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David Rousset : Pour pratiquer la démocratie révolutionnaire, il faut d’abord dénoncer les mensonges et rompre les silences…

Article de David Rousset paru dans La Gauche, n° 3, 16 juin 1948, p. 1-2

FRANCE – MARCH 20: Trotskist Militant David Rousset At An Existentialist Meeting In Parism On March 20Th, 1948. (Photo by Keystone-France/Gamma-Keystone via Getty Images)

LES hommes de ce siècle sont rassasiés de mensonge. L’Histoire, dans son ironie profonde, révèle le mensonge comme la moralité supérieure de la société. Il accompagne les hommes depuis les origines avec obstination. Il exprime l’intensité des contraintes, la violence des contradictions. Il est tout à la fois le compromis sur le dos de l’esclave, mais aussi en un certain sens la duperie du maître. Il résout et il accommode. Il peut être l’arme la plus cynique et la plus brutale dans la violence déchaînée. Il est l’aveu permanent de l’exploitation de l’homme, de sa meurtrissure sociale. Son triomphe aujourd’hui dépasse de loin toutes les apothéoses du passé. Il nous enseigne ainsi notre place dans l’Histoire.

Et tout d’abord, plus étroitement si l’on veut, le mensonge a pris une telle ampleur que nous savons l’apprécier dans son importance exacte. Son éminente fonction est d’abêtir. Des charlatans qui se prennent pour des machiavels enseignent sur les places publiques que le mensonge sert à tout usage. C’est là sagesse d’histrion ou d’imbécile. Le mensonge ne sert qu’une politique et il ne peut servir qu’une politique. Chaque fois que l’exploitation de l’homme par l’homme est menacée, les exploiteurs ont besoin d’un redoublement de mensonge. Chaque fois qu’une société se déchire, que les formes anciennes de l’exploitation se ruinent, qu’une autre exploitation doit être forgée, il faut fabriquer du mensonge par tonnes. Une politique qui s’arme du mensonge, c’est toujours, sans exception, une politique qui prétend de quelque façon maintenir l’homme dans ses chaînes. La vieille société de classes, notre société capitaliste, porte organiquement sa mystification. Ce mensonge-là n’est point aujourd’hui le plus dangereux. Qui donc en Europe se laisse encore duper par les fables bourgeoises ? Le mensonge menaçant porte sur notre avenir. Il a pris les slogans de nos espoirs. Il parle parle d’émancipation, de fraternité, de liberté, de démocratie. Il s’exprime par une certaine manière de défendre la liberté ou la démocratie qui, systématiquement, fait le silence sur certains abaissements de cette liberté et de cette démocratie. Les apôtres de notre temps trouvent d’honnêtes fureurs pour dénoncer chez l’adversaire de criminels abus et avec la même véhémence se félicitent hautement des abus qu’eux-mêmes pratiquent.

C’EST une liberté cyniquement violentée et méprisée que partout on nous demande de défendre, au prix des plus grands sacrifices. Et personne ne s’y trompe plus. Le mensonge se tue lui-même. Chacun sait qu’on lui offre seulement de choisir entre deux exploitations. Les intellectuels des factions en présence vous expliquent alors, condescendants, heureux de leur aimable intelligence, qu’il n’est présentement pas d’autre voie pour l’histoire. Ils s’apprêtent très consciemment et très crapuleusement à être, puisque l’histoire le veut ainsi, parmi les exploiteurs anciens ou nouveaux. Que diable, l’intelligence doit bien servir à quelque chose ! Quant aux malheureux exploités qui, eux, n’ont pas assez d’intimité avec l’histoire pour se mêler aux maîtres, ils comprennent bien de quelle liberté il s’agit, et se retirent de la scène publique. C’est là tout le découragement, toute la fatigue, toute la désespérance d’aujourd’hui. Malheureusement, ce confort même du laisser-faire leur est interdit.

