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Kurt Landau : L’approche de la crise révolutionnaire, le congrès de la social-démocratie allemande et la lutte des communistes

Article de Kurt Landau paru dans La Lutte de classes, 4e année, n° 31, mai 1931, p. 262-274

« Le terrain de lutte démocratique nous a déjà été enlevé. Il n’existe plus ». C’est en ces termes qu’un représentant de l’aile gauche du parti social-démocrate résuma au congrès de Leipzig le trait caractéristique de la situation politique en Allemagne, et en même temps la faillite complète de la politique social-démocrate.

En effet, ce qui se passe en ce moment en Allemagne n’est rien d’autre que le processus de décomposition de la démocratie hourgeoise, qui perd chaque jour du terrain, et se voit remplacée d’une façon de plus en plus menaçante et immédiate par le fascisme.

S’il y avait eu encore besoin d’une démonstration quelconque pour réfuter les conceptions mécaniques du développement de l’essor révolutionnaire (théorie de la « troisième période »), le déroulement de la crise en Allemagne apporterait la preuve la plus vivante.

Ce n’est pas en ligne droite, étape par étape, mais avec des tournants brusques, des contradictions surgissant subitement, interrompues par des périodes d’arrêts, qui, à leur tour sont suivies de périodes d’aggravation rapide, que se développe en Allemagne la crise politique, avant qu’elle ne devienne une crise révolutionnaire dans laquelle les classes combattantes, fascisme et communisme, se rencontrent pour la lutte ouverte et décisive.

LE REGIME DE DICTATURE CHANCELANT

Les partis de la bourgeoisie moyenne qui soutiennent le gouyernement Brüning – à l’aide du parti social-démocrate, qui n’est pas représenté au gouvernement, mais sans l’aide duquel le gouvernement ne possède pas de majorité parlementaire – avaient espéré qu’en hiver 1930/31 le point le plus bas de la crise économique serait atteint. L’amélioration économique amènerait l’apaisement politique. La base du fascisme se rétrécirait, les masses ouvrières radicalisées se placeraient de nouveau sous la protection du réformisme.

Lorsqu’au mois de février les fascistes quittèrent le Reichstag, sans déclencher une offensive ouverte, mais se contentant d’un renforcement de leur agitation, lorsqu’enfin en avril une crise profonde secoua même l’organisation armée du fascisme, ses sections d’assaut. (S.A.), (car les éléments paupérisés, qui, pour une grande part, appartiennent au lumpenprolétariat, ne peuvent pas poursuivre une politique à longue échéance), lorsque M. Curtius surprit le monde aux aguets avec le projet d’union douanière austro-allemande en s’engageant ainsi dans la voie d’une « politique extérieure active » ; – alors les paladins du régime de dictature, et avant tout ses laquais social-démocrates, poussèrent un soupir de soulagement et des cris d’allégresse : « le plus pénible est derrière nous ». Les théoriciens du parti socialiste s’usèrent les doigts à écrire dans la Gesellschaft de Hilferding pour prouver que le danger décroissait. « Le mouvement national-socialiste est déjà arrêté », se réjouit G. Decker dans le numéro de mai de la Gesellschaft (N° 5, 1931).

Depuis, à peine quatre semaines se sont écoulées. Et toutes les illusions, tous les espoirs se sont évanouis. La crise a continué à s’accentuer. Les emprunts étrangers attendus ne sont pas venus. Le déficit du budget augmente d’une manière inquiétante. Les impôts escomptés ne rentrent pas, par suite de l’affaiblissement de la consommation; les communes s’effondrent sous le poids des allocations de chômage, et à Genève le traité austro-allemand s’est heurté à la résistance commune de l’Angleterre, de la France et de l’Italie, après que l’Autriche, par suite de l’effondrement de la Kreditanstalt fut devenue l’objet impuissant de, nouvelles opérations financières internationales.

De nouvelles élections (Schaumburg-Lippe, Oldenbourg) ont montré que le regroupement dans les masses qui était apparu le 14 septembre, se poursuit.

Le seul parti bourgeois qui maintient ses positions est le Centre catholique, qui, bien qu’il ne donne pas non plus de pain à ses membres, leur a cependant apporté des succès considérables dans le domaine de la réaction culturelle. D’une manière plus agressive que jamais le catholicisme lève le drapeau de la lutte culturelle contre l’école laïque, contre la libre pensée, contre toute tentative, aussi timide soit-elle, d’obtenir des réformes politico-culturelles. (Abolition du paragraphe 218).

