Article de Daniel Blanchard alias Paul Canjuers paru dans Socialisme ou Barbarie, n° 38, octobre-décembre 1964, p. 98-101
La réélection de Johnson à la Présidence des Etats-Unis avec une très forte majorité avait beau être attendue et escomptée ; ces élections n’en marquent pas moins une étape dans la vie politique des Etats-Unis qui conduira probablement à des changements importants. Pour la première fois depuis 1940, ces élections ont en effet posé les électeurs américains devant un choix réel, même s’il était fort limité et essentiellement négatif. Depuis l’acceptation du New Deal et de ses résultats irréversibles, les élections étaient progressivement devenues une question de choix entre les « personnalités » des candidats de deux partis dont les différences s’étaient amenuisées à l’extrême. En désignant Goldwater comme candidat à la présidence, l’aile extrémiste du parti républicain a explicitement remis en cause une série d’aspects essentiels de l’orientation de la politique américaine, intérieure et extérieure, ceux précisément qui expriment la tentative du capitalisme américain de s’adapter au monde moderne. Peu importe si cette remise en question était confuse, si Goldwater, longtemps avant les élections, avait été obligé de mettre beaucoup d’eau dans son bourbon, et si finalement, élu Président, il aurait été obligé de faire à peu près ce que Johnson fait. Les électeurs ont voté contre le retour (utopique, faut-il le dire) à un capitalisme totalement privé et sans intervention de l’Etat fédéral dans l’économie, contre l’autonomie des Etats l’égard de la fédération, contre les va-t-en guerre en politique internationale, contre l’anti-communisme à outrance et la persécution des minorités, contre surtout l’aggravation de la guerre raciale qu’aurait certainement induit l’élection de Goldwater.
Il faudra sans doute revenir sur la signification de la facilité avec laquelle les éléments extrémistes du parti républicain ont pu s’emparer de la machine du parti et imposer Goldwater comme candidat ; comme aussi sur, le fait que presque deux électeurs sur cinq (ou trois sur sept, si on ne compte que les électeurs blancs) ont voté pour ce candidat « lunatique », qui s’était passablement ridiculisé pendant la campagne électorale. D’ores et déjà il est clair que derrière ces faits il y a le problème racial. C’est en effet le Sud, traditionnellement « démocrate », qui a surtout voté pour le « républicain » Goldwater. Et ce fait lui-même peut être gros de conséquences, aussi bien sur le plan des structures politiques officielles, que sur celui des réalités de la lutte raciale. Jusqu’ici, chacun des deux grands partis comportait une aile « réactionnaire » et une aile « éclairée », « progressive » ou « libérale » (les « démocrates » du Sud étant autant et plus réactionnaires que les plus réactionnaires des républicains). La désignation de Goldwater comme candidat à la présidence avait déjà eu comme résultat qu’une bonne partie dès républicains « libéraux » avaient pris ouvertement parti pour Johnson (y compris le grand quotidien New York Herald Tribune ; le New York Times avait déjà pris parti pour Kennedy en 1960). Le résultat des élections, pourrait accélérer la tendance vers un redéploiement et une redistribution des forces politiques, réalisant le projet que nourrissait Roosevelt d’un regroupement des ailes libérales de chacun des deux partis dans une formation « progressiste », s’opposant à une formation conservatrice résiduelle. Les machines bureaucratiques très puissantes des deux partis continueront sans doute à opposer une résistance acharnée à une telle décantation. Mais l’efficacité de cette résistance risque d’être de plus en plus réduite, pour autant que des enjeux réels tendent à obliger la population de s’intéresser à un degré croissant aux affaires publiques, et que des différences proprement politiques dessinent les contours d’une division de l’opinion.
En dehors de la politique internationale où les réalités de la « coexistence » dictée par l’équilibre de la terreur nucléaire pourraient difficilement être remises an question autrement qu’en paroles le premier de ces enjeux concerne la situation économique du pays.
La victoire de Johnson a été aidée par la prospérité de l’économie des Etats-Unis, qui traverse actuellement sa phase d’expansion la plus longue depuis, la guerre (presque quatre ans sans « récession »). Cependant l’accroissement de la production, des revenus et de l’emploi n’a que très peu allégé le problème du chômage. Ce n’est que depuis un an qu’on note une diminution du chômage, qui reste d’ailleurs légère (il y a presque 4 millions de chômeurs, soit environ 5 % de la main-d’oeuvre totale). Il commence à apparaître que ce chômage, maintenu par l’introduction continue de l’automation dans de nouvelles branches de la production, comporte un noyau « structurel » qu’une expansion normale de l’économie n’est pas capable de résorber. Y faire face, exigerait de porter le degré d’intervention étatique dans l’économie à un nouveau palier. Or la résistance de la majorité des couches dirigeantes et privilégiées à cette intervention reste très grande aux Etats-Unis.
