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David Rousset : La révolution doit se réaliser dans la pratique démocratique des travailleurs manuels et intellectuels

Discours de David Rousset à la Rencontre internationale de la salle Pleyel, paru dans La Gauche, n° 10, 20 décembre 1948, p. 1-2

Conférence de presse de David Rousset et Rémy Roure au siège de la ‘Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes’, le 16 novembre 1949, à Paris. (Photo by Keystone-France/Gamma-Rapho via Getty Images)

TOUT récemment, l’opinion publique a été singulièrement impressionnée par l’affaire Lyssenko. Voilà un symptôme curieux de notre situation. Qu’il ait fallu cette affaire pour qu’une large zone de l’opinion s’émeuve, voilà qui montre combien la politique est dévalorisée, combien le sens de nos responsabilités s’est perdu, comment le sens de notre action s’est obscurci. Car, enfin, la politique telle que nous l’entendions dans le passé et telle que nous l’entendons quant à nous aujourd’hui encore est l’expression la plus achevée dans le domaine de la pensée et de l’action de tout ce pour quoi nous voulons, vivre, de tout ce qui fait la justification véritable de notre existence.

Qu’y a-t-il donc d’extraordinaire à demander à quelques savants d’abjurer une théorie scientifique lorsqu’on a exigé de vieux révolutionnaires dont la vie entière avait été consacrée à transformer la société qu’ils se dénoncent publiquement comme des criminels fascistes ?

La liberté est une. Si la liberté cesse dans le monde de la politique, elle cesse inéluctablement dans le domaine des arts ou de la science. Quelle naïveté de croire que le laboratoire est préservé des conséquences de la suppression de la liberté.

Notre monde a atteint un tel degré dans la contradiction, une si grande profondeur dans la crise que ses maîtres ne peuvent plus abandonner un seul secteur, serait-il le plus éloigné de la vie publique, le moins temporel, à l’expression d’une pensée libre.

Nous avions déjà connu cet avertissement. Je relisais récemment certains textes curieux où des physiciens allemands tentaient de sauver leur science en expliquant aux responsables nazis que la juiverie de Einstein ne compromettait pas la valeur scientifique objective de la relativité.

Lorsque ma génération est venue à la vie politique, la crise de l’Europe était déjà très avancée. Ce vieux régime, le nôtre encore, pourrissait. Toutes les prophéties de Marx sur la décomposition du système se réalisaient avec une précision étonnante. Notre jeunesse s’est tournée, comme nos pères l’avaient fait dans leur maturité, vers cette révolution d’octobre qui annonçait une transformation du monde, qui nous proposait un avenir, non pas l’avenir médiocre et misérable des petitesses du capitalisme décadent, mais l’avenir d’une société libre.

Nos pères avaient entrepris cette lutte avec un extraordinaire espoir. Pour la première fois les fondements du régime capitaliste étaient renversés et il semblait que cela devait suffire pour ouvrir la voie de l’avenir humain.

Certes, des illusions se trouvaient déjà perdues.

DANS cette Europe, qui nous paraît si lointaine aujourd’hui, d’avant 1914, on croyait que la démocratie politique allait lentement mais rigoureusement se transformer en démocratie sociale ; il suffisait de s’installer à l’intérieur de nos cadres parlementaires et de modifier les conditions de la vie économique pour voir apparaître la nouvelle société.

Ce rêve s’est brisé dans la première guerre mondiale. Mais il restait pour ceux qui vivaient dans l’action, il restait encore pour nous, il y a si peu d’années, un autre espoir. S’il n’était pas possible de conquérir notre avenir par cette sorte de rationalisme interne de la démocratie politique, nous pouvions le conquérir par la violence et par la force, et, je le dis ici : nous étions prêts à la violence et à la force, si cela devait nous gagner l’avenir !

Dans ce secteur soviétique du monde, on changeait les choses, et c’était vrai. Ce n’étaient pas les mêmes hommes, ce n’étaient pas les mêmes milieux, ce n’étaient pas les mêmes intérêts.

Mais déjà, lorsque ceux de ma génération sont arrivés à la vie politique, rien n’était si simple. Les nouveaux maîtres de la société se combattaient entre eux. Il ne s’agissait plus simplement de choisir entre cette voie ouverte par la révolution d’octobre et le misérable chemin stagnant de notre société. Il fallait aussi se prononcer sur les luttes qui se développaient là-bas. Les espoirs ont une fois de plus été brisés. Par toute l’Europe la vague de la réaction s’est étendue. Nous avons été de ceux qui, lorsque s’est déclenchée la guerre civile d’Espagne, sont allés en Espagne, ont cherché par tous les moyens une fois encore à modifier le cours de l’histoire. Parce que tout un peuple s’était levé, et, je dois le dire, pour la première fois peut-être, [si] pleinement en dehors des cadres rigides des formations politiques… des promesses devenaient charnelles, sensibles pour nous. Nous nous sommes battus pendant que les gouvernements trahissaient dans notre dos le peuple espagnol.