Les autres partis bourgeois moyens, depuis le Parti d’Etat (Démocrates) jusqu’au Landbund, représentant les grands agrariens, sont emportés par l’avalanche fasciste.

Le parti social-démocrate s’effrite à vue d’œil et sans cesse, et la plus grande partie de ce qu’il perd, c’est au profit du parti communiste.

Ainsi s’effondre la base, la combinaison de partis sur laquelle s’appuie le gouvernement Brüning ; le cours politique intérieur et extérieur qu’a poursuivi le gouvernement Brüning, s’effondre.

« Cela ne peut continuer ainsi » disent les ouvriers. Et ce qu’ils ont en vue, c’est la diminution du niveau de leurs salaires, les impôts énormes sur les produits alimentaires, qui renchérissent les aliments indispensables, les impôts insupportables, la destruction des institutions sociales, la réaction culturelle, les assassinats fascistes et les provocations de la justice de classe.

« Cela ne peut continuer ainsi », disent les paysans pauvres et moyens dans toutes les régions de l’Allemagne, et ils ont en vue le poids des hypothèques, l’écart monstrueux entre les prix qu’ils reçoivent pour leurs produits agricoles et ceux qu’ils sont obligés de payer pour les produits industriels, ils ont en vue les prix des fourrages qui ont augmenté de 28 % en un an, tandis que pour le bétail ils touchent des prix de 10 % inférieurs, et pour les produits animaux de 30 % inférieurs aux prix de l’année dernière. Ces chiffres arides reflètent l’acuité extraordinaire de la lutte de classes au village. Le grand agrarien de la Prusse orientale, qui cultive du seigle, obtient, grâce aux tarifs douaniers usuraires du gouvernement, 30 % de plus que l’année dernière (prix mondial du seigle : 70 Mk. – prix à l’intérieur de l’Allemagne : 250 Mk.) ; le paysan moyen et pauvre qui fait l’élevage des porcs, qui achète du fourrage pour le bétail et du blé pour sa consommation propre, paye ainsi lui-même une partie de la politique agraire du gouvernement Brüning.

« Cela ne peut continuer ainsi », disent les couches moyennes dépérissantes, les employés, les petits commerçants, les artisans.

Ebranlé par ces secousses des masses en mouvement, le régime de dictature chancelle et menace de s’effondrer.

LA BOURGEOISIE EST-ELLE FORCEE DE CHANGER D’ATTELAGE ?

Le cheval qui tirait jusqu’ici le chariot de la bourgeoisie, d’abord d’une façon indépendante (Gouvernement Müller) et ensuite sous les coups de fouet du régime de dictature, n’était autre que le réformisme.

A présent le fardeau devient plus lourd, tandis qu’un travail sans relâche a sensiblement affaibli le cheval. Sera-t-il assez fort pour faire franchir la montagne au charriot ?

C’est là la question la plus grave dont s’occupe actuellement la bourgeoisie.

Nous considérons comme une conception mécanique le point de vue qui prédomine aussi chez beaucoup d’ouvriers révolutionnaires selon lequel le parti social-démocrate, afin d’empêcher la participation des fascistes au pouvoir, fera littéralement tout ce que la bourgeoisie exigera. Il y a une limite que le parti social-démocrate ne peut franchir qu’en se détruisant lui-même. La force de ce parti réside en premier lieu dans le fait que dans l’esprit de millions d’ouvriers il est le parti des réformes sociales. La destruction de ces réformes sociales équivaut à la destruction de la base du parti social-démocrate. Certes, le parti social-démocrate a jusqu’à présent activement soutenu toutes les mesures de politique sociale qui ont empiré la situation de la classe ouvrière. Elle a payé cette politique par la perte d’à peu près 15 à 20 % de ses électeurs.

Mais la destruction de la politique sociale – et cette lutte destructive a déjà commencé – la destruction, ou du moins la suppression totale des droits syndicaux, le parti social-démocrate ne peut y participer activement, et à la longue il ne peut même pas la « tolérer ». S’il y consent malgré tout, il sera brisé de l’intérieur, il perdra son influence à tel point qu’il n’entrera plus en ligne de compte comme pilier de la politique de la grande bourgeoisie.

C’est ce que personne ne sait mieux que la grande bourgeoisie. Elle reconnaît respectueusement les bons services que lui ont rendus les Wels, Severing, Zoergiebel, etc. ; elle préférerait beaucoup faire tirer sa voiture par les modestes chevaux de trait réformistes, mais la rosse est trop faible, et la voiture devient trop lourde.

