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Claude Berger : Autopsie de la « Nouvelle philosophie »

Article de Claude Berger paru dans Spartacus, n° 10, juillet-août 1978, p. 12-15

I LA NOUVELLE PHILOSOPHIE EST MORTE !

« Les nouveaux philosophes, ça n’existe pas ». C’est une exclamation d’André Glucksmann qui ne supporte plus que Krivine lui accole l’étiquette (1). « La nouvelle philosophie, c’est fini » proclame de son côté le maître d’œuvre Bernard-Henri Lévy.

Si « c’est fini », sans doute a-t-il fallu que « ça » existe avant de mourir ! Glucksmann le nie : « Ce sont les médias qui ont lancé l’affaire, ce n’est pas nous », mais Lévy ne le nie qu’à moitié : « Il est vrai que c’est moi qui ai inventé le mot… en revanche, ce sont nos adversaires qui ont inventé la chose », mais il admet quand même un peu plus qu’une complaisance vis-à-vis des appareils de publicité : « je préfère dit-il les vertus des grands médias de masse à celles des partis et des églises » (2).

Plus qu’un aveu, il s’agit d’un acte manqué : l’expression peu consciente d’elle-même de l’équivalence de l’exercice du pouvoir de l’idéologie par les moyens traditionnels des marchepieds de l’Etat (les partis et les églises) et par ceux du marché.

Les moyens de l’Etat et ceux de la marchandise forment bien un couple complémentaire dans toute société de salariat qu’elle soit d’Ouest ou d’Est. Contester l’emprise idéologique des premiers pour s’accommoder des seconds ne fait donc qu’agiter une querelle de famille. Même chose pour la dénonciation des totalitarismes étatiques des pays de l’Est et de leurs potentiels dans la gauche et l’extrême-gauche ici. Dans la mesure où les ex-« nouveaux philosophes » n’ont pas vu et n’ont pas voulu voir que les pays dits socialistes n’ont rien de socialiste, qu’ils ne sont purement et simplement que des capitalismes d’État, c’est-à-dire une forme appropriée du développement du capital dans les pays autrefois impériaux, utilisant la coercition et le bourrage idéologique pour imposer la condition d’esclaves salariés aux exilés de la terre, ils n’ont pu voir la profonde parenté et la dépendance des sociétés de salariat entre elles. Qu’elles soient de libre entreprise, qu’elles soient fascistes ou « communistes » c’est-à-dire lénino-staliniennes.

De ce fait, leurs dénonciations des mythologies de la gauche et de l’extrême-gauche n’ont trouvé comme lieu d’émission que le lit douteux de la société libérale. Ou dite telle parce qu’elle tue en faisant mine de respecter les formes humanitaires et la liberté de circulation des individus sur le libre marché du travail. Ou encore la libre circulation des idées dans le domaine de la concurrence idéologique. Cette parenté entre les diverses sociétés de salariat, inaperçue par les « nouveaux philosophes » et leur préférence pour les moyens du marché a profondément vicié leurs querelles avec leurs détracteurs de gauche et d’extrême-gauche. Fait grave, si les « nouveaux philosophes » ont eu une vogue, ce n’est pas tant pour leurs idées, elles sont vieillottes et pauvrettes : un idéalisme primaire et bientôt l’appel au mysticisme. Leur dénonciation du goulag ? Elle n’a pas le mérite de la nouveauté. Toujours utile, elle n’a pas retrouvé le terrain de la critique radicale depuis longtemps cultivé par d’autres : Rühle, Souvarine, Ciliga, Voline etc… L’équivalence du fascisme et des pays dits « communistes » ? D’autres également l’ont avancée – et radicalement – qu’ils n’ont pas cru bon de nommer à moins que ce ne soit comme je le crois sous le coup de l’ignorance propre aux transfuges récents et naïfs.

Alors le succès tient-il aux médias ? Certes, mais si les médias ont pu lancer la marque, le moment en était sans doute opportun. Produit idéologique socialement nécessaire ! Non pas seulement parce que le pouvoir en place pouvait s’en servir – il ne s’en est pas gêné – mais parce que le produit – comme toute idéologie – a fonctionné à la fois comme expression de sentiments répandus – de type libertaire ou anti-mythologique – et ensuite comme détournement de ces sentiments vers les impasses de la résignation et du mysticisme.

