Article de Kurt Landau paru dans Contre le Courant, 3e année, n° 35, 28 juillet 1929, p. 20–23
C’est le 29 et 30 juin que siègera à Kladno, au cœur du bassin minier tchécoslovaque, la Conférence des Groupes tchèques de l’Opposition de droite. Cette Opposition qui a à sa tête Jilek, Bolen, Muna, Neurath, etc., décida de ne pas reconnaitre le Comité Central (Gottwald, Reimann) élu au 5e Congrès du Parti Communiste tchécoslovaque ; elle désigna un autre Comité Central comprenant tous les chefs de l’Opposition de droite.
Celle-ci jouit de l’appui de toute une série d’organisations de province; elle dispose d’une d’une fraction parlementaire comprenant 21 députés et sénateurs qui affiche d’une façon provocante le nom de « fraction parlementaire communiste-léniniste » ; elle possède d’autre part de fortes positions dans le mouvement syndical et coopératif ; on est donc obligé de parler d’une véritable scission dans le Parti. Cette Conférence montre que la crise permanente existant dans le Parti Communiste Tchécoslovaque est arrivée à une phase décisive.
La scission des Syndicats Rouges, prologue de la scission du Parti.
La scission du Parti commença par celle des Syndicats Rouges (Internationaler Arbeiter Verband : Ligue Ouvrière Internationale). Depuis des années déjà, l’opportunisme profondément enraciné des chefs des Syndicats Rouges (Haïs et Cie) fut la cause du mécontentement continuel des éléments les plus avancés de la Ligue Ouvrière Internationale. Si l’on établissait une comparaison avec les Syndicats réformistes, il était en effet impossible de constater une différence de principes entre les rouges et les réformistes, aussi bien au point de vue tactique dans la lutte pour les salaires qu’en ce qui concerne la formation des membres à l’atelier et l’éducation des adhérents. Les Syndicats Rouges constituaient simplement en Tchécoslovaquie, pays où chaque grand parti a ses propres syndicats, ceux du Parti Communiste ; ils en reflétaient, à une plus grande échelle, les défauts, le retard dans le développement, et l’esprit provincial borné.
De sorte que les Syndicats Rouges ne réussirent pas à enlever les masses aux Syndicats réformistes et nationaux ; ils ne parvinrent pas non plus à amener à eux d’une façon stable de forts contingents d’inorganisés ; l’instabilité extraordinaire des effectifs des Syndicats Rouges est une preuve caractéristique de leur incapacité à développer les ouvriers déjà conquis et à les influencer d’une manière durable. En se basant sur ces phénomènes alarmants, au sein des Syndicats Rouges tchèques, le IVe Congrès de l’Internationale Syndicale Rouge décida à Moscou de « révolutionnariser » ceux-ci à fond, c’est-à-dire d’introduire par en haut dans la Tchécoslovaquie infestée de réformisme, l’esprit de Lozovsky, sa stratégie des grèves, sa tactique syndicale.
Pour exécuter les directives fixées par ce Congrès, on détrôna l’ancienne direction semi-réformiste de Haïs et on en installa une nouvelle (la direction « collective », comme on l’appela).
Celle-ci resta presqu’un an en fonction (jusqu’en mars 1929) sans avoir sérieusement tenté d’améliorer la base syndicale et d’animer, du point de vue des idées et de l’organisation, sa capacité de combat. La bureaucratie éliminée de Haïs attendait entre temps sa « revanche ».
Finalement, la grève des ouvriers du textile dans la Bohême septentrionale amena, en février 1929, l’explosion de la crise des Syndicats Rouges. La nouvelle direction, d’accord avec le Comité Central du Parti, avait lancé sans la moindre préparation le mot d’ordre de la grève générale des tisserands de la Bohème du Nord. L’écrasante majorité des ouvriers refusa de donner suite à cette décision d’aventuriers qui ne correspondait nullement à la situation, mais avait été adoptée en se basant sur le code d’honneur radical de gauche. D’innombrables travailleurs qui, malgré qu’ils fussent en eux-mêmes fermement opposés à cette résolution, mirent néanmoins le mot d’ordre en application par solidarité envers le Parti : ils furent congédiés et réduits à la misère. L’aventure irresponsable dans laquelle Parti et Syndicats furent poussés amena la classe ouvrière de la Bohême septentrionale à un cruel échec. Naturellement, la grève fut présentée par les stratèges de la défaite comme un succès. (Les thèses politiques du Ve Congrès disent à ce sujet ce qui suit : « Le revirement vers la gauche qui commence à se dessiner dans la politique du Parti se manifesta en particulier dans la lutte des ouvriers du textile ; celle-ci malgré de sérieuses fautes isolées, signifie qu’un progrès considérable est atteint dans l’exécution pratique des résolutions du 6e Congres de l’Internationale Communiste et du IVe Congrès de l’Internationale Syndicale Rouge ».)