Depuis les élections de septembre la bourgeoisie oscille entre la social-démocratie et le national-socialisme. Jusqu’au dernier instant, tant qu’elle espérait que la crise avait déjà atteint son point culminant, elle se maintenait sur la voie « démocratique ». Mais à présent elle se prépare sérieusement à changer de cheval et à appeler au gouvernement le parti national-socialiste (Hitler) et le parti nationaliste (Hugenberg), qui sont liés. Lentement, l’aile fasciste gagne la direction au sein de la bourgeoisie. L’aile « démocratique » de la bourgeoisie, les milieux libéraux du commerce et de la Bourse, représentés par le Berliner Tageblatt, la Vossische Zeitung, et la Gazette de Francfort disent avec inquiétude :

« Qu’arrivera-t-il lorsque les masses désespérées, qui attendent de Hitler une amélioration de leur situation sociale, seront déçues ? N’y a-t-il pas danger que ces masses passent au communisme ? »

Et ils montrent le jeune officier de la Reichswehr, Scheringer, qui, en 24 heures, est passé du parti national-socialiste, qui ne refuse pas par principe le payement des réparations, au P.C.A., qui exige la suspension immédiate des payements des réparations ; ils montrent les dirigeants populistes extrémistes du mouvement du Landvolk au Schleswig-Holstein (Bruno von Salomon, Claus Heim) qui sympathisent maintenant ouvertement avec le programme paysan du P.C.A. Certes, la bourgeoisie entière se rend compte qu’il est dangereux de jouer sa dernière carte, de faire appel au fascisme, et de mener ainsi la lutte de classe sous sa forme la plus accentuée contre le prolétariat. Si cependant les parties décisives de la bourgeoisie optent pour le « changement de l’attelage », alors trois facteurs deviennent pour elles déterminants :

1) Elles ne veulent pas céder aux nationaux-socialistes la totalité du pouvoir, mais seulement lui accorder une participation au gouvernement, dans l’espoir qu’avec un changement de la situation objective elles pourront de nouveau sans frottements changer les chevaux.

2) La crise met sérieusement en avant la question de la guerre. Faire la guerre, cela exige pour l’Allemagne, qui n’a pas de service militaire obligatoire, un mouvement d’enthousiasme guerrier des masses particulièrement organisé, tel que seul le fascisme le personnifie.

3) Pour transformer en mécontentement révolutionnaire la déception des masses dépossédées, qui suivent actuellement le fascisme et dont un gouvernement Hitler-Hugenberg-Brüning-Seekt ne satisfera et ne peut satisfaire les désirs, il faut une direction véritablement communiste.

Mieux que le prolétariat, la bourgeoisie sait que le P.C.A. ne constitue pas cette direction.

Plus fort que les craintes des milieux commerciaux libéraux est le poids de l’industrie lourde, de la grande finance, des grands propriétaires fonciers, qui soutiennent par tous les moyens le mouvement fasciste, pour abattre dans le sang le prolétariat et pour « activer », après cette saignée, la politique extérieure.

CAPITAL MONOPOLISATEUR ET FASCISME

Le fascisme, appelé au gouvernement, ne pourrait pas considérer cette voie, soi-disant « légale », comme définitive. La participation au pouvoir n’ouvrirait au fascisme qu’une étape de la dualité de pouvoir ; il perfectionnerait dans l’appareil de l’Etat ses positions militaires et, couvert par l’appareil de l’Etat, ses formations illégales, afin d’ériger en fin de compte par voie de violence déclarée, sa propre dictature.

Certes, le fascisme est l’instrument du capital financier. Mais nous tenons pour complètement erronée la conception mécanique selon laquelle le fascisme ne se borne qu’à exécuter les ordres du capital financier.

Ce qui, dans le fascisme, se dresse devant nous, c’est la petite-bourgeoisie en voie de destruction, avec toutes ses illusions réactionnaires, avec toutes ses traditions et exigences, et avant tout : avec sa haine contre le prolétariat ascendant et conscient.

