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Kurt Landau : La Social-démocratie internationale et la crise de la Révolution russe

Article de Kurt Landau paru dans Contre le Courant, 3e année, n° 23, 25 février 1929, p. 1214

La crise de la Révolution russe, dont la crise du Parti russe et de l’Internationale Communiste est l’expression politique, est entrée dans une phase décisive. Le dernier acte de Thermidor est commencé. Le premier mot de cet acte est l’état de siège, le bannissement de Trotsky. Son ultime parole l’amènera à rejeter le dernier manteau qui fait encore obstacle au développement spontané de l’accumulation capitaliste ; ce sera la transformation du « capitalisme d’Etat existant dans un Etat prolétarien » (Nep) en un capitalisme d’Etat à direction bonapartiste durant une période transitoire se terminant par la remise en bail à l’Amérique de l’ex-Etat ouvrier et paysan devenant une semi-colonie (en premier lieu un marché).

Pour le marxisme révolutionnaire, la question essentielle ne consiste pas à caractériser exactement un fait – on ne peut pas discuter à ce sujet avec ceux qui nient jusqu’aux faits se produisant en Russie, qui définissent tout facteur de déclin comme étant « un pas vers le socialisme », qui représentent la Russie actuelle comme étant « à 90% socialiste » mais, il s’agit de connaitre exactement les forces d’impulsion, les conditions historiques, tous les facteurs agissant au point de vue social et dont l’action concordante amène des évènements bien définis ; ce n’est que cette connaissance qui permet de découvrir la ligne que suivra dans l’avenir l’évolution. Dès l’avènement du régime soviétique, la social-démocratie internationale avait prédit la faillite de celui-ci ; avec un acharnement passionné elle avait préconisé le renoncement volontaire à la dictature du prolétariat en Russie.

Le leader des mencheviks russes, Théodore Dan, dans un article intitulé « Les métamorphoses du trotskysme » (avec en sous-titre « Retour à la social-démocratie » !) déclare maintenant en se basant sur les constatations formulées par Trotsky dans sa Lettre d’Octobre bien connue (« Un Kerenskysme à rebours ») :

« Toutes ces constatations ont été faites bien longtemps avant Trotsky par la social-démocratie russe ; celle-ci en avait également déduit la conclusion stratégique suivante : Si le triomphe de l’ « ordre bourgeois » est inévitable, les intérêts vitaux de la classe ouvrière exigent que cet « ordre » ne s’établisse pas sous la forme d’un Etat dirigé par une dictature du sabre, capitaliste et contre-révolutionnaire, mais bien sous celle d’un Etat de démocratie politique … »

Est-ce que Trotsky, et nous, communistes, nous pensons, comme l’affirme Monsieur Dan, que le « triomphe de l’ordre bourgeois est inévitable » ? Si nous étions de cet avis, ce serait folie de notre part que de vouloir combattre « l’inévitable » ! Mais cette victoire en Russie est-elle réellement inéluctable ? Si l’Opposition, cette avant-garde consciente de classe en Russie, abandonne la lutte, si pendant des dizaines d’années le prolétariat d’Europe se laisse imposer par le capitalisme, le joug de la stabilisation et de la guerre, alors évidemment le succès du régime bourgeois en Russie ne peut être évité. Ce sont les facteurs subjectifs qui ont donc une importance décisive ; la décision dépend du degré de conscience, de volonté de lutte de la classe ouvrière. Mais les chefs de la social-démocratie, qui voient dans toute attaque de la réaction une « nécessité historique », éliminent le prolétariat en tant que facteur actif ; ils dénoncent toute tentative de résistance de la classe ouvrière comme « un appui indirect accordé à la réaction ». Cette conception mécanique, réactionnaire de la dynamique du cours des événements, complètement aveugle et absurde, entièrement pénétrée d’esprit petit-bourgeois borné, se manifeste dans la haine avec laquelle Dan présente l’analyse que Trotsky fait de la situation russe, où Trotsky donne une place juste au rôle et aux possibilités de la classe ouvrière. Dan qualifie cet exercice de « rêverie romantique ». Sur ce point il est d’accord avec Otto Bauer, qui parle à ce sujet « d’utopisme révolutionnaire », et avec Friedrich Adler qui y voit des « fantaisies ».

La question dont tout dépend, la question qui fut et qui est considérée comme essentielle par les tacticiens du bolchévisme, est conçue très simplement, très clairement :

La théorie de l’impérialisme est-elle juste ? Lénine et Trotsky ont-ils eu raison de caractériser notre époque comme étant celle des guerres impérialistes, des révolutions prolétariennes en Occident et des insurrections nationales dans les colonies ? Vivons-nous à l’époque ou les forces productives développées font éclater l’enveloppe capitaliste qui les entoure? C’est de la solution à donner à cette question que dépend toute notre stratégie. Si Lénine s’est trompé en définissant notre époque, si les conditions objectives préalables ne sont pas mûres pour la chute du capitalisme, nous glisserions, en maintenant notre tactique, du marxisme au bakouninisme.