Vous connaissez la suite, vous connaissez aussi le prix de la suite. J’en suis entièrement convaincu, si nous avions gagné la partie en Espagne, nous n’aurions pas eu la deuxième guerre mondiale et l’occupation que nous venons de vivre.

Mais, là aussi, en Espagne, ce n’était point si facile. Dans ce camp contre Franco, ce n’était point si homogène, si uni. Des luttes profondes nous déchiraient qui nous obligeaient à choisir parmi nos camarades. Puis la guerre est venue, la Résistance est venue. De nouveau, en France, et dans toute l’Europe, des hommes venus d’horizons politiques souvent très éloignés se sont rencontrés dans la lutte, et ils ont lutté, non pas seulement pour chasser la troupe allemande, non pas seulement pour abattre l’occupant, mais parce qu’ils espéraient, parce qu’ils croyaient, en battant l’occupant, ouvrir la voie pour la France et pour l’Europe à cette société que nous désirions depuis si longtemps.

Le prix, vous le connaissez, c’est notre situation d’aujourd’hui. Au lendemain de toutes ces tentatives, que nous propose-t-on encore, et que nous dit-on ? Nous allons inéluctablement vers la troisième guerre mondiale. Le mal est si profond qu’en face de cette perspective ne se rencontre que résignation passive et douloureuse. On nous explique qu’au travers de la troisième guerre mondiale, si l’on est avec l’un, ou si l’on est avec l’autre, on obtiendra enfin cette solution que l’on n’a pu obtenir dans le passé par la lutte sociale.

Par quelle aberration peut-on ainsi raisonner ? Par quel miracle cette voie de la diplomatie et de la guerre que l’Europe a depuis si longtemps connue pourrait-elle aujourd’hui donner la société que la lutte sociale, elle, nous a jusqu’à présent refusée ?

TOUS ceux qui sont venus à cette tribune, qu’ils soient d’Europe ou d’Amérique, vous ont dit cela, vous ont dit la puissance de la menace contre la liberté.

Dans une pareille situation, quel sera donc le travail de l’artiste ? Quel mépris ou quelle méconnaissance de l’artiste signifie le refus de lui accorder l’expression politique ?

Aujourd’hui ceux qui ne sont point directement des politiques, ceux qui sont avant tout des hommes qui écrivent, des hommes qui rendent la vie, vivent dans leur intensité et peut-être plus profondément que chacun d’entre nous, les contradictions et le drame de ce temps. Les artistes ne sont pas des amuseurs, ce ne sont pas des comédiens pour gens du monde. Ils éprouvent dans leur sang, dans leur vie, le tragique de notre société, et s’ils ne l’expliquent pas en langage politique, ils l’expriment dans une création qui rend cette vie. Ils sont ainsi non seulement de précieux témoins, mais des acteurs du drame agissant sur l’histoire. La liberté de l’artiste dans son expression politique est une liberté essentielle.

Mais, me direz-vous, nous constatons le mal. Faudrait-il encore aller plus loin et en connaître le caractère profond ? Si nous n’arrivons pas jusque-là, comment pourrons-nous lutter contre lui ? Car nous savons, les uns et les autres, très bien qu’il ne suffit pas de dire « nous sommes pour la liberté » pour que la liberté soit, qu’il ne suffit pas de réclamer la paix pour que la paix soit, mais qu’il faut encore combattre et combattre sur des points précis. Il ne suffit pas de dénoncer le mal, il ne suffit pas de dénoncer le totalitarisme, il faut encore nous dire ce qu’il est, comment il a pu s’installer, quelle raison a son existence et comment nous pouvons l’abattre.

Oh ! certes, je n’ai pas la prétention de donner une solution à de pareils problèmes, mais c’est là notre problème à tous. Nous ne pouvons pas l’éviter. Rien ne serait plus dangereux pour nous, croyez-moi, que de nous lancer purement et simplement dans cette affirmation de nous-mêmes ! Nous voulons la liberté, nous savons que la liberté est indispensable ; sans elle nous ne pouvons rien. C’est une affirmation, à elle seule, qui est une affirmation désespérée.

Nous savions, dans les camps, que la liberté était la chose la plus chère, la plus décisive de l’existence, mais nous savions aussi qu’il était impossible de la réaliser dans le camp.

Il faut revenir sur notre passé. Nous avions cru et on nous a enseigné qu’il suffisait de transformer les rapports de production, de briser avec les caractères de la production de la société capitaliste pour ouvrir la voie à l’avenir socialiste. Nous savons aujourd’hui que cela n’est pas suffisant.

EN Russie soviétique, les ouvriers, dans la Révolution d’Octobre, ont brisé radicalement avec les rapports de production capitaliste. Ils ont instauré des rapports de production qui sont de caractère collectif. L’État est devenu le propriétaire de l’économie, et, cependant, aujourd’hui, les ouvriers ont perdu là-bas ce qui, finalement, faisait leur être, c’est-à-dire leur droit de propriété sur leur force de travail.