Cette haine furieuse et aveugle de la petite-bourgeoisie réactionnaire, qui, économiquement aussi bien que politiquement, ne peut jouer un rôle indépendant, fait d’elle l’instrument le plus brutal du capital financier. Mais de cette nature sociale du fascisme résultent aussi certaines différences entre lui et la grande bourgeoisie, par exemple la contradiction entre le petit commerce et les magasins capitalistes modernes géants. La théorie, que défend aussi bien la droite que la direction du parti (bien que dans un sens un peu différent), selon laquelle « le fascisme est la superstructure politique classique de la domination du capital monopolisateur », est, selon nous, parfaitement antidialectique. C’est justement la période du capitalisme monopolisateur qui a particulièrement besoin du masque démocratique, afin de voiler la domination d’une oligarchie financière très restreinte. Le fascisme n’est pas la « superstructure classique » du capital monopolisateur, mais il constitue objectivement la réaction classique contre cette domination au sein de la petite bourgeoisie. C’est au moyen du mécanisme parlementaire démocratique que le capital monopolisateur parvient le mieux à faire valoir ses intérêts, et les illusions démocratiques des masses réformistes mécontentes sont pour le capital monopolisateur la soupape de sûreté la plus inoffensive qui soit.

Le capital monopolisateur sait fort bien que le système parlementaire est son meilleur défenseur politique. Mais si la domination du capital monopolisateur fait sauter elle-même ce système, si la réponse aux guerres de rapine sociale des cartels, des trusts et des banques consiste en ce que les masses petites-bourgeoises quittent les partis démocratiques de la grande bourgeoisie et les masses ouvrières le parti socialiste petit-bourgeois démocratique – alors il n’y a pas pour le capital monopolisateur d’autre issue que de se faire défendre politiquement par le fascisme, afin d’assurer par ce moyen l’ordre social du capitalisme.

Si la crise du système capitaliste fait sauter la démocratie bourgeoise et rend impossible au capital monopolisateur de s’appuyer sur la base de l’organisation de masse petite-bourgeoise démocratique (parti social-démocrate), alors le capital monopolisateur cherche et trouve cette base de masse indispensable dans les organisations petite-bourgeoises fascistes. Sous la forme du fascisme, la petite-bourgeoisie, objectivement en révolte contre le capital monopolisateur, devient de nouveau le pilier politique de la domination du capital monopolisateur.

Le prix qu’il faut payer à cette « nouvelle base » est différent du précédent : tandis qu’auparavant le capital monopolisateur payait avec de petites réformes sociales, il est à présent obligé de payer au prix du pouvoir exécutif politique.

Enfin, le risque est encore plus grand : de la dictature fasciste il n’y a pas de chemin de retour pacifique; les masses déçues par le fascisme, et qu’auparavant déjà la démocratie avaient déçues, poursuivent la voie de la révolution sociale – à condition qu’il existe un parti communiste.

LA FAILLITE DU REFORMISME

Le Congrès de Leipzig du parti social-démocrate, qui s’est ouvert le 30 mai, a montré que la politique et la tactique du réformisme sont dans l’impasse et se sont effondrés. Tous les orateurs revenaient toujours à la même question centrale, à savoir que « l’ingrate » bourgeoisie, malgré toute la « tolérance », malgré l’esprit de sacrifice du parti social-démocrate, la rejette maintenant comme un citron pressé, et prépare un bloc de droite avec les fascistes. Le seul espoir auquel se cramponne le réformisme est celui que la crise ne durera pas éternellement. Tarnow, l’orateur principal du Congrès, constata même « qu’un revirement se prépare ».

Le même point de vue de principe fut aussi défendu par la gauche (Seydewitz, Rosenfeld, etc.), qui jouèrent à Leipzig le rôle le plus lamentable.

L’acuité extrême de la lutte de classes en Allemagne, ne permet plus à la « gauche » de voiler son inconsistance politique par des phrases révolutionnaires.

Du point de vue de la conservation du capitalisme, donc du point de vue de la social-démocratie, la politique des Wels, Hilferding, Breitscheid, etc … est logique, conséquente, absolument inéluctable. Un parti qui rejette la lutte de masse extra-parlementaire considérée comme « l’appel à la rue», qui est le véritable défenseur du système parlementaire, un parti du genre du parti social-démocrate allemand qui, dans d’innombrables combats a, sans hésitation, massacré l’élite révolutionnaire du prolétariat, afin d’assurer la paix et l’ordre du système démocratique-parlementaire (1918 – 1923), un parti aussi conservateur et pro-étatique ne peut pas, dans la crise politique actuelle, poursuivre d’autre politique que celle qui la place aux côtés de Brüning. Il est obligé de se détruire lui-même pour maintenir le système capitaliste – de même que tous les autres partis de la bourgeoisie moyenne.

Le congrès de Leipzig a jeté une lumière crue sur la véritable impasse dans laquelle se trouve le parti social-démocrate.