Qu’entreprendre donc devant ce déchaînement ? Faut-il se réfugier dans l’illusoire construction d’une nouvelle moralité ? La moralité ne s’invente pas. Elle est ce que la société est elle-même. Elle ne peut pas la dépasser, sous peine de n’être plus que formules sans signification réelle. Mais, si le mensonge est tel aujourd’hui qu’il se dénonce lui-même, qu’il porte en panneaux-réclame son véritable nom, où donc est son efficience ? Dans l’abêtissement où il jette les hommes, même lorsque les hommes savent qui leur parle. Comment se reconnaître dans l’inextricable dédale du mensonge universel ? Le monde est absurde, pensent-ils, et nous n’en sommes point les maîtres. C’est là le triomphe réel, le seul véritable, du mensonge, sa justification historique. Il n’est pas de moralité politique, il n’est pas de moralité tout court, qui ne soit une connaissance exacte de la société. Il n’est pas d’autre moyen de lutter contre le mensonge que de rechercher et de dire la vérité sur notre société. Et d’abord de dire la vérité quotidienne, par exemple que c’est un mensonge de traiter les ouvriers communistes de séparatistes, mais que c’est aussi un mensonge de prétendre qu’il existe une démocratie ouvrière dans la C.G.T., que c’est un mensonge d’affirmer que l’on défend la liberté en fusillant les ouvriers communistes en Grèce, mais que c’est un mensonge de prétendre que l’on construit le socialisme à l’aide du travail forcé ou avec les récents procès de Yougoslavie.

AU-delà de cette vérité quotidienne, il en est une autre plus profonde. C’est un mensonge de prétendre que l’on défendra la démocratie en s’acharnant avec toute la férocité requise aujourd’hui à maintenir les rapports d’exploitation capitalistes. C’est un mensonge d’enseigner que l’on construit le socialisme simplement en faisant de l’État le propriétaire collectif de l’économie. La vérité aujourd’hui, la plus importante, c’est que l’on peut être anticapitaliste et promouvoir en même temps une nouvelle forme historique d’exploitation, plus brutale et plus dangereuse encore. La vérité aujourd’hui, c’est que la démocratie ne pourra être maintenue que si l’on transforme fondamentalement les rapports de production, en pratiquant cette transformation dans le cadre d’un contrôle démocratique sur le nouvel État et sur l’économie.

Quelle solution précise, quelle forme doit prendre cette pratique, c’est ce qu’il est nécessaire de rechercher et de rechercher dans l’action elle-même. Lorsque nous affirmons, après nos maîtres dans le passé, que les hommes doivent prendre leur destin dans leurs mains, nous ne voulons rien dire d’autre que ceci : les hommes doivent apprendre ce qu’est vraiment la société dans laquelle ils vivent. Notre morale est fondée sur la connaissance toujours en développement de la société. Il n’est pas d’autre morale pour l’homme. La pratique démocratique, c’est d’abord et avant tout cet effort pour comprendre. Toute autre voie qui se prétend plus courte aboutit dans les sables. Elle conduit nécessairement à la plus dangereuse duperie, à un renforcement de l’exploitation de l’homme par l’homme. L’intellectuel apprend partiellement cela dans ses laboratoires. L’ouvrier l’apprend partiellement dans son entreprise. Et pour nous tous le commencement de cette science c’est de mettre à nu les véritables rapports de la société. Il nous faut briser tous les tabous ; il nous faut dénoncer les silences suspects. Notre moralité, c’est d’être partout dans le monde aux côtés des esclaves, de leur apprendre quels sont leurs maîtres, comment ils sont esclaves, d’apprendre avec eux comment briser leurs fers. Agir ainsi, c’est pratiquer la démocratie révolutionnaire, et, croyez-moi, c’est la plus belle tâche qu’on puisse proposer à notre jeunesse : c’est la seule voie pour l’intelligence et pour l’audace véritables.

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