Article de Kurt Landau alias Wolf Bertram paru dans Le Communiste, troisième année, n° 12, 1er août 1933, p. 9-10
La dictature fasciste en Allemagne est encore en plein développement. La première étape qui commence avec l’incendie du Reichstag, le 28 février, se termina le 2 mai avec la mainmise sur les syndicats. Ce qui caractérise ces premiers mois, c’est la tentative tumultueuse des adhérents prolétariens et semi-prolétariens du fascisme pour s’introduire dans les rouages de l’économie capitaliste : dans les usines avec le but du capitalisme d’Etat national, mais dans le commerce et le négoce au contraire, pour briser la domination du capital financier et défendre l’économie petite-bourgeoise.
Dans des cas innombrables, les cellules d’usine fascistes nommèrent des « commissaires » pour se saisir directement de la direction de l’usine et les masses petites-bourgeoises formèrent des ligues de combat, qui, avec le secours des troupes d’assaut fascistes, tentèrent de s’approprier par la force les plus grands dépôts ou magasins.
Ces « initiatives d’en bas » ont donné de grands soucis aux capitalistes et effrayé les détenteurs du pouvoir fasciste. Ils ont de ce fait été contraints d’accomplir certains actes qu’ils n’avaient pas prévus. Ceci concerne en première ligne la « conquête des syndicats ». Le fascisme s’était naturellement proposé de constituer ses propres syndicats et d’anéantir les syndicats réformistes afin de battre et d’isoler le noyau prolétarien et conscient des syndicats. Cette politique de reconstruction de syndicats fascistes et l’élimination de la partie consciente demandait du temps. Et justement celui-ci manquait à Hitler, d’autant plus que le « système des commissaires » se déployait plus librement dans les usines et dans les ateliers.
Le danger se présentait que les syndicats, malgré la soumission honteuse des Leipart, Grassmann et Cie, deviennent le point de ralliement de la résistance, et c’est pourquoi on livra bataille à l’action indépendante des cellules fascistes et on désillusionna les adhérents prolétariens et semi-prolétariens de Hitler.
Quand, le 1er mai, Hitler, au Tempelhof, remplaça l’annonce d’un « plan de quatre ans » qu’attendaient les 400.000 membres des cellules fascistes de Berlin, par quelques phrases inspirées de nationalisme militariste, le coup était déjà préparé pour enlever aux travailleurs fascistes déçus un centre de rassemblement : le 2 mai, les syndicats libres étaient occupés.
D’un seul coup, Hitler s’est approprié les syndicats libres. Et nulle part n’apparut la moindre résistance. Mais en se rendant maître des syndicats, et en les transformant en syndicats fascistes, Hitler devait aussi incorporer le noyau conscient qui s’étend à des centaines de milliers de militants. Et si ceux-ci sont actuellement profondément déprimés et en grande partie réduits à la passivité, ils peuvent encore devenir la force révolutionnaire qui brisera de l’intérieur les syndicats fascistes.
Après s’être installé dans les syndicats, Hitler engagea la lutte contre l’indépendance des cellules d’usine fascistes contre leurs commissaires et contre les actions désordonnées des ligues d’action fascistes des classes moyennes.
En même temps, des déclarations gouvernementales solennelles proclamaient l’intangibilité de la propriété privée, invitaient les patrons à « l’initiative créatrice » ; on acquittait les gros capitalistes accusés de gigantesques fraudes fiscales durant les dernières années, sous le prétexte que ce sabotage par fraude « était un moyen patriotique de lutte contre le système de Weimar ».
En même temps que la lutte contre les commissaires des cellules d’usine fascistes et contre les ligues petites-bourgeoises de combat économique, on a continué le regroupement des sections d’assaut et de leurs 800.000 membres, parmi lesquels de nombreux jeunes prolétaires pleins de socialisme romantique représentaient un fondement militaire trop peu sûr pour la dictature fasciste. Il y a longtemps déjà, et après les rébellions dans les S. A. berlinoises en 1931 (mutinerie du capitaine Stennes). Hitler avait commencé à trier parmi les S. A. une élite qui devait former les sections d’auto-défense (S. S.). Actuellement, ce processus de sélection se poursuit à un rythme fiévreux. Les postes de confiance ne sont pas attribués aux S. A., mais aux S. S., tandis que les S. A. sont réservées au « travail sanglant », non au travail administratif. C’est là la raison fondamentale des nombreux troubles dans les S. A. qu’on constate actuellement, particulièrement dans l’ouest, à Francfort-sur-le-Mein, Darmstadt, Düsseldorf, etc. Il ne s’agit pas actuellement d’un mouvement de masse des mercenaires nazi contre la dictature, que Hitler ne pourrait maîtriser, mais d’une protestation des S. A. contre leur élimination des postes administratifs d’Etat. Cela signifie que Hitler maîtrisera le mouvement par quelques concessions s’il ne préfère pas l’étouffer par la force.