Si Lénine et Trotsky se sont trompés quant au caractère de notre époque, les conclusions auxquelles arrive Lénine dans son œuvre fondamentale « L’impérialisme, dernière étape du capitalisme », sont fausses. Alors c’est par erreur que fut appliquée toute la tactique suivie depuis la Conférence d’Avril 1917, au cours de laquelle Lénine, contrairement aux vieux bolcheviks (Zinoviev, Kamenev) prenait comme point de départ « la dictature démocratique des ouvriers et des paysans », exhortait à accomplir la révolution prolétarienne, à instaurer la dictature du prolétariat. En effet, Trotsky, dix ans avant la Révolution d’Octobre, avait déjà proclame qu’une révolution socialiste s’accomplissant dans un pays agraire arriéré ne pourrait triompher de ses contradictions internes que grâce à l’extension de la révolution dans les pays industriels les plus importants. Cela Lénine n’a jamais cessé de le répéter.

Mais c’est précisément dans la question du caractère de notre époque que l’analyse léniniste s’est vue confirmée de la façon la plus brillante.

Tous les espoirs que la social-démocratie avait mis dans « l’évolution vers la paix » (Société des Nations !), dans le caractère « démocratique-réformiste » du capitalisme, dont la reconstruction fut imposée par les social-démocrates au prolétariat, toutes les utopies de la « socialisation » s’effectuant sans conquérir le pouvoir (Allemagne, Autriche) se sont piteusement écroulés. Toute la stabilisation du capitalisme en Europe repose sur trois piliers : sur les salaires de famine payés aux masses ouvrières, auxquelles fut escroquée la journée de 8 heures ; sur le chômage chronique de millions d’ouvriers et de travailleurs des campagnes ; sur la patience persistante des esclaves coloniaux. C’est justement ce caractère de la stabilisation qui démontre que le problème décisif du temps présent est le processus par lequel les masses deviendront conscientes pour aborder des actions révolutionnaires de masse contre la stabilisation.

La lutte contre les progrès de l’ordre bourgeois en Russie ne peut être (et personne ne l’a montré plus nettement que Trotsky) qu’une lutte concertée dans lequel l’aspect international de la question gagnera de plus en plus d’importance. Les forces du prolétariat russe ne sont, pas suffisantes pour empêcher l’ordre bourgeois de percer en Russie ; il faut pour cela que la révolution s’étende en Occident. (Il n’y a, pour ainsi dire, plus un seul communiste capable de réflexion qui prenne la théorie du socialisme dans un seul pays au sérieux). Mais les forces prolétariennes russes peuvent retarder « la percée », en atténuer la forme élémentaire. Le reproche le plus grave que l’on puisse adresser au régime actuel russe est que ce chancelant régime stalinien appelle justement cette percée, la hâte, qu’il démoralise au point de vue international.

Peut-il y avoir une plus grande différence que celle qui existe entre le « trotskysme », mobilisant la classe ouvrière pour combattre implacablement les pionniers de l’ordre bourgeois et le menchévisme qui non seulement a inscrit sur son étendard la revendication de cet ordre bourgeois, mais encore le dissimule et l’idéalise sous la forme de la « Démocratie » ? Il n’y en a pas de plus grande.

Le deuxième argument « décisif » que Dan jette dans le débat, est que le programme d’action politique de Trotsky (il sous-entend par là la revendication du secret du vote) coïncide avec les mots d’ordre de la social-démocratie russe. Pourtant, comme c’est différent !

Eux, exigent le scrutin secret, pour pouvoir, en se dissimulant ainsi, mobiliser leurs cadres (comme ils le disent eux-mêmes) pour « instaurer l’ordre bourgeois sous la forme d’un Etat jouissant de la démocratie politique ».

Trotsky revendique le secret du vote, pour protéger ainsi contre la vengeance de la bureaucratie les ouvriers conscients de leur position de classe ; il tente ainsi de vaincre le bureaucratisme en appliquant les moyens démocratiques dans les cadres de la dictature du prolétariat, tant que l’espoir existe que les procédés démocratiques suffiront, tant que Thermidor ne sera pas encore complètement accompli.

Il en est de l’arme du « scrutin secret » dans les élections du Parti et des syndicats comme de toutes les autres armes : dans les mains de l’impérialisme une mitrailleuse est une arme contre-révolutionnaire ; mais la même arme dans les mains de la Révolution peut rendre des services très utiles.

