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Kurt Landau : En Autriche. La crise de la démocratie bourgeoise et la lutte de la classe ouvrière

Article de Kurt Landau paru dans Contre le Courant, 3e année, n° 31-32, 10 juin 1929, p. 2325

La démocratie bourgeoise, en Autriche, dans le pays où elle a atteint en général le maximum de son développement, est actuellement en train de dépérir. Ce « dépérissement » apparaît, au cours de la période de la stabilisation du capitalisme, depuis 1923, comme un phénomène général en Europe. En Autriche ce processus peut être observé avec une netteté particulière.

Pendant la période révolutionnaire aiguë de 1918-1919, la faiblesse extraordinaire de la bourgeoisie obligea celle-ci à faire des concessions très étendues pour écarter ainsi la révolution prolétarienne. Des droits démocratiques extraordinaires dans la force armée, l’instauration des conseils d’entreprises dans toutes les usines, de grandes concessions sociales et politiques marquent cette période que l’austro-marxisme se plaît à qualifier comme celle de la « République du peuple ». En réalité, c’est justement en ce temps, sous le signe de la « République du peuple » et du gouvernement de coalition Renner, que furent établies les fondations de la réaction. Malheureusement, aujourd’hui que le fascisme de la Heimwehr est devenu un danger très sérieux, on signale à peine que ce fut le chancelier social-démocrate Renner qui exhorta à former les « Burgerwehr » (gardes bourgeoises) : la Heimwehr, qui se forma à ce moment, fut approvisionnée en armes par le gouvernement de coalition social-démocrate.

L’adoption complète de l’appareil administratif, monarchiste, réactionnaire de vieille souche, par la social-démocratie, ainsi que le maintien de la dépendance féodale de l’Etat envers l’Eglise, eurent également une importance cardinale dans le développement ultérieur de la réaction. Précisément dans ces problèmes, la social-démocratie démontra que non seulement elle se dressait en adversaire devant la révolution prolétarienne, mais qu’elle renonçait même à des réformes bourgeoises démocratiques quand elle craignait de rencontrer une résistance digne de ce nom de la part d’éléments féodaux et semi-féodaux.

La stabilisation du capitalisme européen qui commença en 1922-1923 ne pouvait se réaliser en Europe que sous une forme où la social-démocratie se faisait elle-même le défenseur de la politique de stabilisation de la bourgeoisie. Toute autre forme aurait déchaîné la résistance la plus forte de la classe ouvrière, invaincue et pleine de puissance. Les camarades étrangers auront peut-être de la difficulté à comprendre comment la social-démocratie réussit à consolider méthodiquement, pas à pas, le règne du capital saris soulever (jusqu’au 15 juillet 1927) une résistance sérieuse du prolétariat. Si l’on veut comprendre comment il fut possible d’imposer au prolétariat autrichien depuis le traité de Genève (1922) un fardeau inouï, sans qu’il résiste sérieusement, il faut tenir compte de la conception idéologique spéciale de la classe ouvrière d’Autriche qui croyait de toutes ses forces qu’elle était en plein dans la « marche vers le socialisme », qu’elle construisait son économie nationale en s’imposant des sacrifices. En un mot le prolétariat autrichien, complètement pénétré des illusions du socialisme démocratique, agissait comme s’il avait déjà conquis le pouvoir politique et comme s’il faisait des sacrifices dans les cadres de son Etat de classe.

Cette illusion monstrueuse du prolétariat permit à la bourgeoisie d’établir de la façon la plus brillante ses positions et de faire ses préparatifs. Car, à la longue, même ces illusions démocratiques de la classe ouvrière devaient devenir insupportables à la bourgeoisie. La rationalisation qui débutait, le caractère réactionnaire de la politique fiscale et douanière de 1922-1927 commencèrent à inquiéter le prolétariat. Mais celui-ci ne mettait pas encore en doute la possibilité de conquérir par les moyens démocratiques « tout le pouvoir » dans l’Etat. La grande victoire électorale de la social-démocratie en avril 1927 fut la réponse des masses aux attaques de la bourgeoisie. Celle-ci voyait avec inquiétude approcher l’éventualité dans laquelle la social-démocratie deviendrait majorité au Parlement ! Non pas qu’elle craignit le nombre croissant des mandataires social-démocrates. Mais elle redoutait avec raison qu’en pareil cas l’illusion démocratique des masses put devenir une force dangereuse poussant le Parti socialiste plus loin que la bourgeoisie ne le trouvait bon.