Annonce 1978 : Capitalisme d’État, musclé, cherche homme petite idéologie socialiste pour liaison longue durée

De 1968 à 1978, aux explosions incontrôlées des masses font suite une série d’éboulements qui semblent leur répondre : les mythologies politiques se meurent. L’URSS, la Chine, Mao, Cuba, le Vietnam ne font plus recettes dans « la panoplie révolutionnaire ». « Nouvelles frontières » et ses charters fait triompher lui aussi le marché sur les idéologies qui fleurissaient au Quartier Latin. Confusément pour beaucoup, le système capitaliste apparaît universel sous des pouvoirs différents. Ici les capitalistes privés et leurs Etats. Là-bas, la bureaucratie du Parti qui négocie les bons accords avec les anciens impérialistes, une fois les rapports de force instaurés. Le combat« anti-impérialiste », fer de lance du gauchisme, se trouve soudain relativisé. Chômage du militantisme, les mythologies s’effondrent à l’extérieur mais aussi sur le front intérieur. Le germe d’auto-émancipation des masses surgi en 1968 s’est heurté aux appétits et aux manières désuètes, inadaptées, appropriatrices – bassement – et finalement dérisoires de la gauche et de l’extrême-gauche. Les espoirs de guérilla populaire de la G .P. font déjà rétro. Qui croît encore à la construction du « grand parti révolutionnaire qui ne trahira pas » ? Qui a cru vraiment à l’alliance entre une social-démocratie à peine fardée d’« autogestion », plus à l’aise avec les cadres et les chefs d’entreprises qu’avec les travailleurs et se croyant déjà à la tête de l’Etat, avec un Parti Communiste encore borné aux vieilles recettes en faillite du capitalisme d’État ? Péniblement construite, la mythologie du Programme Commun conçue par la gauche pour que plus jamais le mois de Mai n’invalide le Parlement, est morte à peine née. Le martèlement par les médias n’y a rien fait. Le scepticisme et le doute s’affichaient plus que l’enthousiasme réservé aux militants en cartes, aveugles face aux processus sociaux réels comme à l’ordinaire.

Fin des croyances, fin des mythes, profond sentiment du peu de différence entre l’Est et l’Ouest hormis la coercition ouverte, entre la gauche et la droite pour gérer le capital, obéir aux « contraintes » de l’économie de marché et finalement exploiter et opprimer les travailleurs, dégoût profond du militantisme mystificateur et aliénant et pour finir pessimisme, on retrouve tout cela exprimé dans la nouvelle philosophie. En soi, c’est un indice de santé. On pourrait même se réjouir que des récents auteurs de ce type de mystification idéologique tels Glucksmann idéologue « marxiste/léniniste » du genre maoïste et Lévy, directeur éphémère d’un journal de gauche (« L’Imprévu »), quittent le bateau désormais en perdition. Par contre, la fonction de détournement du potentiel critique de l’opinion sociale par les nouveaux philosophes est moins réjouissante. Le détournement idéologique opère toujours dans le même sens. Il empêche des sentiments louables de parvenir à la critique radicale et de là à l’action réelle de transformation sociale. Pour démasquer cette fonction chez les ex- « nouveaux philosophes », il y a lieu de cerner l’idée « nouvelle » qui leur revient en propre.

La plus centrale, celle sur laquelle reposent leurs discours affirme brutalement« le goulag est dans Marx » ou encore « le discours idéologique de l’État totalitaire vient de Marx ». La pensée de Marx, démiurge, est toute puissante. Elle est à l’origine comme Dieu ou plutôt comme le diable. Penser c’est à la fois dominer et substituer le diable au bon dieu. Cet acharnement contre Marx devenu bouc émissaire est symptomatique de la « nouvelle philosophie ». La dénégation démagogique de Marx par les « nouveaux philosophes » est en effet aussi douteuse que son appropriation par les mêmes lorsqu’ils étaient de simples idéologues étatistes de gauche ou par les « communistes » qu’ils soient nouveaux, anciens, euros ou pré et post-staliniens à la façon de ce vieux philosophe Althusser.

