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Alain Bihr : l’Ecole de Francfort et le marxisme

Article d’Alain Bihr paru dans Spartacus, n° 13, mars-avril 1979, p. 2

Horkheimer (à g.) et Adorno (à dr.). A l’arrière plan, main dans les cheveux, Habermas. Heidelberg, avril 1964. Jeremy J. Shapiro/CC BY-SA 3.0

Les lecteurs des collections SPARTACUS sont familiers des principales thèses du « communisme de gauche » ou « communisme des conseils » qui, notamment par l’intermédiaire de livres d’Anton Pannekoek, a su, après la défaite du mouvement révolutionnaire en Europe occidentale et orientale, conserver la mémoire du plus haut moment pratique de ce mouvement : la première réalisation, sous la forme des « conseils ouvriers » et de leur association, de l’autonomie de classe du prolétariat. Ces mêmes lecteurs connaissent moins bien cependant les travaux des héritiers de ce qu’il convient d’appeler « l’Ecole de Francfort » qui, dans les mêmes années 20 et 30, et dans le même contexte global de défaite et de recul du mouvement révolutionnaire, ont entrepris de sauver du désastre le plus haut moment théorique de ce mouvement, à savoir la « Théorie critique » de la société capitaliste esquissée par l’œuvre de Marx.

Les œuvres des théoriciens de l’Ecole de Francfort ont en effet été pratiquement inconnues en France jusqu’à une date récente. Seule exception notable : Marcuse. C’est d’ailleurs par l’intermédiaire de ce dernier et de son renom, avant et surtout après mai 68, au sein du mouvement étudiant européen et américain, qu’a été retrouvée en France la trace de Max Horkheimer et de T. W. Adorno, principales figures de la première génération de I’Ecole. Du même coup, on découvrait l’œuvre de Jürgen Habermas qui, avec Alfred Schmidt (lequel continue pour sa part – inexplicablement – à être délaissé par les traducteurs français), sont leurs principaux héritiers théoriques. Une série de traductions, entreprises par les éditions Gallimard et Payot, mettent désormais quelques-unes des principaux ouvrages de ces auteurs à la portée du public français (1).

Évoquer l’immense travail théorique qu’ont accompli et que continuent à accomplir ces œuvres, souligner à la fois leur unité et leur diversité (que trahit quelque peu la dénomination d’ « Ecole » de Francfort), voire en marquer les limites, est une tâche impossible à accomplir dans les cadres de cet article. Nous nous contenterons d’évoquer quelques-unes des idées centrales autour desquelles la Théorie critique s’est constituée en en mettant en évidence l’actualité.

La première tâche des théoriciens de l’ « Institut de Recherche sociale » qui se constitua à Francfort au cours des années 20 – et notamment de Horkheimer et Marcuse – fut de restituer la théorie critique marxiste dans son authenticité, de la dégager de sa double dégradation en science économique et en idéologie politique au sein de la IIe et de la IIIe Internationales, aspect partiel du processus global de décomposition du mouvement révolutionnaire européen. Parallèlement aux travaux de Lukacs, de Korch, d’Ernst Bloch, Horkheimer et Marcuse rappelèrent la spécificité du discours critique du marxisme en le distinguant à la fois de la philosophie spéculative et de la science opératoire – tout en marquant ce que le marxisme emprunte à l’une et à l’autre. L’expression de « théorie critique » devait permettre de qualifier un discours soucieux non pas d’amener à la contemplation de l’ordre parfait du monde (comme la philosophie) ou d’assurer la mise en forme rationnelle de la réalité dans le but de la dominer (comme la science), mais soucieux tout d’abord de contribuer à l’appropriation par l’humanité de ses convictions naturelles et sociales d’existence, les conditions de son avènement en tant que sujet libre, maîtresse d’elle-même comme de l’univers (2).

L’interrogation sur la spécificité théorique du marxisme, sur ses rapports à la philosophie et à la science devait amener – notamment Horkheimer et Adorno – à reconsidérer le concept clé de raison, hérité de la pensée bourgeoise dans sa lutte contre les formes dogmatiques (idéologiques et politiques) de la féodalité et de l’Ancien Régime. Dans le contexte des années 30 et 40, cette question du contenu et du sens de la rationalité n’était pas (et n’est pas davantage aujourd’hui) de nature spéculative : de la « rationalisation » (taylorisation) du processus de travail à l’intervention accrue de l’Etat et de ses appareils dans le procès d’ensemble de la vie sociale, ces années ont vu se mettre en place des procédures de domination pour lesquelles la rationalité (ou du moins une certaine forme et figure de celle-ci) ne représentait pas seulement une apparence idéologique, mais aussi l’instrument de son efficacité pratique. Expérience cruciale au cours de laquelle la raison, synonyme jusqu’alors d’émancipation et de liberté, devenait symbole et moyen de domination et d’asservissement. Les efforts de l’Ecole de Francfort consistèrent alors, à travers une critique du concept de raison et de la rationalité comme telle, à déterminer les conditions mentales et sociales permettant de défaire cette alliance maléfique entre raison et domination (3).