Si la première étape de la dictature fasciste fut caractérisée par l’initiative des fascistes, l’étape actuelle est sous le signe de la lutte à mort de la dictature, contre tout mouvement indépendant des masses, et contre toutes les organisations politiques qui ne lui sont pas soumises. L’anéantissement de tous les partis bourgeois du centre aux nationaux-allemands, a commencé. Dans quelques semaines, le monopole politique du fascisme sera établi, et il n’existera plus une seule organisation qui ne lui soit soumise inconditionnellement, sauf peut-être l’Eglise catholique.
Hitler mène la lutte à mort contre ses alliés, les nationaux-allemands, au nom de la lutte contre le « capitalisme ». La démagogie du fascisme atteint ici un degré nouveau. Il accuse la politique « capitaliste » des gros agrariens de Hügenberg auprès des masses petites-bourgeoises et paysanne d’avoir été responsable de la hausse des prix, du maintien des grosses propriétés foncières et de la réaction sociale. Hügenberg est son dernier bouc émissaire. Quand le fascisme aura conquis le monopole politique, le dictateur, le « héros du peuple », deviendra, aux yeux des masses réactionnaires, le seul responsable. Bientôt, il en sera de lui comme du général Changarnier, comme le dit Marx dans, « le 18 Brumaire », de Louis Bonaparte :
« Il partage le sort des autres héros ou plutôt des autres saints de cette époque, dont la grandeur est faite précisément de la haute opinion que leur parti répand sur leur compte, mais qui se rapetissent et deviennent des figures tout à tait ordinaires dès que les circonstances les invitent à faire des miracles. »
Cependant, rien ne serait plus faux que d’espérer que la petite-bourgeoisie allemande qui, aujourd’hui est fascinée par son « héros national », Adolf Hitler, une fois déçue, se transformera en force révolutionnaire indépendante.
La petite-bourgeoisie est incapable d’avoir une action et une politique à elle. Quand elle reconnaîtra que le « héros national » n’est que le bourreau sanglant au service du capitalisme, elle se mettra en quête de l’autre force qui, seule, peut s’opposer au capitalisme : la classe ouvrière. C’est d’elle, de sa force d’action, de sa décision et de son courage que dépend l’orientation de la petite-bourgeoisie, à savoir si elle renforcera la lutte anti-fasciste du prolétariat ou retombera dans l’apathie et la muette indifférence dont le fascisme l’a tirée.
Le processus de décomposition du mouvement ouvrier allemand qui a été inauguré par la capitulation sans combat devant le fascisme n’est pas arrivé à son terme. Il a d’abord envahi le parti communiste, en mars et en avril, et atteint maintenant un degré terrible dans la social-démocratie.
Les résistances sporadiques qui éclatent çà et là : petites grèves partielles, protestations contre les commissaires fascistes parmi les syndicats d’employés (Hambourg, Leipzig), tous ces faibles soubresauts de la lutte de classes prolétarienne sont des combats de retraite de la classe ouvrière battue, mais non encore les premiers signes de son rassemblement.
La tendance générale du prolétariat l’emporte vers une décadence plus grande encore. Mais, à côté de cette tendance générale, une tendance contraire perce déjà dans l’avant-garde. Après les semaines de panique et de dissolution, les noyaux prolétariens du parti communiste se sont raffermis lentement. Des sans-partis, des ouvriers révolutionnaires découragés depuis des années par la politique et le régime intérieur staliniens, aux heures douloureuses sont venus au secours du parti vacillant et croulant. Des ouvriers conscients de la social-démocratie, trahis et délaissés par leurs chefs, se sont – malgré toutes leurs réserves – tournés vers le parti révolutionnaire qui organise la lutte anti-fasciste malgré la plus affreuse terreur.
