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Kurt Landau : La situation politique en Allemagne et le groupe Brandler

Article de Kurt Landau paru dans La Lutte de classes, 2e année, n° 15, novembre 1929, p. 374-376

Pour donner un aperçu de toute la profondeur et du caractère principiel des contrastes qui séparent la droite de la ligne officielle et surtout de l’opposition léniniste internationale, il est nécessaire d’approfondir quelques questions préliminaires.

Depuis à peu près un an le P.C.A. développe sa « nouvelle ligne » qui doit lui permettre de lutter plus efficacement pour la conquête de la majorité de la classe ouvrière. Voici les éléments essentiels de cette nouvelle politique : gagner les comités de grève pour diriger les luttes économiques ; lutter pour le pouvoir à l’usine en s’appuyant sur les inorganisés, auxquels on attribue d’ailleurs un rôle décisif dans les luttes économiques, accentuation extrême de la lutte pour le pouvoir dans les organisations de masse (syndicats, associations de libre-penseurs et associations sportives) dirigée contre les réformistes, qu’on assimile, sous le nom de social-fascistes, aux fascistes nationaux.

Ce tournant de la tactique du P.C.A. est incompréhensible et complètement dépourvu de sens si on le considère isolément et non en liaison avec la situation politique dans son ensemble telle que l’évalue le P.C. La direction du P.C.A. part du point de vue que l’Allemagne se trouve à la veille de la révolution prolétarienne. En surestimant démesurément le processus de radicalisation qui existe indubitablement, le P.C.A. a parlé d’un processus permanent de radicalisation des masses, déjà lors du 6e congrès mondial. Depuis, celle perspective de la direction s’est développée encore davantage.

La philosophie de l’essor révolutionnaire qui transforme la défaite sanglante du 1er mai en une victoire grandiose trouve provisoirement son point culminant dans un « Appel général du Parti » du 25 octobre, dans lequel Thaelmann déclara :

« L’appel que nous lançons aujourd’hui est un tournant pour nos ennemis. Notre patience est à bout. Au terrorisme social-fasciste et fasciste nous opposons le terrorisme de masse du prolétariat révolutionnaire … »

Cette philosophie qui n’a que peu de choses à voir avec la réalité, a engendré le nouveau tournant tactique du parti.

Si le développement politique de l’Allemagne nous avait vraiment déjà amené une période kérenskyste, s’il y avait vraiment une radicalisation impétueuse des masses ; si le 1er mai, bien que n’étant pas une victoire, était cependant notre « juillet bolchevik » – alors le tournant tactique du parti aurait un caractère tout différent et des conséquences toutes différentes c’est là le point essentiel – de celles qu’il faut enregistrer. Si, par exemple, à la veille de la révolution, les réformistes accomplissent des scissions dans la lutte pour la domination des syndicats afin de s’assurer un appareil de sabotage contre-révolutionnaire et de briseurs de grèves, alors leur action aura certainement, dans les masses, un tout autre retentissement qu’actuellement, et il n’y aura pas un seul ouvrier révolutionnaire qui n’approuvera pas les gestes les plus audacieux et les plus spontanés de l’opposition.

Mais le gouvernement Müller-Hilferding n’a aucun des traits essentiels du régime kérenskyste, et nous sommes loin, en Allemagne, d’un essor révolutionnaire immédiat, d’une radicalisation impétueuse des masses.

Pour l’instant les masses, bien qu’à une allure accélérée, traversent l’école du réformisme. Les social-démocrates, malgré leur trahison sans exemple du 1er mai, malgré leur politique réactionnaire et bien qu’ils défendent ouvertement et brutalement les intérêts du capital financier au sein du gouvernement, n’ont pas encore perdu leur force d’attraction sur les masses, ils ne se sont pas même encore beaucoup affaibli. C’est se tromper soi-même d’une manière dangereuse, que de parler de la ruine du parti socialiste comme organisation. Nous voyons justement en ce moment, dans les pays les plus importants, une grande vague d’illusions démocratiques-pacifistes saisir les masses ; nous voyons la bourgeoisie tenir compte de ces phénomènes : en Allemagne, en Angleterre, demain peut-être en France et en Tchécoslovaquie, nous la voyons appeler les social-démocrates au gouvernement, pour décomposer les masses et faire appliquer par le parti socialiste les méthodes de répression renforcée qui amènent l’accentuation des luttes de classes et le réveil des masses. Il existe aussi des exceptions à la règle, telle que l’Autriche où la bourgeoisie trouve à la désertion de ses réserves de la campagne vers le Parti social-démocrate la réponse suivante : elle avance son aile droite, contre-révolutionnaire et essaie de contenir les masses au moyen d’un système policier à la Metternich.

