Article de Jean Rous paru dans Correspondance Socialiste Internationale, 9e année, n° 86-87, juillet-août 1958, p. 6
C’est en tant que secrétaire général du « Congrès des Peuples contre l’Impérialisme » (1948-1955) que je viens rendre hommage au noble exemple de militant socialiste anticolonialiste que Marceau Pivert a su incarner, et dont il laisse le souvenir à la future génération socialiste et aux peuples d’Afrique et d’Asie.
On sait que le « Congrès des Peuples » a, depuis sa fondation à Puteaux en 1948 jusqu’à sa disparition dans le « Conseil Mondial pour la Liberté coloniale » en novembre 1955 à Margate, été l’organisation internationale la plus représentative des peuples dépendants puisqu’il comprenait dans son sein le Néo-Destour, I’Istiqlal, le M.T.L.D., le M.D.R.M. malgache, le parti de la Convention (du Ghana), le Conseil National du Nigeria, les partis socialistes d’Asie, le parti du Congres de l’Inde, etc. Quand le « Congrès des Peuples » fut pratiquement dissous par la répression en France, la presque totalité de ces mouvements, sauf l’Algérie, avaient obtenu l’indépendance ou au moins le self government. Toutes les semaines avec son bureau, tous les trois mois avec son Conseil Mondial, tous les ans ou deux ans avec sa conférence internationale, le « Congrès des Peuples » avait coordonné et guidé l’action pour l’émancipation et s’était fait le porte-parole international des victimes de l’oppression coloniale.
De cette action, Marceau Pivert fut constamment le participant exemplaire, solidaire, il répondait toujours positivement à nos appels. Il eut un grand mérite à le faire car, dès 1948, la direction de la S.F.I.O. bien que Léon Blum ait voulu nous encourager et ait présidé notre séance constitutive, nous avait abandonné. Elle ne pouvait à la fois couvrir la répression à Madagascar, les élections truquées en Algérie, et la poursuite de la guerre d’Indochine et aider les mouvements populaires des pays opprimés. Marceau Pivert, au contraire, fut un des fondateurs du « Congrès des Peuples », membre de son Comité International. Il demeura fidèle à sa parole. Tant qu’il dirigea la Fédération Socialiste de la Seine, il nous donna asile. Il fut toujours présent, de 1948 à 1955, dans nos actions de solidarité pour le Vietnam, pour la Tunisie, pour le Maroc, pour les Malgaches, pour l’Algérie. Quand certains ministres socialistes, de 1948 à 1951, interdisaient nos meetings, il ne manquait jamais l’occasion de protester au sein du Comité Directeur et de nous défendre. Il proposa souvent à la S.F.I.O. de s’associer à notre action et rappela que les socialistes d’Asie avaient dit à l’Internationale Socialiste qu’ils accordaient la plus grande importance au « Congrès des Peuples ». C’est pourquoi l’Internationale Socialiste, malgré l’exclusive de la direction S.F.I.O., était représentée par un observateur à nos principales assises.
Marceau Pivert s’était fait la rare spécialité d’obtenir que C.S.I. fut la publication socialiste qui accordait le plus d’importance à l’action émancipatrice des peuples d’Afrique et d’Asie. En cela il était à la fois généreux et réaliste.
Alors que le Comité Directeur fut muet sur Bandung, la plus grande manifestation historique de notre temps, Marceau Pivert consacra à la grande conférence un numéro spécial de C.S.I. et me demanda à cette occasion de rendre compte de ce grandiose évènement à la fois dans C.S.I. et, dans une réunion amicale qui se tint à la Fédération Socialiste de la Seine. Quand notre grand camarade évoquait l’importance de l’irruption des masses d’Afrique et d’Asie sur la scène mondiale, il était pris d’une sorte de passion lyrique et d’une intense émotion, il aurait voulu persuader tout le monde que la seule issue pour le socialisme européen était d’être le moteur de l’émancipation des peuples neufs.
On s’explique pourquoi il mena une opposition si intransigeante à la politique algérienne de Mollet-Lacoste et avant de mourir il lui fut donné de démontrer dans ses articles, comment cette politique avait entraîné à leur faillite le parti et la démocratie en France.
En octobre dernier, il fit un suprême effort pour assister à la Conférence anticolonialiste d’Athènes, avec l’admirable compagne qui l’a assisté avec un courage magnifique jusqu’à la dernière heure. On sait qu’à cette conférence, Marceau mena le combat pour la liberté dans la révolution et entraîna la délégation française à quitter la conférence pour défendre le droit du M.N.A., parti algérien, d’être participant au dialogue au même titre que le F.L.N. C’est là un des traits du caractère de Marceau Pivert, qui le poussait à se dresser contre toutes les formes d’intolérance et de totalitarisme, en Espagne, en Algérie, en France, en Hongrie ; pour lui, la révolution et la liberté étaient indivisibles.
Un homme qui laisse un aussi noble exemple survivra dans la mémoire de tous les véritables socialistes et de tous les authentiques anticolonialistes.
JEAN ROUS.