Il continue à soutenir le régime de dictature, malgré les nouveaux décrets-lois qui viennent d’être ordonnés, et qui sont une nouvelle charge de 1.700 millions de marks pour les travailleurs, somme qui équivaut à la quote-part annuelle des payements de réparations pour 1931/32 (1.793,2 millions, qui équivalent à l’annuité du plan Young, de l’emprunt Dawes et du traité belge).

Pour juger à quel point cette politique est désespérée, il suffit de mentionner que l’assentiment à cette nouvelle attaque de la bourgeoisie a été donné dans l’espoir d’empêcher l’appel aux fascistes. En réalité, des masses considérables, appartenant surtout aux milieux des employés, particulièrement atteints par la baisse des salaires, quitteront encore plus rapidement qu’auparavant les anciens partis bourgeois, et passeront au fascisme, le parti social-démocrate continuera à s’effriter, et dans quelque temps, – peut-être à l’occasion des élections anticipées en Prusse, en automne, qui feront perdre entièrement ou presqu’entièrement au gouvernement prussien sa base parlementaire – la bourgeoisie devra déclarer à ses valets réformistes :

« Vous êtes devenus trop faibles, vous avez perdu trop de forces, reposez-vous un petit peu », et malgré tout l’esprit de sacrifice du parti social-démocrate, elle appellera les fascistes au pouvoir.

La conscience qu’il n’y a pas d’autre voie possible que celle de la capitulation devant Brüning, pénétrait à Leipzig la « gauche » aussi fortement que la droite. C’est pourquoi ils n’osèrent même pas tenter d’opposer quelque chose à la stratégie de capitulation de Tarnow, Wels et Cie. Ils n’osèrent surtout pas tirer les conséquences de leurs propres constatations. Leur propre résolution ayant été repoussée, la gauche vota en toute tranquillité pour la résolution Tarnow, qui fut adoptée contre deux voix.

Pour la stratégie supérieure et massive de la droite, ce fut un jeu d’enfant de disperser cette « gauche » qui était comme paralysée par son propre courage, et le délabrement de la gauche s’exprimait dans les chiffres, par le nombre de ses voix qui oscillaient entre 2 et 62. L’attitude la plus conséquente fut défendue par les représentants de Breslau (Eckstein, Ziegler) et de Francfort (Portune) ainsi que par le député Oettinghaus, de la Ruhr, alors que Seydewitz et Rosenfeld ne combattaient pas, mais menaient des combats fictifs et résignés.

A quel point la radicalisation des ouvriers socialistes, et surtout de la jeunesse, est avancée, c’est ce qui s’est montré dans l’attitude des assistants des tribunes, qui écoutaient avec une attitude d’hostilité les rapports du président du parti, et saluèrent d’applaudissements débordants les coups de la gauche de Breslau et de Francfort.

Si cet état d’esprit de larges masses militantes du parti socialiste ne trouve pas son expression politique correspondante, s’il ne saurait être actuellement question d’une sympathie véritable entre le noyau prolétarien du parti socialiste et celui du P.C.A., cela ne peut être imputé à « l’art » des Wels, Hilferding, Breitscheid et autres, mais uniquement au refus de la part du P.C.A. d’appliquer la tactique du front unique.

Le congrès de Leipzig a mis à jour un paradoxe remarquable : bien que le réformisme ait politiquement complètement fait faillite depuis la théorie du « capitalisme organisé et sans crises » (Hilferding, Naphtali) jusqu’à la tactique qui consiste à « tolérer Brüning », malgré de lourdes pertes dans la masse des électeurs, le parti socialiste, en tant qu’organisation, a grandi (1.037.000 membres) et la base de la direction politiquement en faillite est plus forte que jamais.

Ce phénomène paradoxal ne peut s’expliquer par la seule force de l’appareil administratif, et surtout pas par « l’habileté » de la direction social-démocrate. Ce qu’il faut voir dans cette contradiction, c’est uniquement l’expression de la faiblesse relative de la politique communiste.

Le temps a travaillé pour nous, l’état d’esprit des masses est de mieux en mieux disposé en notre faveur, le prolétariat, à la recherche d’une issue, se tourne vers l’idée de la révolution prolétarienne – mais la tactique du parti est incapable de montrer aux masses qui tâtonnent la voie dans laquelle elles doivent s’engager aujourd’hui et demain pour réaliser la révolution prolétarienne.