Mais le problème qui domine sans conteste la situation intérieure des Etats-Unis, et qui a joué le rôle principal dans les élections qui viennent de se dérouler, c’est le problème noir. En même temps, ce problème introduit dans la société américaine un élément de contestation radicale qui fait qu’en termes réels il échappe au cadre officiel de la vie politique. D’où ce paradoxe, que, tout en étant reconnu comme le facteur décisif du scrutin, il a été pratiquement laissé de côté dans la campagne électorale officielle, après un accord public entre les deux candidats. D’où aussi ce deuxième paradoxe : ceux qui ont voté pour Johnson ont voté, dans leur grande majorité, pour une solution « progressiste et libérale » du problème noir, pour l’atténuation de la tension raciale ; mais cette solution, cette atténuation, non seulement ils seraient incapables de dire en quoi elle pourrait consister, pour une bonne partie et au fond d’eux-mêmes ils ne la veulent pas vraiment au sens qu’ils ne sont nullement disposés de faire, quant à eux, et ne font pas, ce qui pourrait la rapprocher. De plus en plus, il devient clair que le problème noir échappe à l’administration et à la législation, qu’il met en cause la personne et la vue du monde de l’homme américain.
1963 a été marqué par une radicalisation et une généralisation de la revendication noire dans le Sud. Axé sur l’intégration raciale, le mouvement a donné lieu à d’importantes manifestations de masses dans lesquelles les noirs ont fait preuve à la fois d’une combativité et d’une capacité d’auto-discipline extraordinaires. Il a amené un gauchissement des organisations, mais il est resté contrôlé par elles.
En 1964, le mouvement a gagné le Nord tout en continuant dans le Sud. Cependant il a revêtu dans les deux secteurs des aspects tout à fait différents.
Dans le Sud, d’une part ont continué des manifestations non violentes, visant la déségrégation des lieux publics, comme l’année précédente, notamment en Floride (St Augustine) et en Géorgie (Atlanta). D’autre part, les organisations intégrationnistes se sont attaquées au bastion du racisme, le Mississippi, où les noirs forment près de la moitié de la population mais où le « colour bar » que les blancs défendent par la terreur, n’avait pour ainsi dire pas encore été même menacé. Reprenant sous une forme plus étendue l’idée qui était celle des « freedom riders » (les voyageurs de la liberté) et disposant du recours, beaucoup plus théorique que réel d’ailleurs, de la nouvelle loi sur les droits civiques, les organisations intégrationnistes les plus dynamiques ont mis sur pied une sorte de mission au Mississippi, les « travailleurs des droits civiques ». Parmi ces organisations, le S.N.C.C. (comité de coordination des étudiants non-violents) fut le principal moteur de cette action qui consista à envoyer au Mississippi des sortes de commandos d’étudiants provenant des villes du Nord comme du Sud et chargés de provoquer une prise de conscience des noirs par des activités diverses. Durant l’été, 27 « écoles de la liberté » et 30 « centres communautaires » furent établis au Mississippi, où les noirs purent trouver des rudiments d’instruction scolaire aussi bien que politique, ou participer à des activités « culturelles » de tous ordres. L’un des objectifs des « civil rights workers » était également de faire inscrire les noirs sur les listes électorales. Dans tout l’été seulement 300 noirs ont été inscrits. Mais ainsi que le font remarquer les responsables du S.N.C.C., là n’est pas l’important. Le résultat le plus positif est le début de prise de conscience qui est apparu chez un certain nombre de noirs et les linéaments d’organisation qui sont restés en place à la fin de la campagne et qui permettront l’an prochain de repartir sur une base plus ferme. De plus, selon un dirigeant du S.NC.C., la réponse des blancs par le meurtre et la bombe a choqué la bonne conscience de nombreux Américains au Mississippi même et a « amélioré le climat » pour les intégrationnistes.
Dans le Nord, la revendication noire a pris un tout autre visage : des manifestations violentes, éclatant brutalement à propos d’un incident de rue opposant la population noire à un flic blanc, et aboutissant à des heurts sanglants avec la police et à la mise en état de siège des quartiers noirs. Ces explosions ont totalement échappé aux organisations légalistes ou à tout le moins non-violentes qui tant bien que mal jusque-là avaient gardé la haute-main sur le mouvement au nord comme au sud. Elles ont été surtout le fait des jeunes, groupés de façon permanente en bandes. Mais dans la même période sont apparues d’autres organisations tournées vers l’action directe et violemment anti-blanches comme le « conseil de défense de Harlem », le « mouvement nationaliste africain » ou la nouvelle organisation de Malcolm X, ancien dirigeant des Musulmans noirs, qui a rompu avec Elijah Muhammad et son mouvement replié sur lui-même, pour passer à l’action contre la domination blanche. Bien que tout à fait confuses sur le plan des idées, ces organisations contestent de façon totale la société dominée par les blancs, même si à de multiples égards elles reproduisent les pires aspects de cette société (hiérarchie, etc.).