Le marxisme et l’anti-marxisme ont toujours signifié la mort de Marx. Qu’il n’y ait pas lieu de le fétichiser dans les méandres de ses choix politiques, de ses querelles avec Bakounine, de ses opinions ou de sa vie privée ne fait aucun doute. Le problème n’est pas là. Il est que la scolastique marxiste, qu’elle soit socialiste réformiste ou marxiste – léniniste ainsi que les anti-marxistes enlèvent à Marx son apport essentiel et inaliénable. Je veux parler de sa méthode d’analyse critique des sociétés de classe qui stipule, entre autres, que la société capitaliste est avant tout une société de salariat. Que le salariat est un processus institutionnel qui conditionne le capitalisme même si le capital constitué stimule à son tour ce processus. Cela signifie que la violence, la coercition est toujours première dans l’instauration du salariat au sein des sociétés féodales en déclin. Cela signifie aussi que toutes les sociétés de salariat sont capitalistes qu’elles soient étatistes ou libérales. Un des sujets de réflexion du moment pourrait être celui-ci : à partir de quels types de luttes, à partir de quels processus sociaux les travailleurs peuvent-ils en finir avec l’économie de marché des produits qui est inséparable de celle des hommes salariés ?

Censurer cet apport de Marx revient précisément à brouiller les cartes et à empêcher la pleine compréhension du présent de l’Est et de l’Ouest. Dans le rôle du commissaire à la censure, Glucksmann s’est proposé d’office. Il a prétendu fonder son discours des « Maîtres penseurs » sur une évocation lointaine des textes de Marx alors que Bernard-Henri Lévy a lancé des assertions aussi gratuites qu’invérifiables. Le premier s’est donc livré à des manipulation, le second à des fantasmes : même s’ils disent la même chose, c’est en soi plus honnête. Sans doute Glucksmann s’est-il cru obligé du fait qu’il s’était autrefois commis dans le genre succulent du commentaire maoïste « marxiste-léniniste ».

Révélateur parfait de la parenté entre les vieilles philosophies marxiste-léninistes et les ex-« nouvelles philosophies » ou encore entre l’univers idéologique de la bourgeoisie communiste et celui de l’ancien monde bourgeois, il mérite d’être traité d’une façon pour ainsi dire privilégiée !

II LES ENFANTS DU BOLCHEVISME CONTRE L’ABOLITION DU SALARIAT

Qu’ils rejettent Marx ou qu’ils s’en réclament, « nouveaux philosophes » et communistes, « euro », centristes ou vieux léninistes, ont pour ressemblance (1) de le censurer. Ils évitent qu’on aborde de trop près les théories de leur père spirituel d’hier ou d’aujourd’hui, Lénine, dont l’opposition à Marx et Engels est pourtant flagrante. Ils entretiennent la « croyance » d’une filiation du « marxisme », sous-entendu léniniste, c’est-à-dire du bolchévisme, et par là des partis communistes qui en dérivent, aux deux auteurs du « manifeste » et de « L’Idéologie allemande ». Idolâtres devenus d’un coup prudents ou iconoclastes des républiques « populaires » – Goulag oblige – ils mystifient toujours ! Ils continuent d’appeler « socialistes » des sociétés de capitalisme d’Etat-URSS et Chine – dont l’expérience prouve qu’elles ont été, pour l’époque passée, le meilleur moyen d’intégration des masses rurales des empires – dans le régime du salariat et de son exploitation par le capitalisme international. Les grandes firmes occidentales ne trouvent-elles pas là-bas, aujourd’hui, le meilleur marché du travail qui soit, assorti de dictatures politiques « stables » ?

En 1917, Lénine a théorisé ce qui sera toujours la doctrine actuelle des partis communistes (a), en avouant non sans fierté naïve, n’avoir pas trouvé une ligne de tout cela chez Marx. A savoir que « le socialisme n’est pas autre chose que le monopole capitaliste d’Etat mis au service du peuple entier » (dans « La catastrophe imminente ») ou encore que « tous les citoyens (s’y) transforment en employés salariés de l’État » (dans « L’État et la révolution »). Auparavant, dans « Que Faire ? », il avait décrété que les luttes spontanées des travailleurs n’étaient jamais grosses de « conscience socialiste » ou de transformation révolutionnaire.