C’est là la contradiction la plus profonde et la plus dangereuse de la situation actuelle : le Parti sait battre le tambour, mais il ne sait pas mobiliser. L’agitation de grande envergure, poussée en avant avec beaucoup d’élan, secoue les masses, et le parti y trouve un terrain extraordinaire, mais les masses en éveil et aux écoutes ne sont pas éduquées grâce aux luttes partielles, elles ne sont pas unies.

TENTATIVES DU CENTRISME DE SE REARMER

Cette contradiction, qui sera fatale à la révolution qui approche, si elle ne trouve pas aussi rapidement que possible une solution marxiste, est tellement évidente, tellement frappante, que même les stratèges aveugles de l’I. C. la voient et cherchent une issue.

Mais au seuil de cette recherche se dresse ce principe : tout, mais pas de retraite ouverte, tout, mais pas de perte de prestige. L’infaillibilité de la direction de l’I. C., après avoir été un dogme de la suffisance bureaucratique, est devenue une nouvelle doctrine de salut, que défend une grande partie du noyau prolétarien du P.C.A. Cette nouvelle doctrine peut être ramenée à la formule suivante :

« Si les masses ne considèrent pas le C. C. du P.C.A. et, avant tout, Thaëlmann, comme une autorité absolue, à laquelle elles peuvent se fier aveuglément, alors elles douteront du communisme. »

Le critère de la foi aveugle est devenu le plus élevé de tous les critères révolutionnaires.

Et il serait absurde de nier que cette foi inébranlable (« Teddy (Thaëlmann) en viendra à bout, Teddy réalisera une Allemagne soviétique ») ne pénètre pas d’innombrables jeunes ouvriers. Il est évident que l’ébranlement de cette foi – et il se produira inévitablement à mesure que les masses du parti feront leur expérience – sera aussi l’ébranlement de la conscience du parti, car le parti est systématiquement identifié avec « l’autorité infaillible » des dirigeants.

Sur la base de ce dogme on essaie de redresser le cours du parti. Le plénum du C. C. qui a suivi le XIe plénum du C. E. de l’I. C. a décidé un double tournant : premièrement, l’établissement d’un programme paysan et deuxièmement un programme de revendication de travail. Celui-ci contient beaucoup de détails positifs, et pourrait jouer un rôle important dans la mobilisation des masses s’il formait la base de l’application du front unique, c’est-à-dire s’il posait aux organisations réformistes la question suivante :

« Pour le programme de revendications urgentes des ouvriers avec les communistes, ou pour le nouveau programme de famine du gouvernement avec les capitalistes ».

Mais une telle tactique exige la rupture ouverte et sans équivoque avec la ligne syndicale qui a été poursuivie jusqu’ici.

Le nouveau programme paysan, grâce auquel le parti opère maintenant le « tournant vers le village » a une grande importance de principe. Il contient à peu près tout ce que la paysannerie pauvre et moyenne peut désirer (depuis l’expropriation sans indemnité de la grande propriété jusqu’au secours de maladie et de vieillesse accordés par l’Etat) et trouve son couronnement politique dans le mot d’ordre du « gouvernement ouvrier et paysan ». La lacune fondamentale de ce programme est qu’il promet en même temps trop et pas assez.

Trop : car l’expropriation immédiate de la grande propriété foncière n’est pas une revendication partielle, ce n’est pas un mot d’ordre que l’on peut établir comme un mot d’ordre immédiatement réalisable. Au sujet de la revendication de la « suspension immédiate des payements des réparations », que contient également le programme, nous avons déjà dit le nécessaire (La Lutte de Classes N° 24, août 1930 – « Communisme ou National-Bolchévisme »). Trop peu : ce programme, en faisant dépendre la réalisation de toutes les revendications dans leur ensemble, du renversement du capitalisme, est incapable d’ébranler les paysans – 999 sur 1.000 – qui n’ont pas encore reconnu cette nécessité.

Mais le véritable danger de ce programme paysan n’est pas là ; il vient d’un tout autre côté.

LA BASE SOCIALE DE LA POLITIQUE NATIONALE DU CENTRISME

Nous avons indiqué, au mois d’août 1930, les graves dangers idéologiques qui pouvaient résulter du point de vue nationaliste extrême du programme « pour la libération nationale et sociale du peuple allemand ». A ce moment nous avons surtout souligné la décomposition idéologique du prolétariat révolutionnaire.

