Article paru dans Jeune Taupe, n° 16, juillet-septembre 1977, p. 8-11.
Depuis la grande vague électorale de 1976-1977, nous assistons à la recrudescence du mouvement de mécontentement social. C’est donc tout le contraire des espérances que la bourgeoisie algérienne portait dans les élections qui se produit. Rappelons nous qu’en l’espace d’une année la population algérienne s’est rendue quatre fois aux urnes (référendum sur la charte le 27 juin 1976, vote de la nouvelle constitution, élections du président de la république et de la nouvelle assemblée populaire algérienne). Pour une nation qui n’avait pas connu ce genre de manifestation depuis plus de 12 ans, c’était un déferlement. Pour comprendre ce phénomène aussi rapide que soudain, il faut analyser le contexte dans lequel il s’inscrit, sans oublier l’état général de crise économique particulièrement grave au niveau de la consommation (cherté inouïe de la vie) et de l’emploi des jeunes (60 % d’inactifs). Ces élections s’inscrivaient dans un triple contexte et nous pouvons affirmer qu’aucun des objectifs visés par ces élections n’a été rempli.
1 . LA MYSTIFICATION DÉMOCRATIQUE
A priori, ce type de dévoiement des travailleurs avait des chances de réussite, s’inscrivant dans un contexte de réaction démocratique symbolisé par la déclaration de quatre anciens leaders du mouvement national algérien (Ferhat Abbas, Ben Khedda, Hocine Lahouel, Kheireddine) et la reprise de ce thème par l’opposition en exil. L’équipe au pouvoir pensait canaliser le mécontentement social et les difficultés de ses manœuvres « impérialistes » en libérant (sous surveillance s’entend !) les énergies et en permettant, lors de réunions publiques précédant les consultations électorales, la critique contre les aspecta « négatifs » et « bureaucratiques » du régime. Cela lui était apparemment d’autant plus facile que ce « besoin démocratique » était réel, après 13 ans de silence forcé. Mais pour que la mystification marche, il ne suffit pas de demi-mesures, il faut aussi une équipe de rechange crédible et qui se délimite assez nettement du régime en place. Or, d’une part les actuels dirigeants de l’Algérie n’ont aucunement l’intention de se « suicider » pour sauver le capitalisme algérien ; leur longue pratique dictatoriale et le degré de corruption atteint le leur interdisent. D’autre part, si les oppositions existent, il ne se dégage d’elles aucune équipe actuellement capable d’assumer un changement démocratique. Il ne faut pas à ce propos oublier que nombre des opposants actuels sont discrédités par leur passé et qu’ils n’ont à priori rien à attendre du prolétariat. Dans un moment où ce dernier se montre très combatif, c’est un élément qu’il ne faut pas oublier.
2 . « LES RIVALITÉS INTER-MAGHRÉBINES »
Elles se concentrent actuellement sur la question de l’ancien Sahara espagnol, aujourd’hui sous tutelle mauritanienne. Outre l’intérêt économique qui se manifeste (centres miniers riches et débouchés sur l’Atlantique en ce qui concerne l’Algérie) elle constitue un terrain de dévoiement des travailleurs vis à vis des réalités sociales. La rivalité dans cette régions a été, pour les régimes marocain et algérien, un moyen d’attiser le foyer nationaliste très vivace au Maghreb, et donc de cristalliser les débats sur un conflit entre deux cliques « sous-impérialistes ». Cette tactique s’est avérée payante pour le pouvoir chérifien qui a été capable d’embrigader à la fois la population et la soit-disant opposition démocratique dans une unanimité générale, des conservateurs du parti Istiqlal aux staliniens du « parti pour la liberté et le socialisme » (P.L.S.). Les deux mamelle de la contre-révolution – nationalisme et mystification démocratique – ont été bénéfiques à la bourgeoisie marocaine. Pour le colonel Boumedienne (piètre militaire il est vrai l) , la tactique est loin d’avoir été une réussite : sur la scène africaine, l’Algérie est quasiment isolée dans cette affaire. La totalité du bloc dit « modéré » soutient sinon explicitement, du moins tacitement, la position marocaine, le récent sommet de l’OUA à Libreville en est une preuve éclatante. L’intervention des troupes marocaines au Shaba (Zaïre) a encore plus conforté cette orientation d’une grande partie des états africains. Le bloc « progressiste » (Mozambique, Angola, Libye, etc…) a, quant à lui, d’autre chats à fouetter.