Monsieur Dan ignore-t-il tout cela ? Croit-il réellement que le « trotskysme » subit une « métamorphose » aboutissant au « retour à la social-démocratie » ? Réfutons-le avec quelqu’un qui possède, à ses yeux, beaucoup plus d’autorité que nous, avec Friedrich Adler, le Secrétaire de la IIe Internationale. Dan, en écrivant son article, poursuivait un but très concret : salir le « Trotskysme » en constatant sa « parenté avec le menchévisme » et amener simultanément le stalinisme à combattre « le menchévisme officiellement accrédité des trotskystes ». Friedrich Adler, lui, se propose ni plus ni moins que de profiter de la lutte des fractions en Russie pour porter un coup au système du léninisme lui-même. Aussi n’est-il pas étonnant que, conformément à cet objectif d’un autre genre, l’appréciation fournie par Friedrich Adler de la signification historique de l’Opposition « trotskyste » exposée dans son article intitule « Que ferait aujourd’hui Lénine pour sauver la Révolution russe ? » soit diamétralement opposée au jugement formulé par Dan.

Monsieur Dan écrit :

« Mais, quel que soit son sort (celui de Trotsky) au point de vue politique, dès maintenant il crie par son analyse et par ses mots d’ordre aux ouvriers communistes : « Retournez à la social-démocratie. »

Ici Friedrich Adler lui répond :

« Trotsky est un véritable léniniste lorsqu’il pense que la révolution bolchevique en Russie ne devait être que le premier pas de la Révolution mondiale, et il sent très bien qu’il ne pourrait la justifier sans que les autres pas soient accomplis. Et, dans ce conflit, il ne voit qu’une issue, maintenir le dogme : la révolution mondiale bolchéviste se produira dans un avenir immédiat, la dictature de l’Union Soviétique peut être maintenue et doit être maintenue jusqu’à ce que cette révolution survienne ».

Et alors qui est Trotsky ? Le prophète du « Retour à la social-démocratie » ou celui d’ « En avant vers la Révolution mondiale! En avant vers le maintien de la dictature ! » ? Vraiment, on doit le dire franchement : Quelle science éblouissante que celle qui fournit à Dan et à Adler des résultats aussi « concordants » ! De plus F. Adler renouvelle avec Lénine le jeu odieux que la social-démocratie pratique depuis dix ans avec Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht : il « démontre » que, si Lénine vivait en 1929, il serait un social-démocrate, il « se résoudrait à tirer le trait final sous la décade de prophéties continuelles annonçant la révolution mondiale ».

La condition préalable indispensable au salut de la Révolution russe est, selon Friedrich Adler, l’alliance du bolchevisme avec la social-démocratie, l’abandon des « spéculations sur la révolution mondiale ». Adler se permet d’affirmer qu’ « un Lénine aurait le courage (!) d’adhérer à ces conditions préalables nécessaires pour sauver la Révolution russe. »

Et de nouveau on doit se demander : Peut-il y avoir une différence plus grande que celle qui existe entre le « trotskysme » dont toute la tactique a pour but l’organisation de la révolution mondiale et le menchévisme qui considère cet objectif comme « une fantaisie », une « utopie », et une « rêverie romantique » ?

Combien le régime stalinien a dû déchoir, combien il manifeste ouvertement, sans scrupules, sa banqueroute complète quand il recourt au procédé pitoyable, consistant à représenter le « trotskysme » comme étant « l’aile gauche du menchévisme » !

De pareilles méthodes ne permettront pas de dissimuler bien longtemps les véritables contrastes de programme existant entre le léninisme et le stalinisme. La crise de la Révolution russe devient de plus en plus profonde. L’allure que suit le cours des événements est toute autre que celle qui existait au début de la crise (1923). L’état de siège ne fait qu’aviver les contrastes de classe. Le rôle historique du régime de Staline, la fonction de classe du bureaucratisme tout puissant et louvoyant entre les classes, deviennent de plus en plus évidents. L’appareil étatique, de plus en plus autonome, qui semble être au-dessus des classes, « réveille » les possédants, mate les ouvriers et les prolétaires des campagnes de son poing de fer, et ne parvient plus à balancer les contradictions entre les classes ; mais il n’est lui-même que l’expression d’une certaine période de l’histoire, au cours de laquelle le prolétariat ne possède plus tout- le pouvoir dans l’Etat, tandis que la bourgeoisie n’en dispose pas encore entièrement.

Ce qui se produit actuellement en Russie c’est la fin de l’état d’équilibre qui dura jusqu’à présent et qui permettait d’espérer que le prolétariat pourrait par les moyens démocratiques réformistes rétablir son hégémonie. Le bureaucratisme, en poussant sa toute-puissance à l’extrême, en rejetant les derniers restes de la démocratie ouvrière, en transformant visiblement la dictature du prolétariat en une dictature sur le prolétariat, se transforme lui-même : au lieu d’être l’expression d’un état d’équilibre il devient franchement l’instrument des nouveaux possédants, pour faire bientôt place à de nouvelles formes réactionnaires de la domination bourgeoise. Ici l’histoire peut se permettre une farce tragique : elle emprunte non seulement les personnages de Thermidor, mais aussi ceux de la réaction bonapartiste à l’arsenal de l’ancien Parti révolutionnaire.

KURT LANDAU.

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