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Louis Parrot : Islam et Occident

Article de Louis Parrot paru dans Les Lettres françaises, 15 janvier 1948, p. 5

S’il est un sujet difficile et que son actualité même rend encore plus malaisé à traiter, c’est bien celui qu’expose le dernier numéro spécial des Cahiers du Sud (1). Les rapports entre l’Islam et l’Occident suscitent tant de commentaires passionnés qu’il était fort utile, pour le public cultivé, de se reporter à un recueil de textes et d’études qui fît le point sur cette question. Mais allons-nous trouver, dans cette importante publication, la réponse à toutes nos questions ? Hélas ! nous en sommes très loin. Cet ensemble d’études professorales et dont la plupart présentent un très vif intérêt, passe bien souvent à côté et il nous semble souvent que, loin de nous exposer quelle est la nature des liens qui unissent nos deux civilisations, quelles sont leurs possibilités de collaboration, quelles sont leurs influences réciproques, les éditeurs aient eu davantage le souci de nous flaire un tableau intellectuel et sentimental de l’Islam et en particulier de la culture musulmane de l’Afrique du Nord. Nous ne saurions nous en plaindre puisque les pages qu’ils nous offrent sont excellentes. Mais elles nous laissent sur notre faim. Sans doute manque-t-il, à ce numéro, toute une partie documentaire, constituée par des enquêtes, des reportages, des interviews de leaders politiques (les questions politiques ont été soigneusement éliminées, le problème palestinien, l’économie des pays musulmans sont passés sous silence). Ainsi cet ensemble un peu académique eût-il gagné en vigueur et en opportunité.

Ce reproche est sans doute celui que formulent les intellectuels musulmans à l’égard des occidentaux qui se spécialisent dans les questions islamiques. Mais ce reproche ils l’encourent tout les premiers. Dans L’Europe et l’Islam (2) le professeur égyptien Dr Zaki Ali nous laisse entrevoir qu’il va traiter de l’organisation du monde islamique où l’Aga Khan, dans le même livre, voit une puissance spirituelle et morale « toute prête à seconder l’Europe meurtrie dans son œuvre de reconstruction ». Mais bien vite le Dr Zaki Ali tourne court. Il nous énumère ce que l’Europe doit à la civilisation musulmane et c’est alors un très long et très glorieux palmarès dans lequel se succèdent les noms des savants, des poètes et des philosophes qui ont illustré l’Islam à l’époque de sa splendeur, pendant les premiers siècles de l’occupation espagnole. Personne ne contestera l’importance de cet apport bienfaisant qui se fit sentir dans tous les domaines de la technique et de la pensée, ni ne mettra en doute que l’essor de la culture européenne, dès le XVe siècle, a été grandement facilité par le rayonnement de la culture musulmane. Mais il faudrait aller plus loin et en tirer les conclusions. Il faudrait surtout conserver quelque mesure dans ses jugements. C’est ainsi que lorsque le Dr Zaki Ali écrit que « Cervantès doit son Don Quichotte à la littérature arabe de l’Andalousie », peut-être s’avance-t-il un peu trop. Cervantès, qui écrivit Don Quichotte plus d’un siècle après la prise de Grenade, s’est sans doute souvenu, dans maints épisodes de son chef-d’oeuvre, de récits appartenant à une histoire commune (les légendes du Cid ne sont-elles pas, à juste titre, revendiquées par deux littératures ?) Parfois même, dans la seconde partie de son livre, il recourt à un porte-parole, Cid-Hamlet, pour s’appuyer sur une autorité imaginaire, comparable à celle d’un Amadis de Gaule. Mais de là à affirmer que son livre lui a été entièrement inspiré par la littérature arabe, il y a un abîme. Il eût été plus juste de dire que Cervantès, comme tous les hommes de son temps, gardait dans sa mémoire les images encore très vivantes de cette Espagne musulmane qu’il aimait à rappeler de chapitre en chapitre, comme des souvenirs émus, voire un peu archaïques, d’une époque bien révolue.

Révolue pour les Musulmans eux-mêmes dont la littérature est toute marquée de ce regret de l’Andalousie mauresque où s’étaient affirmées leur culture et leur puissance : un mirage qui n’a pas fini d’illuminer les rêves d’un désert retourné bel et bien, aujourd’hui, à sa stérilité. Si nous ouvrons à nouveau les Cahiers du Sud, c’est le thème par excellence, la référence à laquelle on se reporte sans cesse. La présence de l’Islam dans la péninsule espagnole a laissé beaucoup plus de traces dans les lettres musulmanes que son occupation, moins longue d’ailleurs, dans le Sud-Est européen. Ce chapitre des « influences et des échanges » est sans doute le plus important et une étude comme celle d’Henri Pérès sur La Poésie arabe d’Andalousie mériterait d’être étudiée par tous les hispanisants. C’est un travail excellent comme celles de P.-G. Théry, de Sallefranque et de G.-A. Astre. Par contre la section des arts et lettres nous offre un panorama assez incomplet de l’activité intellectuelle des différents pays de l’Islam d’aujourd’hui. Si Taha-Hussein, dont le livre traduit en français connaissait cette année un vif succès, nous parle de l’Egypte, et Jean Hytier avec Henri Massé, de la littérature persane, nous ne savons rien de celle du Pakistan, et rien non plus ne nous est donné sur la Turquie où, en dépit de toutes les difficultés politiques et d’une réaction chaque jour plus affirmée, un indéniable effort culturel a été accompli. Cette absence est peut-être compensée par les pages des islamisants les plus notoires d’aujourd’hui, Louis Massignon, François Bonjean, Emile Dermenghem dont la pensée forme l’armature de ce cahier d’informations.