Le fait que l’activation des masses, le « mouvement à gauche », profite en ce moment surtout au réformisme, n’exclut naturellement pas du tout la possibilité que les pôles extrêmes, communisme et fascisme, continuent à se développer simultanément. C’est justement ce développement des pôles qui permet de reconnaître les héritiers futurs de la faillite de l’ère démocratique-fasciste : communisme ou fascisme. Tout aussi systématiquement que le développement du système des partis bourgeois vers la droite, l’amplification accélérée du socialisme national allemand aux dépens des autres partis bourgeois, prouve que toutes les bases existent pour que le fascisme remplace la vague démocratique-pacifiste. Non seulement la tentative – qui échoue – d’instaurer « démocratiquement » le fascisme par le référendum, ne liquide pas ce processus, mais elle l’oriente, au contraire, sur la voie de la violence.

Quel est dans l’étape actuelle le caractère des luttes de la classe ouvrière ? Ont-elles un caractère de « luttes offensives », de « combats d’assaut » comme le prétendent les théoriciens du P.C.A. ? Cela est certainement faux : ce sont des luttes de défense de la classe ouvrière contre l’offensive grandissante du capital. Lorsque nous faisons cette constatation, la droite brandlérienne nous dit avoir la même opinion que nous et […] en tire les conclusions suivantes : il faut renoncer à vouloir diriger soi-même les luttes, renoncer à accentuer la lutte contre le parti social-démocrate dans les organisations de masse et surtout dans les syndicats, renoncer à avoir des candidats à soi aux élections des conseils d’usine.

La lutte de la droite est dirigée au premier chef contre la nouvelle ligne syndicale du parti, qu’elle dénonce comme étant la liquidation de la tactique de front unique et qui, selon elle, isolera complètement le parti des masses. En quoi consiste celle nouvelle ligne syndicale et quel est son sens véritable ? La droite en parle comme s’il existait un schéma général de la tactique syndicale ; par un accord secret entre Staline et Thaelmann le parti se serait écarté de ces lois « générales » et « éternelles », ces lois « d’airain » de la tactique syndicale, et s’engagerait maintenant dans la politique de scission des organisations de masse ; le parti détruirait « l’unité de la classe ouvrière » – c’est ce que la droite déclame avec la plus grande emphase. Il est certain que la tactique que poursuit actuellement le parti dans les syndicats est tout aussi fausse que sa stratégie des grèves ; les fautes et les dangers de cette tactique résident en tout autre chose que dans « l’infraction aux lois éternelles » telles que Brandler conçoit les règles générales de l’ancienne ligne syndicale.

Il faut convenir d’abord que la nouvelle ligne syndicale est basée sur une pensée tout à fait saine et juste qui est celle de développer l’initiative et l’énergie des masses à l’usine, de lutter contre la toute-puissance du bureaucratisme syndical et de démocratiser la direction de grève par le fait que celle-ci, élue par la masse, serait responsable devant elle. Mais le système de la « philosophie de barricades » a rendu inopérante dès l’origine cette pensée juste ; à « la veille de la révolution » face à la « radicalisation impétueuse des masses », le centrisme dominant n’a pas entrepris d’éduquer les masses dans des formes de lutte plus après et plus indépendantes, mais il a inventé une nouvelle gymnastique révolutionnaire. Au lieu de lutter systématiquement et avec persévérance pour obtenir que les ouvriers, dans leurs usines, se familiarisent avec l’idée de choisir pour la lutte des directives à eux, le parti se mit à organiser une grotesque « propagande de l’action ». D’abord il fit une propagande pour la direction des grèves dans la lutte des ouvriers de la Ruhr en 1925. Cette propagande n’ayant pas de succès, ou plutôt, pas de succès notable, le parti s’empara de sa propre autorité de la direction des grèves, en faisant élire par des minorités infimes d’ouvriers d’usine, pour la plupart inorganisés, des directions de lutte qui n’eurent évidemment aucune influence et ne firent que discréditer l’idée de la direction des grèves.

Les théoriciens de la « gymnastique révolutionnaire » répliquèrent à leur manque de succès auprès des grandes masses d’ouvriers syndiqués par l’idéalisation des inorganisés. Grisé par « l’élan révolutionnaire » la direction du parti tenta de sauter toute une série d’étapes de la radicalisation des masses et d’augmenter la dynamique de la lutte par des injections artificielles.