Ces courants du prolétariat ont préservé de la disparition le P.C.A., qui a failli si tragiquement par suite de sa politique fatale. Le parti est battu, profondément affaibli, mais il est loin d’être mort.
Cependant, la fraction stalinienne est restée à sa tête. Dans un article ultérieur, nous examinerons sa politique au cours de l’étape actuelle.
BERTRAM.
Fascisme et Bonapartisme en lutte pour l’Autriche
Avec l’interdiction du parti national-socialiste en Autriche, la lutte entre les régime régnant et le fascisme est entrée en Autriche dans une phase décisive. Quand Brüning et Gröner, en mai 1932, essayèrent d’atteindre Hitler d’une manière décisive en interdisant ses sections d’assaut, ils échouèrent lamentablement parce que la dictature parlementaire du régime Brüning était déjà touchée à mort à ce moment décisif par la rébellion des généraux de la Reichswehr, Schleicher et Hammerstein. Quand ensuite la Reichswehr, avec Papen et Schleicher d’abord, avec Schleicher tout seul par la suite, voulut opposer sa dictature militaire à l’assaut des nazis, elle échoua également parce qu’elle ne possédait aucune autre base que sa propre forme militaire. La tentative de dictature militaire commencée sous Brüning et Gröner, poursuivie sous Schleicher, a échoué en Allemagne parce qu’on ne peut pas gouverner avec des baïonnettes seulement. En Allemagne, le bonapartisme ne pouvait être qu’un épisode, car il lui manquait la base sociale.
Il en va autrement en Autriche. Ici, l’armée et la bureaucratie étatique, qui est liée intimement avec elle, est soutenue par la force indemne du parti réactionnaire chrétien-social, que suivent les couches supérieures et moyennes de la campagne, l’aristocratie, la bourgeoisie et une grande partie de la petite bourgeoisie des villes, en tout un tiers à peu près de la population.
La résistance de la dictature militaire de Dollfus et de Vaugoin est renforcée en outre par des forces de politique extérieure dont l’Autriche dépend dans une mesure décisive. La France, la Petite-Entente, l’Italie fasciste même, qui craint l’expansion de l’Allemagne, et l’Angleterre soutiennent moralement, politiquement et, ce qui pèse davantage, matériellement. la résistance du régime dominant en Autriche. Si, d’autre part, le président du Conseil hongrois Gomboes est allé à Berlin, c’est parce que le régime Horthy-Gomboes se sent menacé par la restauration des Habsbourg que les bonapartistes autrichiens préparent en commun avec les monarchistes hongrois.
Sur l’autre rive, il y a la classe ouvrière autrichienne, ennemie mortelle du fascisme, bien que gravement affaiblie par les attaques réactionnaires du régime dominant et par la politique lâche et traître de l’austro-marxisme.
Eu égard, à ce rapport de forces, Hitler n’a pas en Autriche le jeu aussi facile qu’en Allemagne. Ici, le pouvoir ne lui tombera pas dans les bras ; il ne pourra guère l’obtenir que par la lutte armée et même par l’entrée en jeu des forces nationales allemandes. Mais cela entraînerait un conflit déclaré avec les autres impérialismes. La classe ouvrière autrichienne a maintenant devant elle des devoirs décisifs. Elle ne peut et ne doit plus un instant maintenir la paix avec le régime actuel. La paix avec Dollfuss et Vaugoin, cela équivaut, au lieu de tomber dans le gouffre de Hitler, tomber dans la geôle des Habsbourg. Tout en se défendant énergiquement contre les provocations de Dollfuss, elle doit, dans l’étape actuelle, orienter son offensive contre le national-socialisme et combattre avec violence pour son anéantissement. Dans cette lutte, ses forces croîtront de telle façon qu’elle deviendra capable de déclarer la guerre au régime actuel.
Anéantir Hitler en Autriche, c’est ravir à Dollfuss ses réserves potentielles, sur lesquelles il s’appuie dans sa lutte contre le prolétariat autrichien.
Anéantir Hitler en Autriche, c’est, dans l’étape actuelle de la dictature fasciste en Allemagne, ranimer dans une mesure déterminante toutes les contradictions, toutes les forces de résistance allemandes.