A présent surgit un second danger, qui est lié à la nouvelle politique paysanne du parti. Le parti cherche et trouve la liaison avec les milieux paysans nationalistes-extrémistes ; d’où le danger que par son flanc droitier le parti soit poussé par ses alliés nationalistes petits-bourgeois encore plus loin sur le plan incliné de la question nationale. Une série de milieux et d’associations nationalistes, auxquels s’associe maintenant le mouvement du Landvolk du Schleswig-Holstein, dirigé par le célèbre lanceur de bombes Claus Heim et par Bruno v. Salomon, frère de l’assassin de Rathenau, agissent dans ce sens. Salomon s’est déjà adressé directement au P.C.A., et le 5 juin le P.C.A. a fait des démarches auprès du ministère de la Justice de Prusse pour la libération de Claus Heim.

« L’Internationale Paysanne » ainsi que le « Comité paysan européen » agissent dans le même sens.

Tout proche du parti s’est aussi constitué un « groupe national de manœuvre », dont le représentant est le lieutenant Scheringer, et dont le sommet intellectuel est Karl O. Pätel.

Une série de jeunes nationalistes du cercle de Strasser, qui sont déjà entrés dans le P.C.A. forment le « levier intérieur du parti » de ce « groupe de manœuvre », qui dispose aussi d’une revue à elle : La Nation socialiste. Les idées de ce groupe, des tendances et associations de la jeunesse et des groupements politiques qui y sont liées, ont été récemment formulées dans un écrit intitulé : « Nationalisme socialiste-révolutionnaire ». Elles sont exprimées de la façon la plus claire dans les phrases suivantes :

« Ce qui confère encore aujourd’hui à l’Etat bourgeois un sentiment de sécurité, c’est que des groupes organisés du prolétariat, dont les tendances sont absolument du même domaine, se combattent mutuellement ».

Qui sont, selon l’opinion de ces nouveaux et influents amis du P.C.A., ces « groupes du prolétariat, dont les tendances sont du même domaine » ?

« Par leur lutte réciproque le NSDAP (le parti de Hitler. K. L.) et le P.C.A. détruisent mutuellement leur force … Il est logique de constater que cela n’est pas dans l’intérêt du prolétariat. »

Et après avoir prêché le front unique entre le P.C.A. et le NSDAP, nos « nouveaux amis » déclarent :

« Et nous considérons comme notre tâche : triompher de la bourgeoisie par la lutte de classe révolutionnaire ».

Ces groupes sont les épigones du national-bolchévisme de 1919-1920, et Wolffheim échange des idées avec les épigones.

Tant que les groupes national-bolchévistes n’étaient qu’un curieux produit du romantisme national, et formaient les idées ainsi que la nourriture spirituelle de quelques associations de la jeunesse bourgeoise, on pouvait se permettre d’ignorer la tendance national-bolchéviste considérée comme un relent politiquement complètement insignifiant de l’ancien radicalisme allemand de 1919-1920. Elle ne serait d’ailleurs jamais réapparue d’elle-même sur l’arène politique. Mais à présent ses argumentations pénètrent par le mécanisme de transmission de notre bureaucratie, dans les milieux ouvriers révolutionnaires; les représentants de ces idées deviennent des spécialistes de la manœuvre, qui engagent des « liaisons et pourparlers » entre les bureaucrates du P.C.A. et des groupes nationaux, et le poison du nationalisme pénètre dans l’organisme du parti; dans ces conditions le danger que le P.C.A. ne puisse pas gagner les couches petites-bourgeoises de la ville et de la campagne à l’idée du communisme, mais qu’au contraire les nouveaux terrains d’influence à la campagne et dans la jeunesse petite-bourgeoise deviennent une certaine base sociale des idées national-bolchévistes à l’intérieur du mouvement communiste, est très réel. Même si l’organisme prolétarien du parti était suffisamment résistant pour pouvoir digérer la nourriture petite-bourgeoise qui lui est présentée, il subsiste néanmoins un danger fort grave.

Par ses concessions au nationalisme, par la politique de front unique vis-à-vis de Claus Heim, von Salomon, etc … le parti ne fait que repousser les grandes masses réformistes, qui ne peuvent comprendre qu’on refuse par principe toute tentative de bloc avec elles, tout en recherchant le bloc avec les organisations nationalistes-paysannes.