On voit ainsi mal comment l’Algérie se tirera de ce guêpier sans y laisser des plumes. Assumant l’organisation logistique et financière du Polisario, elle ne pourra que soit se déconsidérer un peu plus en battant en retraite, soit pousser plus loin la dangereuse logique du jusqu’au-boutisme.
Sur le plan de la politique intérieure, les retours de bâtons n’ont pas tardé à se faire sentir. D’une part l’expulsion des résidents marocains en Algérie de l’Ouest (pour la plupart de modeste origine) ne s’est pas faite dans l’enthousiasme général. D’autre part, la nouvelle que de nombreux jeunes algériens, tous des appelée, ont trouvé la mort au Sahara espagnol (cf. par exemple le raid d’Amgala) a non seulement donné lieu à de violentes manifestations lors des enterrements, mais a grandi la désapprobation générale de la population et semble rentrer pour beaucoup, selon le peu de nouvelles que l’on a sur ce sujet précis, dans vague de colère de la jeunesse algérienne.
3 . LE MÉCONTENTEMENT SOCIAL
Il est perceptible à plusieurs niveaux dont le moins important est la crise de l’université, actuellement dans une phase corporatiste. Néanmoins sa conjonction avec les autres aspects de la crise sociale risque d’avoir des conséquences explosives.
L’autre aspect du mécontentement social est la vague de mini-émeutes qui surviennent après certaines festivités sportives (matchs de football) et qui se répètent spectaculairement d’un bout à l’autre du pays depuis plus de deux mois. Que ce soit à Alger, Blida, Sétif, Sidi-bel-Abbès ou Ain-el-Beïda (en état de siège pendant quelques jours) ce mécontentent se traduit par la destruction et le saccage de tout ce qui se trouve sur la route des manifestants : vitrines, voitures, autobus, etc… La répression n’y suffit plus et dernièrement, sommet de « l’indignité », aux dires des journalistes du pouvoir, une partie de la foule qui assistait à la finale de la coupe d’Algérie de football (juin 1977) a hué et sifflé l’hymne national, l’accompagnant de slogans politiques à l’adresse du régime actuel. Ce match était télévisé en direct. Ainsi, ces manifestations sportives, par lesquelles les pouvoirs bourgeois abrutissent les foules et détournent les travailleurs sur le chemin du chauvinisme, deviennent paradoxalement le lieu des déchaînements sociaux contre le régime politique du Capital et sa crise. Cette jeunesse de chômeurs, d’inactifs et de travailleurs sous-employés, commence à quitter le terrain du silence, de la débrouille et du désespoir pour crier bien fort sa colère. Les somnifères que lui administre l’Etat capitaliste s’avèrent être de dangereux excitants !
Cette vague de colère se relie aux incessantes luttes ouvrières de plus en plus nombreuses et radicales au fil des ans. La tradition de luttes prolétariennes est vieille en Algérie, mais aujourd’hui elle est exempte de virus nationaliste. Entre mars et juin 1977 on ne note pas moins d’une trentaine de conflits importants, dont une bonne part dans les secteurs nationalisés (transports, textiles en avril, dockers en mars et en mai-juin). La grève la plus significative est certainement celle des dockers d’Alger qui a frappé le régime par la combativité et la résolution des travailleurs qui ont eu à affronter l’Etat, ses flics et ses jaunes.