Bornée au salaire – et au besoin, on les y bornera, comme à Grenelle – il leur fallait un « Parti Révolutionnaire » dépositaire d’une science venue d’ailleurs. Entendez un Parti qui imposera le capitalisme d’Etat aux travailleurs par la collusion dirigeante d’intellectuels et de bureaucrates permanents fuyant à leur façon la morosité du travail pour l’attrait du pouvoir. On connaît la suite. Le nouveau salariat d’État a fort à voir avec le fascisme. Il aggrave les conditions de servilité, d’exploitation et d’oppression. Il ajout l’embrigadement, martelant une religion totalitaire du « socialisme d’Etat » : « Travaillez pour l’État, c’est le socialisme ! Bientôt, toujours bientôt, la consommation (à l’occidentale) sera égale ! ». Les nouveaux profiteurs, vivant de l’agencement du travail des autres, oublient de dire que l’égalité réelle ne peut survenir que de l’égalité de la répartition des travaux au sein d’une société non-marchande ! Pourront-ils encore longtemps écraser les oppositions ouvrières ? Occulter l’analyse des réalités ? Une fois au pouvoir, un capitalisme d’Etat ne s’occupe que de lui-même, ne parle plus de « révolution mondiale », recherche la « bonne articulation » avec le capitalisme international et devient rival de ses homologues (b). Le cycle bolchévique qui mène de la prise violente du pouvoir au nationalisme et à l’électoralisme international suscite donc sans cesse des déceptions, des sectes, des « traîtres », des « renégats » des rêves de retour au putsch léniniste des origines, ou tout simplement des ralliements brusques aux charmes des sociétés occidentales. Panoplies trotskystes et maoïstes ou apprentissages des « réalités » européennes, Glucksmann et Ellenstein font partie des toutes dernières tragédies.

CE SOCIALISME EXTORQUEUR D’ARGENT

Engels qualifiait déjà tout cela de « prétendu socialisme », de « réaction féodale »« prétexte à extorquer de l’argent »« aux prolétaires transformés en stipendiés de l’Etat ». « Le navire » disait-il, « c’est la révolution socialiste, et le fétu de paille, le protectionnisme et le socialisme d’Etat »« organisez également une armée de travailleurs aux côtés de l’armée disciplinée de soldats et de fonctionnaires, remplacez les inspecteurs de fabrique par des fonctionnaires hiérarchisés de l’État et appelez cela socialisme, c’est vraiment très beau ! Mais c’est à quoi on en arrive si l’on croit ce que disent les bourgeois – qui au reste n’y croient pas eux-mêmes, mais ne font que semblant à savoir que Etat = socialisme » (2).

Pour Marx et Engels, le socialisme, c’est l’abolition du salariat et de l’État et non pas la défense d’ « un salaire équitable » octroyé par un Etat « démocratique » (c). « Sans salariat, point de capital, point de bourgeoisie, point de société bourgeoise » (3) diront-ils, impliquant par là « où il y a salariat, il y a capital, il y a bourgeoisie. Le moyen de la rupture antisalariale ? C’est « l’union révolutionnaire par l’association » (4) : au-delà de leurs apparences de luttes « pour le salaire » ou « pour l’emploi », totalement illusoires quant à leurs résultats à terme, les luttes des travailleurs n’ont d’importance que si elles font apparaître des rapports nouveaux, « réels », d’association entre ceux qui luttent. Des rapports de non-concurrence, de solidarité, d’insoumission au travail salarié. Bref une amorce de recomposition collective de l’existence et de communauté humaine, antagoniste à l’Etat, au salariat et à ses institutions d’éclatement de la vie civile (famille, usine, école, armée, culture etc… ). C’est là leur seule réalité révolutionnaire. Ces principes d’analyse (5), Marx les dégage du mouvement chartiste, résolument antisalarial. Ce qui lui revient en propre, c’est de transférer ce savoir subversif au cœur même de la prétendue science économique du capital pour la démystifier en démontrant que le salaire ne rétribue pas le travail mais cache uniquement le temps de travail non-payé : extorqué d’une façon plus subtile que par l’esclavage ou le servage. Et cela tout au long des diverses phases d’accumulation ou de circulation du capital.