La démocratie bourgeoise s’avéra trop étroite pour masquer la dictature de la bourgeoisie. La réponse à ce fait fut le 15 Juillet, la boucherie meurtrière organisée par la bourgeoisie qui, dans la langue des carabines, fit comprendre au prolétariat qui donc avait le pouvoir dans l’Etat, et par quel moyen la classe dirigeante savait se défendre contre tous les « résistants » à la démocratie. L’organisation de la Heimwehr, se transformant depuis le 15 Juillet grâce a la bourgeoisie en un grand mouvement, a dit dans le langage le plus clair à la classe ouvrière que tout espoir « d’intégration » dans le pouvoir et dans le socialisme est une illusion ridicule, petite-bourgeoise.


En quoi se distingue aujourd’hui l’Austro-marxisme du réformisme vulgaire ? Sans aucun doute, l’édifice de sa doctrine a été démoli en grande partie, même dans la conscience du prolétariat, par les coups de fusil du 15 Juillet. Pourtant il serait faux de considérer l’austro-marxisme comme liquidé, comme devenu identique au réformisme vulgaire. La différence peut être clairement expliquée par l’exemple suivant : le 1er mai 1929, la social-démocratie allemande organisa, à Berlin, un bain de sang analogue à celui qui fut réalisé le 15 Juillet, par la réaction autrichienne. La social-démocratie exprima à ce sujet au social-démocrate et ministre de Prusse Grzesinsky sa plus haute reconnaissance. La social-démocratie autrichienne n’aurait jamais fait cela. Ordonner de tirer, oui, mais « exprimer sa reconnaissance », non. Elle aurait (elle le fit le 15 Juin 1919) donné l’ordre de tirer, mais, après le bain de sang, elle aurait « rappelé la police à l’ordre » ; elle aurait agi ainsi comme si elle était innocente. Cette tactique lâche de la social-démocratie en Autriche jette le trouble dans les masses et excite la bourgeoisie ; cette excitation est le meilleur argument des social-démocrates pour se présenter comme « la social-démocratie haïe et redoutée ».

Montrer aux ouvriers le contraste, toujours de plus en plus grand, entre leurs intérêts de classe et la politique de la social-démocratie : voilà quel était le problème central qui se posait au cours des dernières années devant le Parti Communiste Autrichien et que celui-ci ne réussit pas à résoudre. Pendant la période révolutionnaire aiguë, au cours de laquelle le dilemme « intégration démocratique dans le socialisme ou renversement révolutionnaire de la bourgeoisie, dictature du prolétariat » se présentait devant les masses comme la question la plus décisive, d’actualité immédiate, le Parti aurait pu en sortir en faisant de la « pure propagande » ; non pas que celle-ci aurait suffi alors, mais cette propagande, même exercée d’une façon aussi insuffisante, si schématique qu’elle fût, constituait une partie des tâches nécessaires du communisme à l’époque. Il en est tout autrement aujourd’hui ! A présent que la social-démocratie (contrairement à 1919) a presque toute la classe ouvrière organisée dans ses rangs, maintenant qu’elle embrasse les masses d’une façon incomparablement plus forte au point de vue idées et organisation, ce n’est qu’en apportant jour par jour, infatigablement, avec ténacité, des preuves, que les communistes pourront par leur attitude exemplaire dans les batailles de la classe ouvrière, montrer que le chemin de la social-démocratie n’est pas celui de la lutte de classes. Mais surtout, dans un pays comme l’Autriche, où la grande masse croit avec un dévouement passionné à la doctrine du marxisme, d’autant plus que la bourgeoisie conduit sa lutte contre le prolétariat sous le nom d’anti-marxisme, il faut démontrer quotidiennement, théoriquement, que l’enseignement du marxisme est quelque chose de tout différent de la théorie et de la pratique de l’austro-marxisme. Quand cette démonstration manque (et aujourd’hui elle manque presque complètement), les masses désillusionnées, en se détournant du Parti socialiste, menacent de s’écarter également du marxisme qu’elles identifient avec l’austro-marxisme.