La situation en Algérie est intéressante à plus d’un titre car elle montre l’échec partiel de certaines manœuvres de la bourgeoisie dans une situation de crise économique grave et place les travailleurs dans une situation de résistance offensive contre les conséquences de la crise. Il reste à surveiller les aspects politiques de la lutte des prolétaires algériens afin d’en dégager dans l’avenir les aspects qualitatifs.
En guise de document, nous publions en annexe un texte écrit par un groupe de dockers qui ont participé à la lutte des dockers d’Alger en mai-juin dernier. Ce texte relate la première semaine de la lutte qui s’est terminée début juin, les ouvriers des docks ayant obtenu certaines satisfactions. Ce qui est évidemment intéressant d’un point de vue révolutionnaire, c’est l’aspect « autonome » de la lutte, en dehors du syndicat et même contre lui, ainsi que la détermination et la volonté de sortir du cadre localiste pour aller chercher la solidarité au dehors, lui donnant ainsi un aspect plus politique.
Notons pour la petite histoire que ce texte a été envoyé à quelques quotidiens d’extrême-gauche, dont Rouge et Libération. Aucun d’eux n’a cru bon de le publier ou au moins d’en parler. Prompte à faire des gorges chaudes des pétarades du Polisario, cette faune se révèle rapidement quand il s’agit de s’engager dans une voie révolutionnaire, pour ce qu’elle est : une simple fraction capitaliste.
Notes sur les sigles et noms propres
ATU, CBAB, ONP, SONAMA, etc… : sociétés portuaires étatisés.
Benikous : secrétaire général du syndicat unique UGTA
Wali : préfet.
GREVE DES DOCKERS D’ALGER
A l’issue de deux années de luttes et de revendications ininterrompues pour faire valoir leurs droits, les ouvriers dockers du port d’Alger déclenchèrent une grève dont les péripéties sont évoquées ci-dessous.
Durant ces deux années de luttes qui furent marquées par la grève de mai 1975 où le chef de l’Etat est descendu lui-même au port pour leur demander de reprendre le travail en s’engageant personnellement à satisfaire leurs revendications qui étaient :
– Rappel sur le salaire de base dû à la permanisation et à partir de la date de mise en application (entrée en vigueur effective de la permanisation).
– Horaire de travail conforme à l’ordonnance assimilant les dockers aux travailleurs des mines (6 heures la bordée ou schift au lieu de 7 heures).
– Droit à certaines primes reconnues par la législation du travail (salissures, risques, etc…).
Après cette intervention le travail fut alors repris et, depuis divers promesses furent données et maints protocoles d’accord signés sans qu’il n’y ait de résultat.
Bien au contraire, toutes les difficultés rencontrées par le port (congestion, encombrement, …) qui étaient en réalité dues aux structures globales du système bureaucratique jusqu’aux moindres fibres, furent à chaque fois attribuées à la « fainiantise » des dockers dont le travail qui se fait dans des conditions inhumaines (même les autorités l’ont reconnu) ne serait pas rentable (voir le journal El Moujahid de janvier 1977 dans lequel divers articles ont été publiés à ce sujet).
Face à cette situation les ouvriers dockers déclenchèrent le 8 mai 1977 une grève qui paralyse l’ensemble du port et immobilise à quai une cinquantaine de navires. La grande combativité des ouvriers, leur auto-discipline à l’exclusion de toute organisation syndicale a surpris les autorités dont les policiers et les indicateurs sont pourtant en chasse de manière permanente dans ce secteur.
Brève chronologie des événements :
Dimanche 8 mai :
Déclenchement de la grève. Intervention immédiate des responsables locaux de SONAMA, ATU, ATE, UTAC pour exhorter les dockers à reprendre le travail. Refus des ouvriers. L’ATU dégage sa responsabilité.
Lundi 9 mai (matin) :
Intervention de Benikous qui demande la reprise du travail.