ELLENSTEIN EGALE GLUCKSMANN

Il n’en a pas fallu plus pour que les partisans du capitalisme d’Etat transforment « Le Capital » dont le sous-titre s’intitule « Critique de l’économie politique » en guide de gestion du capitalisme et censurent le lien entre cette œuvre et les autres textes de Marx. C’est ce que fait Ellenstein : « Le marxisme … pendant plus d’un siècle en est resté, dit-il, … à la pensée économique (!) de Marx et on n’a pas suffisamment développé l’étude du rôle autonome des superstructures » (6). Vieille logique lénino-stalinienne : comme les « superstructures » restent oppressives dans ce qu’il appelle sans humour « le mode de production socialiste » en URSS, c’est qu’elles sont autonomes ! Mieux vaut donc ne pas y toucher : « la révolution dira-t-il, ne peut être que démocratique, légale, pacifique et graduelle » (6). Recette Ellenstein : vous avez habillé Marx en « économiste », rayé ses appels à la destruction des institutions, il vous reste à invoquer Gramsci pour remplir le vide théorique ainsi créé. Cela fait sérieux sans être dangereux. Côté État, Marx avait pourtant affirmé que les travailleurs devaient le renverser pour réaliser leur personnalité (dans « l’Idéologie allemande »). Il avait aussi salué la Commune pour avoir donné la forme de ce renversement avec un pouvoir communaliste, autonome et fédéré : « La Commune fut une révolution contre l’État lui-même, cet avorton surnaturel de la société »« Elle a aboli ces deux grandes sources de dépenses : l’armée et le fonctionnarisme d’Etat » (7). Tout cela n’a jamais empêché Glucksmann, de son côté, en 1977, d’accuser Marx « de remplacer le capitaliste par un fonctionnaire » (8) là où celui-ci évoque la suppression de l’argent et l’instauration provisoire de bons de travail, et de le suspecter d’étatisme « bon gré, mal gré ». Mais il est vrai que le même Glucksmann écrivait en 1972 : « Parti, Front uni, Armée rouge. Les « trois armes magiques » du prolétariat (Mao) que le racisme par tous les moyens veut lui ravir : le sort dépend de leur juste usage » (9). Ce « partisan » récent de « l’armée (rouge) et du fonctionnarisme d’Etat » ne manque donc pas d’aplomb ! (d) La parenté évidente entre le fascisme et le capitalisme d’Etat qu’il s’obstine à appeler « socialisme » ? En 1972, il écrivait ; c’est vrai qu’un côté plébéien des actions des maoïstes existait dans celles des fascistes : ce côté plébéien que précisément la 3e Internationale n’a pas su garder et que les UDR n’ont jamais eu … sauf dégénérescence de leur part, les maoïstes seront longtemps qualifiés de « fascistes de gauche » (9). Miracle de la conversion : le dernier propagandiste déclaré du fascisme de gauche se met à dresser un doigt accusateur avec un air de premier ! Son Annonciateur Soljenitsyne vient à point qui lui apprend qu’un camp. est un camp » sauf ceux de chez Franco, chez qui il voyait « la liberté » !

ANCIENS PHILOSOPHES AU CHÔMAGE

Que s’est-il passé entre 1972 et 1977 ? Simplement la « dégénérescence » du maoïsme. Les militants abusés lèvent le vent de la critique (e). Faute d’une plèbe suiviste, l’idéologue est au chômage. Le chromo chinois ne paie plus. L’ « ancien philosophe » retrouve donc un emploi en exhibant sa défroque à peine enlevée. Le « nouveau » sait de quoi il parle ! Comment, quatre ans après le souffle libertaire de 1968, a-t-on pu produire une telle mystification idéologique « fasciste de gauche … sauf dégénérescence » ? Il est clair que c’est le refus personnel de Glucksmann de se poser cette question qui motive aujourd’hui sa « création » d’une nouvelle mystification en accusant Marx ainsi : « sous couleur de savoir, les maîtres-penseurs ont agencé l’appareil mental indispensable au lancement des grandes solutions finales du XXe siècle » (10). Pas moins ! Si pour Ellenstein, l’origine de l’Etat du goulag relève du « Mystère», pour Glucksmann, il relève de l’« Idée »-malsaine – de Marx. Bref, l’État devient une pure émanation idéologique. Tous deux tombent en fait sous le couperet d’Engels : « Dans la conception des philosophes, disait-il, l’Etat est la « réalisation » « de l’Idée » ou le règne de Dieu sur terre traduit en langage philosophique » (11).