Dans le régime capitaliste, qui les exploite jusqu’au sang, ils ont le droit, souvent limité, de quitter leur patron pour aller en trouver un autre, de vendre leur force de travail. Là-bas, non seulement ils ne contrôlent plus l’État, mais ils ont perdu ce droit même.

Il faut dire ces réalités. Je me tourne vers beaucoup de mes amis qui sont encore dans le parti communiste et qui ont été déportés avec moi. Je leur dis : Comment pouvez-vous admettre, au nom de quelles explications politiques, l’existence des camps de concentration en Union soviétique ?

… Non point parce que les camps sont le lieu de la douleur, non point parce que, les camps, nous les avons vécus, et nous savons quelle souffrance s’y exprime ; mais parce que nous savons que, dans les camps, que dans l’univers des camps, tout avenir est impossible. On ne peut pas construire un avenir d’émancipation avec les esclaves torturés des camps de concentration !

Cela signifie qu’il ne suffit pas de rompre avec une société qui, aujourd’hui, s’effondre ; il ne suffit pas de changer, de transformer dans leur substance les rapports de production ; il ne suffit pas d’instaurer des rapports de production collectifs ; il faut encore que cette révolution se réalise dans la pratique démocratique des travailleurs manuels et intellectuels.

Lorsque l’État devient le propriétaire de l’économie, par un retour des choses inéluctable, il devient le maître brutal et dur de la société, si n’existe pas ce contrôle des masses travailleuses sur cet État propriétaire de l’économie.

Voici notre place réelle à nous, Rassemblement démocratique révolutionnaire. D’une part, nous avons ceux qui, par tous les moyens possibles, cherchent à colmater les brèches, à maintenir une société qui s’écroule, et qui ne peuvent y arriver qu’en réduisant à une misère grandissante les travailleurs.

D’autre part, nous avons ceux qui s’efforcent de répondre aux questions posées par la crise du capitalisme en apportant une solution étatique qui, si elle règle certains problèmes, entretient l’oppression et l’exploitation du travailleur.

EN opposition à ces tendances, nous sommes un certain nombre à penser qu’il est possible, que la classe ouvrière peut, que l’ensemble des classes moyennes liées à la classe ouvrière peut, que les intellectuels unis dans l’action avec les travailleurs peuvent réaliser cette rupture avec la vieille société, transformer les rapports de production et, cependant, pratiquer la démocratie, c’est-à-dire pratiquer la liberté. Et en cela nous sommes aujourd’hui les représentants, et les seuls représentants, de tout ce qui, dans le passé, a écrit, a analysé, a publié dans l’axe du marxisme comme dans l’axe de la liberté.

Cette lutte est une lutte difficile. Elle est d’autant plus difficile que personne que nous-mêmes n’est là pour la mener et pour la soutenir, mais il n’est pas d’autre voie pour sortir de la crise dans laquelle nous vivons.

Si nous voulons donner une solution à nos difficultés qui ouvre l’horizon d’une société humaine, libre, si nous ne voulons pas glisser sur le chemin de la fatalité de la guerre, il n’est que ce refus d’admettre ces contraintes et ces exploitation, en dressant contre elles cette perspective d’une société démocratiquement organisée et démocratiquement agissante. Cela est entièrement possible, cela s’impose, et cela impose également des libertés réellement existantes dans les syndicats, des libertés réelles dans les partis, une expression et une information réelles, cela impose aussi une conscience grandissante et de plus en plus clairvoyante, qui ne peut être que la conscience créée par la discussion entièrement libre.

Voilà ce que nous vous proposons. Ce n’est point peut-être la solution définitive. Il n’est même pas sûr que l’histoire l’accepte. Mais cependant, et nous sommes de cela assurés, c’est la seule solution qui pourrait réaliser ce que nous avons voulu, ce que nos pères ont voulu, cet espoir qui était nôtre, cette justification qui était la justification de notre vie. Car enfin pourquoi donc existerions-nous ? Oh ! non, pas pour avoir je ne sais quel ministère, je ne sais quelles combines, je ne sais quels privilèges ! En quoi cela importe-t-il ? Le sens réel de la vie, c’est d’être une création permanente, une création ouverte à la liberté. C’est cela qui nous justifie, c’est cela qui nous fait, c’est cela que nous voulons ; mais, pour que cela ne reste pas un désir, nous devons suivre cette voie : lutter pour la rupture avec la pourriture inéluctable de la société présente, écarter le totalitarisme de l’État, ouvrir la voie à un comportement démocratique par l’application, dans toute notre vie publique et dans toute notre vie économique, d’un contrôle démocratique.

Telle est notre perspective. Nous savons que nous mènerons cette lutte, mais que nous ne verrons pas la société qu’elle ouvre. Nous voulons que la jeunesse actuelle ait un autre sens de l’avenir que la fatalité de la guerre. Nous voulons qu’elle construise, grâce à nos efforts, grâce à notre lutte présente cette société, cette collectivité libre, au-delà de toute aliénation.

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