Certes, dans des époques fortement révolutionnaires, les masses apprennent en quelques jours ce qu’elles mettent de longues années à apprendre dans d’autres circonstances. Quand la crise révolutionnaire grandit, elles sautent parfois des étapes, elles les abrègent et il faut au parti tout l’élan, la plus grande audace et la plus grande élasticité pour ne pas rester en arrière du développement vertigineux. Mais c’est que la situation actuelle en Allemagne ne correspond pas à un stade révolutionnaire aigu ; et comme le parti ne comprend pas cela il prend le chemin de l’aventurisme.

Mais dans la lutte contre cet esprit d’aventure, la droite ne combat pas les conséquences d’une fausse appréciation politique de la situation – avec son schéma fait pour des généralités elle abat l’esprit vivant de la dialectique révolutionnaire et elle érige sur sa tombe le « guide du bon syndicaliste qui continue son vieux bonhomme de chemin, sans s’occuper, par principe, d’une chose aussi « moderne » que celle « de prendre la direction des grèves ».

Nous n’avons donné ici qu’un exemple. Quelques mots encore au sujet d’une autre question, elle aussi très importante : la théorie du social-fascisme. Lorsqu’elle fut inventée, la droite fit grand bruit et s’écria : la social-démocratie est exactement telle qu’elle a toujours été depuis 1914.

Les deux points de vue sont faux. Il est vain d’expliquer longuement que toute la théorie du social-fascisme est un artifice grossier et bête émanant d’esprits ignorants qui n’ont pas compris que la social-démocratie et le fascisme sont deux pôles différents du front bourgeois, qui s’allient au moment du danger, mais qui sont néanmoins deux pôles (Trotsky : « La révolution internationale et l’I.C. », p. 106 de l’éd. allemande).

Mais la conception de la droite est tout aussi fausse. Selon elle la social-démocratie est une formation politique fixe, non soumise à un certain développement.

Nous avons déjà parlé dans un autre article du développement de tous les partis bourgeois allemands vers la droite, et c’est en liaison avec cette tendance que s’effectue la marche réactionnaire de la social-démocratie allemande. Le massacre du 1er mai et la menace de dictature de Wels au congrès de Magdebourg sont des indications de celle ligne.

Les réformistes essaient de réprimer et d’étouffer dans les syndicats, d’une façon plus brutale et plus éhontée que dans le passé, tout obstacle à leur politique. Ils veulent la scission, ils cherchent la scission, spécialement en ce moment où le gauchissement des masses est loin d’être impétueux. En ce moment les masses, bien qu’elles ne passent pas en foule du réformisme au communisme, vont cependant du camp de la bourgeoisie à celui de la social-démocratie ; et de ce fait l’instant est très favorable aux réformistes pour détacher l’avant-garde révolutionnaire. (Dans les derniers six mois, de mars à septembre 1929, les syndicats libres se sont accrus de 76.060 membres, et ont atteint le chiffre de 4.942.986 membres.) Ebloui par la philosophie de l’ « élan révolutionnaire » le parti répond aux provocations les plus grossières des réformistes et essaie, par-ci par-là, de mettre sur pieds des syndicats à lui, des organisations sportives et groupements de libre-penseurs à lui. C’est là une faute dangereuse. Non pas parce que cela détruit « l’union de la classe ouvrière », comme dit la droite en gémissant. L’union de la classe ouvrière n’est pas une question abstraite et surtout pas une question d’organisation. Par union de la classe ouvrière nous n’entendons pas du tout parler d’un fétichisme comme celui de la droite envers les syndicats. On peut très bien imaginer et il est même probable – comme nous l’avons dit au début – que les réformistes auront recours à des exclusions en masse dans les syndicats, au cours du processus d’accentuation des contradictions de classes, si la crise révolutionnaire évolue vite. Nous n’avons pas à nous casser la tête aujourd’hui sur la question de savoir quelles mesures concrètes un parti communiste devra prendre lorsque les masses seront à sa suite lorsqu’il faudra prendre une décision immédiate, lorsque la lutte de classe aura pris la forme de guerre civile et que l’appareil et les masses représenteront dans les syndicats deux fronts différents de la barricade. C’est avec les fétichistes à la Brandler que le parti révolutionnaire aurait le moins à discuter.

Mais en ce moment, où la situation n’a pas un aspect révolutionnaire aigu, la tactique du parti équivaut à l’isolement de l’avant-garde révolutionnaire. Car les masses se chiffrant par millions, ne nous suivent pas encore, elles suivent le réformisme. Ainsi la tactique du détachement organisatoire de l’avant-garde aboutit à l’affaiblissement de notre influence sur les masses et au renforcement du réformisme.