Enfin, c’est sur le fond du débat engagé sur le concept de raison et de la critique ainsi développée de la rationalité instrumentale (celle de la science et de la technique), que Jürgen Habermas devait reprendre la question du rapport entre théorie et pratique. Question décisive au sein du mouvement révolutionnaire puisque la façon la plus habituelle dont elle a été tranchée (la conception d’une application de la théorie dans ou sur la pratique sociale par l’intermédiaire d’une organisation politique) a amené à réintroduire et à reproduire à l’intérieur de celui-ci les rapports de domination et d’aliénation qui l’ont perverti. L’examen de cette question – qui reste ouverte jusque dans les dernières œuvres d’Habermas – a amené ce dernier à réactiver contre la dimension technique de la rationalité (issue de l’organisation du travail) sa dimension pratique (celle régissant l’interaction entre les sujets sociaux, qui ne peut jamais totalement exclure l’établissement d’un consensus) (4).

Ces trop brèves indications permettent cependant de donner une idée du type et du style de travail théorique poursuivi par l’Ecole de Francfort depuis une cinquantaine d’années. Ce travail assume simultanément l’héritage de la culture classique avec sa charge utopique (les idéaux de liberté, d’égalité, de fraternité – l’idée d’une société organisée selon les impératifs de la raison, c’est-à-dire maîtresse d’elle-même et de son destin) et les exigences les plus actuelles de la pensée et de l’action révolutionnaires ouvertes sur l’avenir. Il porte ainsi le marxisme à la hauteur de ses possibilités théoriques – comme d’ailleurs les œuvres déjà citées de Bloch, Lukacs.

Cela explique peut-être pourquoi ces œuvres ont été aussi longtemps ignorées chez nous et que leur traduction n’a pas fondamentalement modifié le paysage théorique français. Les penseurs français n’ont en effet – à quelques exceptions près, et Goldman par exemple – guère fait que servir le marxisme comme idéologie de partis et d’Etats sans être en mesure de s’en servir comme théorie critique. Tâche servile qui les a amenés les uns après les autres à rejeter le marxisme, échangeant un dogmatisme anti-marxiste contre leur dogmatisme « marxiste » de la veille.

De ce point de vue, la parution en français des principales œuvres de l’Ecole de Francfort est quelque peu intempestive : elle s’effectue en pleine offensive contre le marxisme et la pensée révolutionnaire en général, dont l’épisode de la « nouvelle philosophie » n’est qu’un signe avant-coureur et superficiel. Le risque est donc grand de voir ces œuvres détournées et utilisées comme machine de guerre contre la théorie marxiste elle-même (5). Il est du devoir de tous ceux que le destin de cette dernière préoccupe de veiller à ce que pareille falsification ne puisse avoir lieu.

Alain Bihr


(1) Pour introduire à l’Ecole de Francfort, consulter : Martin JAY, L’imagination dialectique, trad. Payot ; J.M. VINCENT, La théorie critique de l’Ecole de Francfort, Galilée ; P. ASSOUN et G. RAULET, Marxisme et théorie critique, Payot.

(2) Consulter notamment : M. HORKHEIMER, Théorie critique, trad. Payot ; Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. Gallimard ; H. MARCUSE, Raison et révolution, trad. Ed. de Minuit ; T. W. ADORNO, Dialectique négative, trad. Payot.

(3) Consulter notamment : M. HORKHEIMER, Eclipse de la raison, trad. Payot ; M. HORKHEIMER et T.W. ADORNO, Dialectique de la raison, trad. Payot.

(4) Consulter : J. HABERMAS, Théorie et pratique, trad. Payot ; La technique et la science comme idéologie, trad. Gallimard ; Raison et légitimité, trad. Payot.

(5) Cf une pareille utilisation tendancieuse de certains textes de Horkheimer dans le no 5 (nouvelle série) de la revue Esprit (mai 1978, Seuil).

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