Article de Gustave Stern alias Gérard Sandoz paru dans La Révolution prolétarienne, n° 188, décembre 1963, p. 18
Une petite dépêche, provenant de Washington au mois d’Août de cette année, n’a guère trouvé l’attention qu’elle méritait pourtant : cette dépêche nous informait que la Centrale des Syndicats américains, l’AFL-CIO, avait décidé de ne pas participer à la fameuse « Marche sur Washington », organisée par la quasi-totalité des organisations noires et patronnée, presque officiellement, par l’administration du président Kennedy.
Quelle était la raison d’une telle décision, prise par l’ensemble des membres de la commission exécutive, contre deux voix seulement : celle de Philip Randolph, président du Syndicat des porteurs de wagons-lits (dont les membres sont exclusivement des noirs) et celle de Walter Reuther, président du Syndicat des ouvriers de l’automobile ? Les raisons officiellement indiquées dans un communiqué ne pouvaient guère être considérées comme valables ou comme convaincantes : cette marche sur Washington, nous disait-on, ne pourrait guère contribuer à la progression des droits civiques pour la population noire des Etats-Unis…
Rappelons que le but de la « marche » était assez restreint : il s’agissait de soutenir la législation présentée par le président Kennedy au Congrès américain :
1. Interdiction de la discrimination raciale dans les entreprises publiques ;
2. Obligation pour les écoles de pratiquer l’égalité raciale ;
3. Refus de fonds publics aux entreprises pratiquant la discrimination raciale.
En réalité, derrière le communiqué anodin de la centrale syndicale se cache un drame profond, à savoir que le syndicalisme américain joue dans la révolution qui s’amorce aux Etats-Unis avec la lutte violente de la population noire pour ses droits légitimes le rôle de frein plutôt que celui d’un animateur qu’on était en droit d’attendre de lui.
Certes, officiellement, l’AFL-CIO prend constamment position en faveur de l’égalité raciale ; en fait, la plupart des syndicats adhérents s’y opposent, et en particulier, les syndicats de métier dont l’influence reste considérable à l’intérieur de la centrale américaine.
La plupart des syndicats de métier jouent même le rôle essentiel dans l’attitude qui consiste à exclure les noirs des possibilités d’apprendre un métier qualifié, en particulier dans l’industrie du bâtiment, et cela parfois contre la volonté de quelques employeurs : et cela ne se passe pas uniquement dans le Sud, mais également dans le Nord : ainsi à New York où, pendant des mois, les organisations des Noirs ont dû organiser des manifestations pour une « embauche équitable » des Noirs, très souvent contre la volonté contraire des différents syndicats de métier. C’est à New York et dans d’autres grandes villes du Nord que le chiffre des ouvriers noirs qualifiés est le plus bas : la plupart des syndicats de métier ont jusqu’à présent systématiquement refusé d’admettre les ouvriers noirs dans les centres d’apprentissage.
Dans le sud des Etats-Unis, les ouvriers noirs travaillant dans l’industrie du textile forment moins de deux pour cent de l’ensemble des travailleurs ; dans les Etats de Virginie et Caroline du Sud, aucun ouvrier noir n’a eu, jusqu’à présent, la possibilité de voir son « statut » de manœuvre transformé en celui d’un ouvrier qualifié : dans la plupart des cas la résistance provenait des organisations syndicales affiliées à l’AFL-CIO.
En face d’une telle situation, les proclamations officielles de la centrale syndicale sur sa volonté de promouvoir à « l’égalité raciale » dans les lieux de travail apparaissent comme tragiquement dérisoires. Le fait est que la résistance contre la progression civique et sociale des Noirs se situe essentiellement au niveau de la « base » : au sud comme au nord des Etats-Unis, ce sont essentiellement les « petits blancs », les blancs pauvres ou les moins fortunés qui se sentent menacés par « l’invasion des Noirs » ou qui sont mus par des préjugés raciaux profondément enracinés.
Même dans les industries de masse, dans l’acier et dans l’automobile par exemple, cette peur et ces préjugés existent, mais ils y sont généralement combattus par les organisations syndicales, alors que les leaders des syndicats de métier se mettent trop souvent au diapason de la « base » qui, malheureusement, loin de reconnaître les mouvements des Noirs comme une grande force d’émancipation, les ressentent comme une menace.
La décision de l’AFL-CIO de ne pas participer à la « marche sur Washington » s’explique alors facilement : les membres de la Commission Exécutive avaient peur d’affronter les craintes et les préjugés, et l’on assiste ainsi au spectacle peu réjouissant que les organisations qui luttent pour l’égalité raciale soient obligées de réclamer une législation adéquate pour forcer les syndicats réticents d’abolir la ségrégation raciale dans leurs rangs !
Cela est d’autant plus grave que la véritable révolution qui est reflétée par la lutte des organisations noires se situe avant tout au niveau social : il s’agit, certes, d’abolir la discrimination raciale dans les écoles, les restaurants et hôtels ; mais il s’agit avant tout d’aboutir à une complète « intégration », de la population noire dans le mécanisme social des Etats-Unis. C’est cela le but suprême, et cela implique une véritable révolution sociale, aussi considérable, sinon plus, que le mouvement qui aboutissait, dans les années trente, à la formation d’organisations syndicales à l’échelle industrielle.
Une telle révolution peut paraître impensable à l’heure actuelle : dans le Sud, la ségrégation est encore presque totale ; dans le Nord, où la discrimination raciale est « importée », « l’égalité raciale » dans le domaine de l’habitation, par exemple, dure, selon un mot qui a fait fortune, l’espace du moment où le premier Noir a pris possession d’un logement dans un « quartier blanc » et où le dernier blanc a déménagé…
Mais le vrai problème, le problème social, ressort des indications et chiffres que nous empruntons à une revue américaine : le revenu annuel moyen d’un ouvrier noir est de 3.075 dollars, le revenu annuel moyen d’un ouvrier blanc s’élève à 5.137 dollars.
En ce qui concerne les femmes, les chiffres correspondants sont respectivement de 1.276 et 2.537 dollars. Le pourcentage des Noirs qui, à un degré quelconque, exercent un travail qualifié s’élève à 16 %, celui des blancs à 40 %.
Il est inutile qu’un garçon noir apprenne le métier de plombier, de maçon, d’électricien ou de typographe : aucun des syndicats de métier n’admettra qu’il puisse travailler dans une des firmes sous son « contrôle ». Enfin : 13,8 % de la population noire en état de travailler sont en chômage. Chiffre correspondant pour la population blanche : 7 %.
Il est évident que les choses sont en train de « bouger » aux Etats-Unis, dans le Sud d’abord, où les nouvelles formes de lutte employées par les organisations noires ont abouti à la création d’un mouvement qui, à la longue, s’avérera irrésistible ; il s’y ajoute « l’intérêt bien compris » des industriels et commerçants qui, eux, bien que réticents, sont bien obligés de « compter » matériellement avec la population noire. Restent plus que réticents, c’est-à-dire haineux et totalement imbus de préjugés raciaux les « petits blancs », dans le Sud aussi bien que dans le Nord qui craignent « l’invasion » des Noirs et qui redoutent de perdre leur « statut social ».
L’attitude des organisations syndicales, on l’a vu, s’en ressent. Mais si le syndicalisme américain ne réussit pas à changer d’orientation, à faire un effort énorme d’éducation parmi les travailleurs, il ne passera pas seulement à côté de la révolution qui est en gestation aux Etats-Unis, mais il court même le risque d’être écrasé par elle. Voilà le « drame » dont a parlé récemment un responsable syndical.
Gérard SANDOZ.