisatrice, et ce ne sera pas facile.

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