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Errico Malatesta : Répétitions autoritaires

Article d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil anarchiste, n° 821, 1er mai 1931


Des rares nouvelles qui par hasard me parviennent, je remarque que certains camarades soutiennent à nouveau que pour faire triompher l’anarchie, il faudra, quand la révolution éclatera, obliger les gens à faire comme nous le voulons, jusqu’au moment où ils seront convaincus que nous avions raison et feront spontanément ce qu’au début nous les forcions à faire. En un mot, nous remplirions le rôle de gouvernement.

Bien entendu le gouvernement que ces singuliers anarchistes voudraient constituer ne serait que bénin et provisoire, gouvernant le moins possible et de très courte durée ; mais même réduit au strict minimum, ce serait toujours un gouvernement, c’est-a-dire un groupement d’hommes qui s’attribuent la faculté d’imposer au peuple leurs propres idées… et leurs propres intérêts.

Cela afin d’être pratiques, de se mouvoir dans la réalité, etc. Il me semble entendre les discours que tenaient les partisans de la guerre, quand ils prêchaient la guerre pour détruire la guerre !

Ce n’est pas nouveau. Pendant tout le cours de notre mouvement, il y a eu des individus qui, tout en se disant anarchistes et même plus anarchistes que les autres, ont exprimé des conceptions et des propos ultra-autoritaires : suppression pour nos adversaires des libertés élémentaires de parole, de presse, de réunion, etc. ; travail forcé sous les ordres de contremaîtres anarchistes; enfants arrachés aux familles pour les élever anarchiquement ; police rouge, armée rouge, terreur rouge. Et si évidente que soit la contradiction entre l’idée de liberté, qui est l’âme de l’anarchisme, et l’idée de contrainte, néanmoins à bien y réfléchir, il n’y a pas de quoi trop s’étonner. Nés et grandis dans une société où chacun est obligé de commander ou de se voir commandé, sous l’influence d’une tradition millénaire d’oppression et de servitude, et n’ayant d’autre moyen pour nous émanciper que le recours à la violence pour abattre la violence qui nous opprime, il est difficile de penser et sentir en anarchiste, il est difficile surtout de concevoir et respecter la limite qui sépare la violence, juste et nécessaire à la défense de nos propres droits, de la violence en violation des droits d’autrui. C’est ainsi qu’il y a toujours ceux qui versent dans l’autoritarisme et pour arriver à l’anarchie veulent agir à la façon des gouvernements, veulent en somme être gouvernement.

Naturellement les intentions sont toujours bonnes : nous sommes bien anarchistes, disent-ils, mais les masses sont tellement arriérées qu’il faut les pousser en avant par force. Cela ressemble à vouloir apprendre à quelqu’un à marcher, en lui attachant les jambes !

Je ne veux pas m’étendre ici sur cette erreur de vouloir éduquer les gens à la liberté, à l’initiative et à la confiance en soi-même au moyen de la contrainte. Je n’insisterai pas davantage sur le fait qu’étant au gouvernement on veuille y rester, surtout avec le sincère propos de faire le bien, et partant on songe avant tout à constituer un parti ou une classe de co-intéressés et une force armée fidèle et disciplinée pour tenir en respect les récalcitrants : toutes choses qui se produiraient avec des gouvernants « anarchistes » comme avec les autres, soit parce qu’elles sont une nécessité de la situation, soit parce que nous anarchistes ne valons pas beaucoup mieux que le commun des mortels. Cela m’amènerait à répéter toutes les raisons que l’anarchisme oppose à l’autoritarisme, raisons que les camarades en question, qui ne sont pas, à ce qu’on me dit, des novices, doivent connaître aussi bien que moi.

Je veux seulement faire remarquer que, comme il arrive très souvent, ceux qui se vantent le plus d’être pratiques et de ne pas s’égarer dans les rêves, sont pour finir ceux qui rêvent le plus de choses impossibles.

En effet, il est clair que pour s’emparer du gouvernement et ne pas s’exposer à un fiasco certain, qui nous discréditerait et nous interdirait pour longtemps toute action utile, il faudrait disposer d’une force numérique et d’une capacité technique suffisantes. Probablement, n’aurons-nous pas au début de la prochaine révolution, cette force et cette capacité ; mais, en supposant de les avoir, quel besoin aurions-nous alors de nous ériger en gouvernement et de nous mettre sur une voie qui nécessairement nous conduirait vers un but opposé à celui que nous voudrions atteindre ? Si nous étions pareillement forts, nous pourrions aisément mettre les gens sur la bonne voie par la propagande et par l’exemple, et développer et défendre la révolution avec une méthode parfaitement anarchiste, c’est-à-dire avec le concours volontaire et enthousiaste de la masse intéressée à son triomphe.

Ceci soit dit pour ceux qui entendraient s’emparer du gouvernement comme anarchistes pour faire l’anarchie, ou du moins acheminer la révolution vers l’anarchie. Au cas où l’on voudrait aller au gouvernement avec les partis autoritaires, qui viseraient avant tout à supprimer l’initiative populaire et à assurer le développement et la permanence des institutions gouvernementales, il s’agirait alors d’un cas de défection pure et simple, et garder le nom d’anarchistes ne serait que mensonge et tromperie. Avec ce résultat, qu’après avoir mis nos forces au service de nouveaux dominateurs et les avoir aidés à se raffermir au gouvernement, aussitôt que l’on n’aurait plus besoin de nous nous serions ignominieusement chassés pour demeurer impuissants et déshonorés.

Tandis que, même minorité comme nous le sommes, en restant au milieu des masses pour les pousser à abattre l’autorité politique et le privilège économique et à organiser d’elles-mêmes la nouvelle vie sociale, dont nous aurions à donner l’exemple, en grand ou en petit selon les forces que nous pourrions recueillir dans les différentes localités et dans les différentes corporations ouvrières, — sans prendre des responsabilités auxquelles nous ne saurions faire face, nous serons à même de donner à la révolution un caractère de profonde rénovation et de préparer la voie au triomphe intégral de l’anarchie.

Nous ne réussirons peut-être pas à empêcher la constitution d’un nouveau gouvernement, mais nous pourrons empêcher qu’il devienne fort et tyrannique et l’obliger à respecter, pour nous et pour ceux qui se joindraient à nous, la plus grande liberté possible et le droit à l’usage gratuit des moyens nécessaires à la production.

En tout cas, même vaincus, nous donnerons un exemple fécond de résultats concrets dans un prochain avenir.

Errico MALATESTA.

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