Il est assez intéressant de voir que le groupe Brandler, qui, d’habitude, s’intéresse particulièrement à la nécessité de gagner les ouvriers socialistes, passe sous silence la politique paysanne du parti et la politique nationale qui y est liée. Cela n’est pas dû au hasard. Car c’est lui qui, en 1923, sous la direction de Radek, a introduit dans le parti allemand la politique de l’aventurisme national. Il répondit au début de la lutte de la Ruhr en 1923 par l’appel à la nation allemande à se faire sauver par le prolétariat; (« La nation allemande culbutera dans l’abîme si le prolétariat ne vient pas à son secours », Rote Fahne du 24 janvier 1923). A cette époque Fröhlich avait caractérisé la situation par ces mots : « Ce qui est décisif dans la situation actuelle, c’est que la question nationale est devenue la question de la révolution » (Rote Fahne du 3 août 1923). L’histoire de 1923, c’est-à-dire l’histoire d’une révolution prolétarienne tuée dans l’œuf, n’est pas encore écrite. Mais pour le révolutionnaire réellement marxiste qui aborde la question de 1923 et essaye d’expliquer la contradiction tragique de l’Octobre allemand – reflux de la vague révolutionnaire malgré des possibilités révolutionnaires objectives grandioses – il est clair à première vue que le cours Schlageter (défense nationaliste) de 1923 a considérablement entravé la séparation des masses réformistes d’avec leurs chefs.

Tirons les leçons de 1923, tirons-les rapidement avant qu’il ne soit trop tard.

REVOLUTION ET CONTRE-REVOLUTION DEVANT LA LUTTE DECISIVE

Le gouvernement a édicté le 5 juin un nouveau décret-loi. En prévision des conséquences immenses de cet attentat général contre toutes les parties des masses laborieuses, le gouvernement a en même temps publie un manifeste dans lequel – suivant l’exemple de Guillaume en août 1914 – on demande de mettre de côté la lutte des partis, pour sauver l’Allemagne. Le sentiment qu’elle joue sa dernière carte, anime toutes les fractions de la bourgeoisie. C’est ainsi que la Neue Leipziger Zeitung du 4 juin fait le bilan de l’attitude bienveillante du congrès social-démocrate envers le décret-loi, dont la teneur n’était pas encore connue à ce moment, en disant :

« Il intervient courageusement pour la défense de la patrie, à cette heure qui est tout aussi grave et tragique que le mois de juillet 1914. »

Mais en juillet 1914 les masses ne savaient pas ce qui les attendait : en juillet 1931 elles ne le savent que trop bien.

Le décret-loi qui signifie tout simplement la faim, tandis qu’il n’essaye même pas de charger la grande-bourgeoisie, les grands agrariens, l’industrie lourde, remuera très profondément les masses laborieuses. Jusqu’ici, ce sont encore des actions isolées de centaines d’hommes qui pillent, qui se jettent dans les bras de la police, qui livrent dans la Ruhr des combats de rue au pouvoir d’Etat. Les journaux bourgeois, effrayés, annoncent l’agressivité particulière des femmes d’ouvriers, poussées au désespoir. Le décret-loi augmente cette exaspération à l’infini.

Et notre parti ? Certes, l’adversaire est fort et nous avons perdu infiniment de temps, un temps précieux. Mais il n’est pas encore trop tard ; il est vrai que nous traînons le poids des omissions et des fautes, les conséquences d’un cours zig-zagant de huit années, qui ont favorisé la décomposition.

Mais les possibilités d’une solution révolutionnaire de la crise sont gigantesques. Il faut de nouveau le dire en toute clarté : le centre de gravité se trouve maintenant auprès des masses ouvrières réformistes. Hier, à Leipzig, elles restaient encore aux ordres du commandement réformiste, en grognant, il est vrai, mais en lui obéissant néanmoins. Ce fut là le résultat de la politique du cours ultra-gauche de notre parti. Si nous ne réussissons pas à rassembler ces masses pour la résistance, alors la lutte décisive entre la révolution et la contre-révolution se terminera par la défaite de la révolution. Passant par-dessus l’avant-garde communiste vaincue, le fascisme détruira aussi le mouvement de masse réformiste.

La situation est plus sérieuse qu’elle ne l’a jamais été depuis 1923. Mais les possibilités d’une victoire de la classe ouvrière sont grandes aussi ; à présent tout dépend du tournant léniniste qui doit se produire.

Le rassemblement de la classe ouvrière, le rétablissement de l’unité de la classe ouvrière par la destruction du réformisme, la direction de la classe ouvrière par le communisme, c’est cela seulement qui crée la base d’une union véritable avec le village, sur la base de l’hégémonie prolétarienne et sous le signe de l’internationalisme révolutionnaire, prolétarien.

Berlin, le 6 juin 1931.

KURT LANDAU.

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