Glucksmann change de religion et trouve Clavel qui prétendra que c’est la foi. S’il renie « sa » révolution modèle Lénine modifié Longue Marche, il annonce à grands bruits que« La » révolution, ça n’existe pas. Au-delà des trajectoires, Glucksmann et Ellenstein, c’est vraiment le même combat. La même fuite devant l’analyse des complicités entre le capitalisme privé ou d’Etat et les idéologues et autre intelligentsia soucieux de maintenir la division du travail propre au salariat privé ou d’Etat. Leurs discours sur « le marxisme » comptent sur le manque d’attention du lecteur et l’effet du silence – vieux terrorisme – sur les auteurs ( 12) qui hormis les anarchistes se sont réclamés de Marx pour dénoncer, du vivant de Lénine, la supercherie du capitalisme d’Etat et sa réalité : l’écrasement des soviets révolutionnaires. La méthode Glucksmanienne elle-même qui combine des propos fantaisistes sur Marx et le leitmotiv « penser, c’est dominer » a de quoi inquiéter. En assimilant la connaissance conceptuelle, liée à des mouvements sociaux de rupture, au pouvoir de l’Etat, Glucksmann la ramène en fait à la fonction d’idéologue dont il s’avère un « spécialiste » en passant d’un « ordre » à un autre. De l’obscurantisme fasciste de gauche de 1972, serait-on passé à celui de droite en 1977 ? Les faiblesses de Marx ne sont d’ailleurs pas là où il les cherche. On peut lui reprocher d’avoir fui devant les difficultés du mouvement associationniste – ce que voulut être l’Association Internationale des Travailleurs – et par compensation d’avoir penché vers la forme « parti de masse». Ce qui favorisait la social-démocratie dont il était cependant très critique et excluait les anarchistes pourtant plus proches. Ce qui redonnait prise aux divisions institutionnelles du salariat, entre syndicats, partis et vie quotidienne. La réflexion sur la permanence d’un mouvement social porteur de l’abolition du salariat et de l’Etat est à développer car le passé des mouvements conseillistes ou libertaires prouve son inachèvement. Mais elle est dépendante des pratiques d’une autonomie ouvrière naissante, notamment en Espagne où le débat traverse l’importante CNT.

En France, l’intégration du syndicalisme et l’incompatibilité du projet de capitalisme d’Etat – style PC – et du capitalisme de marché assorti du hochet de l’« autogestion », style PS, entre eux mais aussi avec un changement radical qui ne peut être que l’abolition du salariat, si elles désorientent, les travailleurs peuvent aussi les éclairer. L’idée fait son chemin qu’il n’y a pas de transition possible au sein du système. Entre la condition de salarié et la libre association des producteurs, il y a rupture (13).

III LA NOUVELLE PHILOSOPHIE C’EST FINI ! LA VIEILLE RECOMMENCE !

Une campagne électorale aura donc suffi pour briser la nouvelle philosophie à ses écueils. L’un a voté blanc au premier tour, (et au second ?), l’autre a voté à gauche, l’autre s’est présenté à droite (J.-M. BENOIST). Sous les feux du pouvoir, la « N. P. » a tremblé.

Le règne de Clavel n’aura duré que le temps d’un magazine littéraire dans lequel de savantes chronologies « prouvaient » que tous les chemins de la pensée menaient à la nouvelle philosophie !

Espérant sans doute une victoire de la gauche, Jean-Paul Dallé tentait d’émerger la tête hors de l’eau (dans le Monde de 5-6 Mars 1978) : « Il y a toujours un Jean-Marie Benoist, porte-parole exténué de la « pensée » de droite pour faire croire que Giscard d’Estaing est un chef d’Etat à la vue large, défenseur des libertés, alors qu’il en est réduit (! ! ! ) à être le défenseur des multinationales. Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann sont-ils réduits, eux, à n’être que les comparses et les faire-valoir de ce jeune homme instruit, cache-sexe de la sénilité de la droite ? »

Plaidoyers, cris de naufrage, le capitaine B.- H. Lévy a beau jeu de décréter « la nouvelle philosophie c’est fini ». Au-delà de la dénégation de Marx, lorsqu’on recueille le véritable « apport » de ces auteurs qui prétendent réinventer la philosophie, on ne découvre qu’une anthologie de vieilles fripes ! Lévy de ce point de vue est un auteur « génial ». Avant d’innover, il prend la ligne de départ tracée par Glucksmann : « Et quand on lit sérieusement Marx on y trouve un magnifique exemple de philosophie de la servitude et d’idéal de l’Etat » (« Lire », Mai 78). « Sérieusement » ! On a vu ce qu’il en était ! Ne nous étonnons donc pas que B.- H. Lévy réinvente en quelque sorte les mêmes perles que Glucksmann). Si l’Idée est à l’origine de toute chose et si L’Etat est la réalisation de l’Idée, il est lui-même à l’origine de toute chose ! Voilà la grande philosophie annoncée bruyamment. Voici quelques extraits de la nouvelle Genèse :

« le pouvoir ne s’approprie pas le monde, il l’engendre continuellement dans l’ensemble de sa dimension. Il n’exproprie pas les hommes de leurs demeures, il les assigne à résidence, creuse et fortifie les niches où à la lettre ils prennent racine. » (La barbarie à visage humain, p. 57).