Refus des dockers.
Une réunion tripartite regroupant des représentants des ouvriers, la direction de la SONAMA (appuyée par les directions de la CBAB et de l’ONP) et les instances « syndicales » en présence du ministre du Travail se tient pour rechercher une formule de compromis et établir un protocole d’accord. Le Wali intervient et exige la reprise du travail comme préalable à toute discussion.
Mardi 10 mai :
Encerclement du port par la police en civile et en tenue. Contrôle rigoureux des entrées et sorties des grilles permettant l’accès au port. Interdiction aux dockers d’effectuer des mouvementa à l’intérieur du port et de se regrouper. Le Wali et le commissaire central passent leur journée au port.
Pour amoindrir l’impact de la grève, les différentes directions portuaires (CNAN, ONP) décident de dérouter des navires sur d’autres porta du pays. En solidarité, refus des dockers de Annaba et d’Oran de décharger les cargaisons.
Mercredi 11 mai :
Les autorités font appel à des éléments étrangers pour décharger les navires. Les dockers interviennent et bloquent l’accès des navires. Une bagarre s’ensuit avec un bilan de 2 morts et 15 blessés. Intervention de la police qui jusque là surveillait de loin. Affrontement avec les dockers qui répondent aux coups de matraque par des jets de pierres.
Jeudi 12 mai :
Suite aux manoeuvres et aux pressions des autorités, l’unité des dockers est rompue. Ils se scindent en 2 groupes : les permanents et les occasionnels. Ces derniers auxquels se sont ajoutés des éléments étrangers ramenés par la police commencent à décharger les navires. Le groupe des dockers permanents a s’oppose à la reprise du travail. La police intervient avec force, les disperse et les expulse hors des grilles du port.
Samedi 14 mai (matin) :
D’importantes forces de police armées (casques, boucliers, gourdins) barrent les entrées du Port. Seuls sont autorisés à entrer les dockers décidés à reprendre le travail. Un regroupement de plus de 1000 dockers se forme à l’entrée du port au carrefour dit Corbeil. Pendant que les points névralgiques du port sont bloqués, des patrouilles de policiers circulent à l’intérieur du port qui est soumis à un contrôle rigoureux.
(après-midi) :
Les forces de police encerclent les dockers et les attaquent à coups de bâton. Le mouvement se dirige alors vers le centre ville en empruntant la rampe menant au Boulevard Amirouche. D’autres forces de police sortent du Commissariat proche et leur bloquent la route.
Les dockers se dispersent et se regroupent quelques instants plus tard devant la « Maison du Peuple » siège de l’UGTA.
Les forces de police les pourchassent jusque là et les matraquent à nouveau.
Les dockers se dirigent alors vers la présidence (« Palais du Peuple ») mais se heurtent de nouveau aux forces de police qui leur barrent les issues au niveau de la Faculté de Médecine. Nouvel affrontement à cet endroit.
Les dockers retournent alors à la « Maison du Peuple » où ils tiennent une assemblée générale.
NOTA :
Des débrayages de solidarité allant de 1 à 4 heures se sont produits dans des ports étrangers en signe de solidarité avec les dockers d’Alger (Bordeaux, Hambourg…).
CAMARADES MARQUEZ VOUS AUSSI VOTRE SOLIDARITÉ AVEC LES DOCKERS D’ALGER
2 réponses sur « Algérie : « les jeux sans le pain ! » »
Comme quoi, le peuple algérien, comme ses voisins, n’a jamais cessé de revendiquer ses droits les plus légitimes…ce qui se passe aujourd’hui n’est que la suite logique des évènements….qu’on a essayé de diluer dans le fait religieux et l’ignorance.
Je suis bien d’accord avec toi. Il y a des luttes partout mais elles sont souvent ignorées. C’est pourquoi il faut se les réapproprier et en tirer des leçons pour les enjeux de notre époque.