Et cependant la question demeure toujours en suspens. Sur quelles bases l’Islam peut s’associer à l’Occident ? On sera loin d’être satisfait lorsqu’on aura retenu la conclusion d’un Zaki Ali par exemple, pour qui le panislanisme étant surtout de lien spirituel qui unit tous les musulmans du monde, celui-ci peut être sauvé s’il associe, en vue d’un nouvel ordre social et d’un idéal politique fécond, « la bienfaisance, l’entraide et la charité » qui sont lés fondements de l’Islam aux vertus de notre Occident. C’est un programme un peu limitatif. Et il faut à priori se méfier de ces philosophes qui estiment qu’un retour à une religion épurée est le seul chemin du progrès : l’esprit de réaction, la crainte superstitieuse du moindre changement, le respect plus ou moins hypocrite de la lettre interprétée dans le sens le plus favorable aux pires préjugés ne sont pas les privilèges des seuls penseurs d’Occident. Et du côté de l’Islam, il y a beaucoup à faire dans tous les domaines. Ce n’est pas toujours à bon escient que l’on se réclame de la tradition. Certes, nous devons écouter favorablement les vœux de cette élite musulmane qui dans tous les pays du Croissant s’insurge contre la tutelle étrangère, mais nous ne pouvons oublier que dans bien des cas cette élite n’a pas d’autre programme que de maintenir, au nom d’un idéal religieux discutable, la grande masse dans cette torpeur dont les occupants veulent parfois la tirer pour des fins plus ou moins avouables. Les réformes politiques et sociales les plus hardies — et personne n’ignore combien elles sont urgentes dans la plupart des terres musulmanes — ne vont pas forcément à l’encontre des préceptes religieux les plus orthodoxes (les 28 millions de musulmans soviétiques s’en accommodent fort bien). C’est dans la mesure où l’Islam réalisera en lui-même ces réformes sociales, cette émancipation dont le machinisme aidera l’avènement, qu’il se rapprochera de l’Occident. Et non en se retranchant dans les arguties d’une religiosité néfaste, arriérée, qui se réclame de la tradition en un perpétuel abus de confiance et qui est l’une des causes de cette incompréhension qui sépare deux civilisations.

Les liens personnels qui unissent musulmans et occidentaux, les efforts patients de ces derniers, peuvent faire beaucoup pour ce rapprochement et pour la formation, à peine esquissée encore, de cette culture franco-arabe dont rêvent tant de bons esprits. Dans Le Jardin des Hautes Plaines (3) René Cathala nous retrace la vie des instituteurs laïques qui travaillent dans un contact étroit avec la population arabe et dans les lieux les plus reculés. Ignorés, ou presque, par l’administration, ces hommes poursuivent au milieu de bien des difficultés un apostolat qui trouve sa récompense dans les résultats obtenus auprès de l’enfance indigène. Le récit de René Cathala est l’histoire d’un jeune Kabyle que son instituteur suit pendant toute sa scolarité. Il y a là, au milieu de descriptions précises, très objectives de la misère indigène, des pages émues, des passages touchants (celui de l’examen final, par exemple). Mais il y aurait beaucoup à dire sur les programmes scolaires des écoles françaises et sur cette prétention d’imposer aux jeunes Arabes la même culture livresque qu’aux jeunes Français. Puisse un jour la Commission Langevin donner aux jeunes Kabyles des connaissances plus fécondes que la date de naissance des rois mérovingiens.

Terminons cette revue par la note plus souriante que nous donne Mme Myriam Harry. Dans sa Vie des saints musulmans, un livre capital où abondent les notes et les citations d’auteurs et de mystiques arabes, Emile Dermenghern s’arrête au Xe siècle de notre ère. S’il poursuit ce travail, quelle place donnera-t-il au derviche Djelaleddine Roumi (4) dont Myriam Harry nous dépeint la curieuse figure sur un fond de miniature persane, de jets d’eaux et de bosquets de mies et de rossignols. Pas question ici d’érudition, ni d’analyses de textes. Myriam Harry, « romancière passionnée », retrace avec aisance la vie de ce contemporain de saint François d’Assise et de Gengis-Khan qui fonda l’ordre des derviches tourneurs et laissa une œuvre poétique que l’on rapproche de celles de Saadi ou d’Omar Khayam. Dans L’Illustre magicien de Gobineau, dont J.-R. Bloch et D. Lazarus ont avant guerre tiré un divertissement musical, nous retrouvons une préoccupation analogue à celle que poursuit ce Djelaleddine quelque peu mystificateur (l’auteur des Pléiades n’ignorait rien de la mystique musulmane). Myriam Harry revivifie ces vieillies idées, ces thèmes anciens, grâce à ce style abondant qui sent le thé à la menthe, le rahat-loukoum et le parfum d’un marché persan depuis longtemps occidentalisé. Nous sommes loin de ce don Quichotte soviético-musulman de Quelqu’un troubla la fête dont nous parlait Soloviev. Mais beaucoup plus près de ces héros que Maese Pedro évoquait sur son théâtre d’ombres et qui emplissent de leurs aventures le moyen âge galant et cruel des légendes hispano-mauresques.


(1) Cahiers du Sud ; (2) Ed. du Mont-Blanc, Genève ; (3) Charlot ; (4) Flammarion.

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