« L’individu n’existe pas, il est toujours la doublure de l’Etat. » (p. 79).

« Il y a peut-être, il y a sûrement, dans le fait même des sociétés, quelque chose qui les voue à la servitude et au malheur.
Il y a peut-être, il y a sans doute quelque chose dans le pur fait de se rassembler qui rend le maître nécessaire, que dis-je inévitable. Et c’est cette chose-là, cette troublante et terrifiante énigme, qu’une philosophie pessimiste se doit aujourd’hui d’interroger. » (p. 35).

« Il n’y a pas de désir rebelle ou corrosif, qui ne soit simple version de la pure volonté du Maître » (p. 52).

ON RENCONTRE TOUJOURS RIEN A LA TELEVISION

Ce sottisier idéaliste et obscurantiste, sinon ignare, nous ramène fort loin en arrière !

« Enfin, si j’ai de l’indulgence à l’égard du mysticisme, c’est qu’à l’époque où nous vivons la conception religieuse du monde est l’une des alternatives pour casser le jeu infernal de la conception politique du monde. Le recours au sacré peut devenir dans certains cas, à l’égal du discours esthétique et du discours éthique, un moyen de rompre » révèle l’ex-« nouveau » philosophe Bernard Henri Lévy, (dans » Lire »).

Cela coulait de source ! En effet, si « l’homme résiste » alors que, comme Lévy nous l’avait dit, « il est la proie des maîtres », c’est donc nous dit-il que « quelque chose en l’homme … excède cette dimension du réel ». Et de quoi s’agit-il ? Mais de la « transcendance » pardi ! Dieu existe. Lévy l’a rencontré. Clavel avait vu juste ! Effectivement si l’homme résiste alors qu’on l’a décrété uniquement objet façonné du pouvoir, ce ne peut-être que Dieu qui l’incite à se libérer. Jeunesses, prosternez-vous, les vieux philosophes arrivent !

Théorie de l’Etat, théorie de l’individu : pauvres baudruches de nos trissotins soudain promus par la grâce de la télévision et des journaux de mode ou de lecture, à répandre leurs « pensées » profondes. La place manque pour leur opposer des approches théoriques qui puissent se confronter à l’épreuve de la réalité pour en comprendre les processus. J’ai montré ailleurs (f) que la méthode d’analyse critique de la société salariale est la matrice indispensable qui permet de saisir les rapports entre le développement du salariat, de l’Etat et des individus. Matrice qui ne saurait rejeter a priori les apports de la psychanalyse, ou d’auteurs comme Bruno Bettelheim. L’individu n’est pas façonné unilatéralement par l’Etat.

Il est très exactement un individu contradictoire. Il intériorise l’autorité étatique et la condition marchande de concurrence. Mais la socialisation, même dans le cadre aliénant de la coopérative capitaliste du travail, au sein d’un intense brassage social, stimule et frustre sans cesse la réalisation de son être social. C’est par une lutte où s’amorce la recomposition collective de l’existence, et par là une reprise en mains du pouvoir social extorqué que se développent des plaisirs de type nouveaux. Des plaisirs qui n’inclinent pas les individus à la régression et/ou à la consommation régressive mais à une véritable dynamique anti-institutionnelle et subversive. La sujétion à l’oppression ou l’investissement dans l’oppression même feutrée des autres, ou encore la résistance à l’oppression, façonnent en fait le développement des individus qui ne sont pas isolables des processus sociaux. Cette thèse permet de comprendre que la production des individus soit différenciée selon les moments, les classes, les rôles sociaux et institutionnels … Elle permet par exemple de comprendre des faits réels tels que les tailles différentes des individus selon les classes sociales, les fécondités différentes, ou les répartitions différenciées des maladies. Ou encore le rapport entre le surmoi de la psychanalyse et l’État. Et l’immense sentiment d’inaccessibilité du sens communautaire qui affecte nos sociétés … (f).