Les derniers mois se passent sous le signe de tentatives de résistance, qui commencent dans le prolétariat contre les attaques du capital, et de l’offensive tempêtueuse du fascisme qui s’arme de Dimanche en Dimanche et organise ses marches dans les centres industriels. Rien n’est plus faux ni plus dangereux, que de parler en face de ces tentatives isolées d’une radicalisation tempêtueuse des masses, et de chanter quotidiennement la belle chanson de la « volonté de combat inébranlable du prolétariat » comme le fait la Direction du Parti et sa presse. Inutile dans ces luttes qui, en réalité, ont, sans exception, un caractère spontané, de parler de soi-disant « direction du Parti. » On aperçoit, à présent, dans les tréfonds de la classe ouvrière d’Autriche toute une série de processus qui sont de natures complètement contradictoires. Il existe, en fait, un certain processus de radicalisation, mais celle-ci est très faible et hésitante. Les ouvriers entament spontanément la lutte contre les fascistes à l’atelier comme par exemple à Graz. Ils refusent de travailler avec les fascistes. Dans les vingt-quatre heures les réformistes réussissent à amener les ouvriers à reprendre le travail avec les fascistes. C’est ainsi que se sont passés jusqu’à présent, sans exception, toutes les tentatives de résistance dans les entreprises. D’autre part, on constate que de grandes masses d’ouvriers glissent vers l’indifférentisme. L’absence de succès de la social-démocratie, la faillite du Parti Communiste en forment la base principale.

est actuellement en Autriche le point sur lequel il faut agir pour déclencher et étendre les tentatives de résistance du prolétariat ? L’Autriche est le pays où il y a 50 % de syndiqués, où, jusqu’aux tout derniers temps, prédominait l’entreprise fermée, c’est-à-dire celle où 100 % des ouvriers étaient organisés. Dans la voie de l’abolition du droit de grève, de l’introduction de l’arbitrage, de l’abrogation de la journée de 8 heures et des institutions sociales et politiques créées en 1918-1921, le capital est obligé de faire sauter tout d’abord le centre de la résistance, l’entreprise fermée. La social-démocratie a cédé sur toute la ligne devant cette pression du capital. Dans les centres industriels les plus importants, les fascistes pénètrent dans les ateliers. L’atelier « ouvert » : voilà le mot d’ordre d’assaut de la réaction.

C’est justement à un pareil moment, où la réaction s’efforce de démolir les ateliers fermés, où les réformistes abandonnent toute résistance sérieuse contre cela, que le malheureux Parti Communiste autrichien doit, sur l’ordre du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste, chanter la chanson des « inorganisés révolutionnaires » … qui n’existent pas en Autriche ! Au lieu de s’accrocher à l’anneau de la chaîne révolutionnaire, le Parti Communiste autrichien menace ainsi objectivement de désagréger les forces de résistance du prolétariat, d’ébranler du côté « gauche » l’atelier fermé.

C’est ainsi que nous autres, Opposition de gauche, sommes seuls à lutter en Autriche pour les intérêts présents et futurs du prolétariat. C’est une lutte que nous avons eu à mener depuis 1923 dans le Parti, et, depuis 1926, en dehors de celui-ci, lutte qui se déroule dans les conditions les plus pénibles que l’on puisse imaginer. La plupart de nos camarades connus comme communistes ne peuvent plus trouver de travail depuis des années. C’est surtout vrai pour notre organisation de Graz. Malgré que le combat soit dur et entraîne beaucoup de sacrifices, il n’est vraiment pas mené en vain. A l’époque même où le Parti Communiste essuyé échec sur échec, nos camarades, à Graz, seconde capitale de l’Autriche, ont réussi lors des élections d’Avril à dépasser de loin, avec 605 voix, la liste du Parti qui en récoltait 184. Certes, les succès remportés par notre travail sont encore petits, et même encore insuffisants, mais ils sont à nouveau une preuve claire de ce que le sol pierreux de l’Autriche n’est pas stérile pour le communisme, comme l’avaient affirmé autrefois les droitiers.

KURT LANDAU.

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