Article de Jean-Daniel Martinet paru dans La Révolution prolétarienne, n° 342, août 1950, p. 26
L’exécution de Zavis Kalandra et de ses trois coaccusés est passée inaperçue au milieu des événements de Corée qui angoissent l’opinion mondiale : le tribunal suprême de Prague ayant rejeté l’appel, la pendaison des quatre condamnés à mort du « procès des Treize » (dont une femme) a eu lieu le mardi 27 juin 1950. Encore une date de deuil à retenir pour les socialistes libres.
Nous ne connaissons que peu de choses sur Madame Horakova, du parti Benès, et sur les deux autres coaccusés. Mais nous pouvons revendiquer Zavis Kalandra comme un des nôtres.
QUI ETAIT ZAVIS KALANDRA ?
Né en 1902, il étudia l’histoire, d’abord à Prague, ensuite à Halle (en Allemagne) où il s’intéresse également aux questions agraires et collabore à la revue « Imprecor ». Deux de ses premiers ouvrages, consacrés à la philosophie grecque (à Héraclite et à Parménide), furent écrits en allemand ; mais, de retour à Prague après l’arrivée au pouvoir de Hitler, il se consacre entièrement à ses tâches de militant communiste et ne trouve même pas le temps de faire traduire en tchèque et de publier ces deux manuscrits que ses amis disent remarquables.
Il rencontre alors à Prague plusieurs intellectuels français, qui l’estimèrent, dont André Breton et… Paul Eluard.
Dès avant 1936, Zavis Kalandra a compris ce que Staline avait fait du communisme : le poison du mouvement ouvrier international. Et, lorsqu’en 1936, le premier « procès en sorcellerie » de Moscou ne permit plus aux opposants honnêtes de rester plus longtemps au sein d’un parti communiste manœuvré par les exigences russes, il publie dans le quotidien du parti (dont il était le directeur) un éditorial sur le « procès des Seize », qui entraîne automatiquement son exclusion comme non-conformiste.
Il devient à cette date, avec Josef Guttmann et Jan Sverma, une des têtes de l’opposition trotskyste tchèque. Sverma, historien comme Kalandra, capitulera vite et connaîtra une belle carrière… à Moscou et dans le panslavisme réactionnaire, avant de mourir en Slovénie, fêté comme héros national bolchéviste. Plusieurs autres de ses amis surent abandonner Kalandra à temps et le couvrir d’ordures lors du récent procès : le représentant de la république tchécoslovaque à Paris fut-il un de ceux-là ?
Au moment où Jan Sverma fuyait la Tchécoslovaquie, après l’occupation de ce pays par les nazis, Kalandra préféra tenir tête sur place au fascisme. Sans parler des tracts clandestins qu’il rédige, il faut rappeler les articles téméraires où il ridiculise systématiquement la propagande hitlérienne en particulier le dernier d’entre eux, article « à clefs » flétrissant le pacte Staline-Hitler, et qui lui valut le lendemain même la visite de la Gestapo puis six années de détention dans les camps nazis (à Sachshausen, Ravensbrück et Flassenberg) ; sa vie dans les bagnes hitlériens n’empêchera pas les successeurs staliniens de la Gestapo de le déshonorer, bien au contraire ; mais son sacrifice et ses actions passées de militant ouvrier lui ont assuré le respect des métallos du quartier prolétarien de Zizkov, comme le procureur général commit la gaffe de l’avouer au cours de son singulier procès, pourtant si bien monté.
De retour à Prague en 1945, après la libération, Kalandra est devenu assez sceptique sur ses activités antérieures de militant trotskyste. Il se consacre à un gros ouvrage historique en deux volumes sur le paganisme en Bohême ; publiée au printemps 1948, cette œuvre d’un déporté de fraîche date soulève un vif intérêt parmi les historiens de profession, en raison de ses vues originales et non chauvines sur les origines de la Bohême. Il écrit aussi après son retour des camps quelques articles dans la presse social-démocrate, dans la mesure où sa frêle santé… et la surveillance policière qui commençait le lui permettent. Épuisé, il avait peu à peu perdu sa confiance dans le rôle historique de la classe ouvrière, sans pour cela devenir un traître ; et le coup d’Etat de Gottwald en 1948 le trouve démoralisé, sans perspectives politiques, cherchant dans sa vie privée un dernier refuge.
Le 14 juin, dès que la nouvelle de la condamnation de Zavis Kalandra parvint en France, André Breton publia dans « Combat » une lettre ouverte à Paul Eluard. A la suite de la lettre de Breton et d’un télégramme d’Albert Camus demandant au président de la république tchécoslovaque la grâce pour Kalandra et pour ses trois coaccusés, une campagne de signatures fut lancée par les Groupes de liaison internationale. Nous voulons remercier ici tous les signataires, mais l’exécution de la sentence a rendu vaine la publication des derniers noms d’ouvriers, d’instituteurs, de répétiteurs, d’ajistes, d’employés et d’intellectuels divers qui nous sont parvenus trop tard.
Hors de France un mouvement encore plus vaste fut déclenché en faveur de Kalandra, par les syndicalistes norvégiens et par des organisations féminines suédoises, en particulier.
Quelle fut la réponse des staliniens ? Inutile de parler de l’entrefilet perfide de « l’Humanité », ni des piteux aveux du malheureux Kalandra, citons simplement cette phrase du procureur Vieska :
« En 1936, lorsque le P.C. vous chasse, vous vous êtes donné les allures d’un adversaire idéologique du P.C. … C’était le commencement et ceci est la fin. Avis aux oppositionnels amateurs ! »
Mais il convient de se souvenir d’un long article de Pierre Daix, ancien déporté, ex-trotskyste, bonne à tout faire des « Lettres françaises ». Le nommé Pierre Daix, dans cet article du 6 juillet, a le culot d’accuser Zavis Kalandra d’être un fauteur de guerre, en se fondant sur l’interview de « Combat » où une personne qui a vu Kalandra en 1947 (un an avant le coup d’Etat de Gottwald) dit :
« Kalandra nous a paru pêcher par optimisme. Quoique sans illusion sur l’avenir, puisqu’il envisageait le renversement du régime dans une proche troisième guerre mondiale… »
Il s’agissait, bien entendu (et le contexte ne permet pas le doute), du renversement du régime intermédiaire de Benès par les staliniens et par l’Armée Rouge. Pierre Daix sait lire un article ; il sait ce qu’il fait et pourquoi on le paie : un régime démocratique se devrait de poursuivre automatiquement une si entière mauvaise foi, quelle que soit la cause défendue.
Paul Eluard a tenu, lui aussi, à nous montrer ce qu’est « le déshonneur des poètes » en publiant dans « Action » cette simple phrase :
« J’ai trop à faire avec les innocents qui clament leur innocence pour m’occuper des coupables qui clament leur culpabilité ».
Quant à nous, saluons, indépendamment de toute attache politique, la mémoire de Zavis Kalandra, qui a souffert sa vie durant pour le respect de la vérité dans le socialisme.
J.-D. MARTINET