Il est certain que la société de salariat est moins transparente pour les salariés que la société de servage ou d’esclavage pour les esclaves et les serfs. Elle favorise les explosions brusques, sporadiques, pulsionnelles et le reste du temps beaucoup d’auto-aveuglement. On se résigne souvent à son sort. La conjonction des institutions, la structure affective des individus, modelée par la famille, les besoins de sécurité affective dominent fréquemment sur les tendances à l’autonomie. Infantilisation des individus sous la coupe de l’État, de la concurrence et de la marchandise, les sujets ne manquent pas pour dérouler les sources de mystification intérieure. Mais il est certain que dans l’atmosphère de résignation générale et de flou idéologique régressif, les « nouveaux philosophes », oh ! pardon les «ex», les vieux philosophes, ont leur part. A l’absolu militant et totalitaire, ne viennent-ils pas de substituer l’absolu religieux ?


(1) Outre celles relevées par Claude Roy (« Le Monde » du 25-11-77).

(2) Engels. Lettre à Bernstein du 12-3-1881.

(3) « Le manifeste ».

(4) « Le manifeste » et « Misère de la Philosophie ».

(5) Cf. Cl. Berger « Sur la méthode de Marx», Congrès des Jeunes Philosophes, Oviédo 1975, publié dans la revue « Spartacus », n° 5 et suivants.

(6) «Le Monde » des 22 et 23-11-77.

(7) Textes sur « La guerre civile en France ».

(8) « Les maîtres-penseurs », Grasset, p. 253.

(9) « Les Temps Modernes », n° hors-série, 1972.

(10) « Les maîtres-penseurs ». p. 310.

(11) Introduction à « La guerre civile en France ».

(12) R. Luxembourg, Mattick, Korsch, Rühle Pannekoek, Derge…

(13) Ce que semble oublier J.-H. Brunn dans « Le Monde » du 27/28-11-77.


(a) Althusser l’ignore encore aujourd’hui! Il se plaint de la théorie économique de son Parti sans même suspecter son véritable auteur qu’il admire tant. Aveuglément proprement religieux devant l’icône Lénine !

(b) CHINE, VIETNAM, CAMBODGE, LAOS, ce n’est vraiment pas le même combat !

(c) Marx : « Au lieu du mot d’ordre conservateur » un salaire équitable pour une journée de travail équitable (les travailleurs) doivent inscrire sur leur drapeau, le mot d’ordre révolutionnaire « abolition du salariat » (salaires, prix et profits).

(d) La méthode glucksmanienne ? Tout d’abord des allusions fantaisistes. Exemple : Marx réfute-t-il les bons de travail de Proudhon et de Gray ? On laissera entendre qu’il était jaloux de ne pas l’avoir lui-même proposé. Un caractériel, quoi ! Un peu plus loin on donne pourtant un peu de la vraie raison : Marx les acceptait pour une société socialiste, mais on oublie de préciser à titre transitoire, et parallèlement à la division inégale du travail, de l’argent et du salariat. Puis on redonne dans l’allusion fantaisiste :

« Marx fait ici dans l’idylle. Qu’a-t-on gagné a remplacer le capitaliste par un fonctionnaire? » Bref la suppression de l’argent, qu’on n’a vu s’esquisser qu’une seule fois dans les collectivités agraires de la révolution espagnole, devient pour Glucksmann le signe évident, le seul, que Marx est bien le père de l’État des fonctionnaires ! Belle démonstration du récent adepte des « trois armes magiques du prolétariat » ! Mais qu’importe, le final de la méthode glucksmanienne qui voudrait conclure est sans rapports avec ces allusions qui voudraient prouver. Axiome : les maîtres-penseurs ne passent le pouvoir qu’aux maîtres parce que du « capital » ou du « socialisme « le pouvoir demeure d’abstraire et parce qu’abstraire, concevoir c’est « dominer ». Après la fantaisie vient le dogme : « il pense DONC il domine » ! A répéter cent fois et le tour est joué !

(e) Comme en témoigne cette » Tentative de bilan du Comité de Lutte Renault » de Baruch Zorobabel où les théories de Glucksmann sur le « nouveau fascisme » et les « nouveaux partisans » dont figure d’accusées et d’une certaine façon de responsables dans la rétrospection de l’enchaînement des idées et des faits qui ont conduit à la mort de Pierre Overney (Edit. ICO).

(f) Cf. Claude Berger « Marx, l’Association I’Anti-Lénine » Payot.

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