Le parti, guidé par le centrisme, fait une dangereuse politique d’aventure, et la droite ne lui conseille pas d’organiser la révolution prolétarienne mais de suivre le chemin de la moindre résistance.

Les enseignements que la droite n’a pas su tirer de 3 révolutions.

La droite mène une lutte acharnée non pas contre les fautes néfastes des « stratèges de l’assaut », mais contre toute démarche politique en général visant le renforcement de la lutte contre la social-démocratie, c’est là une tradition profondément enracinée dans la droite. Ce n’est pas par hasard qu’elle met de plus en plus la question de 1923 en tête de sa propagande. Il y a plus de six mois. Thalheimer écrivit dans son étude « De quoi s’agit-il ? » :

« Véritablement, de quoi s’agit-il, si nous faisons abstraction des détails ? Cette question s’éclaire de la meilleure façon si nous prenons comme point de départ les problèmes de 1923. Aujourd’hui une chose est parfaitement claire : la faute fondamentale de 1923, fut de transposer le schéma, le modèle révolutionnaire de la révolution russe de 1917 à une situation toute différente, à des rapports de classe tout différents » (p. 14).

Non seulement la droite n’a pas encore compris aujourd’hui ses fautes essentielles de 1923, mais au contraire, elle est en train d’élever ses fautes à un principe. Sous le couvert de la lutte contre la « légende d’octobre » elle crée un système de la « politique des réalités » basée sur leur politique de front unique de 1923. C’est justement leur incompréhension absolue de l’indépendance, du rôle dirigeant du parti qui mena 1923 à sa défaite. Et non pas seulement en octobre. La droite fait un effort tout a fait vain en analysant les différentes questions de l’octobre allemand [en] constatant pour chacune d’elles : « Tout ce [que] nous avons fait, fut bien fait ». Toute la ligne [du] parti allemand de 1923, depuis la résistance de la Ruhr jusqu’à la politique en Saxe – y compris l’excursion de Radek, Remmele, Ruth Fischer chez les socialistes nationaux – ne correspondait pas à la crise sociale et politique s’accentuant chaque jour.

Ils n’ont pas mieux compris les leçons de la révolution allemande, que les erreurs fondamentales de la direction Staline-Boukharine dans la révolution chinoise. Leur critique ne s’éveilla que lorsque l’opportunisme sanglant tenta de se laver dans l’aventure de Canton. Habituée à se dresser contre l’ultra-gauche, la droite comprit fort bien, à ce moment, tout ce que la politique de Heinz Neumann avait de criminel, tandis qu’elle avait approuvé la ligne de l’I.C. jusqu’au moment de l’aventure cantonaise. La droite décline les expériences fondamentales de la révolution d’octobre en luttant contre la « transposition du schéma, du modèle révolutionnaire de la révolution russe de 1917 à… des rapports de classes tout différents », et il ne faut donc pas s’étonner qu’elle soit, dans ses points essentiels, d’accord avec la politique du régime actuel en Russie. Ainsi M. N. Roy écrit :

« Les hommes qui portent la responsabilité des faux points de vue qui règnent dans l’Internationale sont les mêmes qui poursuivent dans les affaires russes une ligne juste dans son ensemble ». (Gegen den Strom, N° 41).

Le point de vue politique sous lequel la droite aborde les questions essentielles de la révolution russe est encore plus importante que sa solidarisation avec Staline. Et là on peut voir non seulement son incompréhension totale des forces d’impulsion de la révolution mais aussi toute l’étroitesse de leur horizon. M. N. Roy, qui, dans les questions internationales est celui qui a, dans le camp de la droite, les vues les plus « larges » dit dans l’article que nous venons de citer :

« A l’arrière-plan de toutes ces discussions il y avait la lutte pour la direction : qui remplacerait l’illustre mort ? (Lénine). C’était là la question centrale qui dominait secrètement la situation ».

Est-ce possible ? Roy, qui malgré tout dispose d’une longue expérience révolutionnaire, qui, au IIe congrès mondial, collabora avec Lénine pour les thèses sur les questions coloniales, aboutit aujourd’hui a la sagesse vulgaire du pire petit-bourgeois pour qui le jeu changeant des forces de classes dans la révolution devient la simple formule de la lutte des chefs pour le pouvoir. La destinée de M. N. Roy, qui fut jadis aux premiers rangs du communisme international, et qui voit aujourd’hui dans les pires banalités petites-bourgeoises de grandes révélations, reflète la destinée de toute la droite : une partie fatiguée de l’I.C., incapable de lutter contre la politique de décomposition du centrisme, se trouve en pleine retraite idéologique et retourne occuper les positions social-démocrates de son propre passé.

Kurt LANDAU.

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