Le caractère pris par la revendication noire dans le nord exprime la différence de condition des noirs de cette région par comparaison avec le sud. Dans le sud, le prolétariat noir, encore en grande partie rural et, même dans les villes, comportant relativement peu d’ouvriers d’industrie, vit depuis des générations dans un état de subordination maintenu par la terreur et consacré par la loi. Cependant la rigidité même du « colour bar » et son aspect traditionnel, limite les contacts avec le monde blanc et émousse le sentiment de frustration (cf. les romans de Richard Wright). Les noirs du nord au contraire y sont venus pour sortir de ce confinement et de l’un de ses aspects essentiels, la misère. Mais sous l’égalité de droit avec les blancs ils n’ont trouvé qu’une inégalité de fait, perceptible tout instant dans le travail, à l’usine comme au syndicat, et dans les conditions d’existence. Cantonnés dans les emplois « inférieurs » et donc dans les salaires les plus bas du fait de leur manque de qualification et de la difficulté beaucoup plus grande pour eux d’en acquérir une à cause de leur misère même et du système d’éducation, ils sont de plus en plus en proie au chômage parce que la transformation de l’économie raréfie les emplois qu’ils peuvent tenir. Cette « frustration » économique qui va s’aggravant rapidement depuis ces dernières années, s’accompagne évidemment d’une « frustration » sociale à tous les niveaux.
Mais, groupés, qu’ils le veuillent ou non, dans les mêmes quartiers des grandes villes, ils y vivent dans des conditions qui sont beaucoup plus proches de celles des quartiers prolétariens du XIXe que de celles des pays modernes et ils développent la même solidarité que les habitants de ces quartiers ouvriers, surtout face aux deux représentants les plus exécrés de la domination blanche, le flic et le propriétaire. Les faits qui jalonnent la récente histoire du mouvement noir dans le nord sont les grèves des loyers (à Harlem et à Washington) le sac des magasins possédés par des blancs et les bagarres avec la police.
Mais cet aspect de lutte de classes n’épuise pas la réalité du mouvement noir dans le nord, qui a développé la conscience d’une identité noire. Celle-ci s’est définie d’abord en faisant appel à l’Islam (les musulmans noirs) et en formulant un code de valeurs inverse de celui que les blancs pratiquent dans leurs rapports avec les noirs : tout ce qui est blanc est mal, tout ce qui est noir est bien. Maintenant de plus en plus, les noirs américains cherchent à se raccorder à l’Afrique et plus généralement aux peuples sous-développés. Une organisation comme le « mouvement nationaliste africain » en témoigne. Le fait nouveau depuis cette année c’est que la conscience de cette identité se traduit par une agressivité active à l’égard des blancs qui contraste avec la passivité absolue des « black Muslims », restés à l’écart de tous les mouvements de lutte et repliés dans la contemplation d’un monde noir de rêve. La conjonction de la violence et de l’affirmation d’une identité noire introduit dans la société américaine et dans ses fameuses valeurs un élément de contestation très profond, le seul véritablement profond dans la période actuelle, d’ailleurs.
Bien que ce ne soit pas dans cette note la place ni d’une analyse poussée du mouvement noir ni encore moins de ses « perspectives », disons cependant d’une part que jusqu’ici, on n’a pas vu cet élément de contestation diffuser dans d’autres secteurs de la société, si ce n’est une mince frange d’intellectuels, cela d’abord parce que cette contestation se veut liée à la condition de noir et ensuite parce que les problèmes posés par les noirs ne correspondent pas — sauf à un certain niveau d’abstraction — avec ceux de la majorité des Américains, que ce soit dans le domaine économique ou culturel. D’autre part, ce qu’on a vu c’est que le mouvement noir se heurte à un rapport de forces monstrueusement déséquilibré. Ils ont en face d’eux non seulement un énorme appareil répressif mais une société blanche majoritaire.
Aussi, et cela on le voit aussi, même dans le nord le mouvement noir débouche-t-il, dans les faits, sur un réformisme. Absolument exclus des luttes menées dans les quartiers noirs, les dirigeants intégrationnistes reparaissent lorsqu’il s’agit d’aller négocier avec Wagner, — le maire de New-York, — Robert Kennedy ou Johnson. Et bien que de plus en plus nombreux soient les noirs du nord qui revendiquent la création d’un état noir indépendant, le contenu des négociations n’est autre que l’intégration, par le moyen d’un « new deal » seconde manière.
Et pourtant, malgré ces limites « objectives » à son développement, le problème noir est au cœur de la vie politique américaine. D’abord parce qu’à travers lui se posent des quantités de problèmes qui existent par eux-mêmes, comme celui de l’intervention de l’état fédéral, celui du chômage, celui du système d’éducation, etc… Mais surtout parce qu’il atteint tout américain dans le secteur le moins contrôlable de sa personnalité. Il saute aux yeux de tout le monde que le goldwaterisme n’est que la « peur du noir », et, se précipitant dans la percée ainsi faite, le retour en force de toutes les « peurs » américaines, essentiellement peur d’une réalité sociale en perpétuel changement. Mais cette peur du noir est tout aussi partagée par une grande partie des blancs qui ont voté pour Johnson dans l’espoir qu’il pourra plus facilement réaliser des compromis et éviter ainsi le « show-down », le « cartes sur table » avec les noirs. Et, d’une certaine façon, le problème noir n’est rien d’autre que cette peur elle-même.
P. CANJUERS.