L’aventure de la Bohème du Nord galvanisa les membres du Parti et des Syndicats Rouges : une vague de mécontentement s’éleva contre la politique criminelle du Bureau Politique et de la « Collective » (la nouvelle direction des Syndicats Rouges). Les droitiers nettement affichés, l’ancienne bureaucratie de Haïs, estimèrent que le moment était venu de se ruer à l’attaque. Le 10 mars 1929, Haïs réussit à renverser par surprise la « Collective » et à se réinstaller de nouveau à la tête des syndicats. La « Collective » et le Bureau Politique répondirent à ce coup d’Etat en tentant à leur tour de s’emparer de la direction syndicale par la violence. Ils échouèrent dans leur tentative : premièrement, parce qu’aucune réponse ne fut donnée à leurs cris d’alarme : deuxièmement, parce que l’Etat intervint contre eux : ils organisèrent alors la scission des Syndicats Rouges. Il s’ensuivit qu’environ 50.000 ouvriers se séparèrent de ceux-ci pour suivre la Direction du Parti : ils tentèrent d’exercer leurs propres organisations syndicales ; 20.000 travailleurs tournèrent le dos aux deux tendances ; 30.000 membres restèrent avec Haïs dans la Ligue Ouvrière Internationale. Pendant la scission, la moitié des métallurgistes (5.000), passa aux nouveaux syndicats ; presque tous les mineurs (11.000), et les travailleurs de la terre (6.000) abandonnèrent leur ancienne organisation : par contre, les travailleurs des industries chimiques, presque au complet, lui restèrent fidèles. Cette division ébranla jusque dans ses fondements le mouvement syndical révolutionnaire qui déjà, sans cela, était faible. C’est ainsi que le cours des aventuriers radicaux de gauche a réussi non pas à liquider l’opportunisme dans la Ligue Ouvrière Internationale, mais à réduire en morceaux les Syndicats Rouges. En outre, la scission syndicale devint le prologue de celle du Parti.
La rébellion des chefs faillis du Parti.
Bloc des droitiers des syndicats avec ceux du Parti
Les chefs du Parti, battus et éliminés (Jilek, Bolen, Muna, Neurath, etc.), profitèrent des événements qui s’accomplissaient dans les Syndicats Rouges pour porter de leur côté un coup décisif à la Direction actuelle du Parti.
La crise se manifesta ouvertement dans le Parti, elle commença il y a déjà un an, le 7 juillet 1928, lors de la fameuse « Journée Rouge », Ce jour-là, la direction Jilek, qui régnait alors en autocrate, voulut maintenir sa domination sur le prolétariat de Prague qu’elle convoqua à une manifestation violente à laquelle elle se préparait depuis des mois. Au lieu des masses prolétariennes, ce fut à peine le tiers des membres du Parti qui s’y rendit. Plus de la moitié de celui-ci refusa de suivre la Direction en raison des mesures brutales prises par les autorités.
Le problème décisif qui se présentait devant le Parti Communiste Tchécoslovaque, et en même temps devant l’Internationale Communiste après la « Journée Rouge » était de découvrir les racines de la fausse politique de la Direction Jilek qui dominait le Parti depuis des années. Le Comité Exécutif de l’Internationale Communiste, ainsi que l’Opposition qui s’était formée contre Jilek dans le Groupe Gottwald-Reimann, qui est aujourd’hui au pouvoir, manquèrent à cette tâche. Cet échec n’était nullement dû au hasard. En effet, divulguer les raisons véritables, c’était prouver la complicité du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste qui, pendant des années, avait approuvé sans la moindre réserve, les thèses et les actes de la direction Jilek. Celui-ci approuvait de son côté sans conditions les thèses et l’activité de Staline …
La « Journée Rouge » avait démontré la profonde désagrégation du Parti, le manque de volonté de lutte de l’avant-garde organisée dans son sein, ainsi que son extrême isolement des masses. Comment expliquer ces phénomènes ? Naturellement Jilek tenta de les attribuer à des causes indépendantes de la volonté, au changement dans les rapports de force entre les classes, s’opérant à la suite de la stabilisation. D’autre part, la Direction actuelle qui remplaça Jilek, ne sut pas davantage donner de réponse à ce sujet. Elle se borne à reprocher à la Direction Jilek le manque de résolution dans la lutte menée contre « l’opportunisme traditionnel » du Parti et contre les « droitiers historiques » (Smeral, Zapotoczky). Cette manière de critiquer détourne justement l’attention de la Direction actuelle du fait que même aux moments les plus décisifs, notamment au printemps 1926, la Direction Jilek pratiquait une politique de piteux suivisme. A cette époque, quand les masses de la classe ouvrière étaient excitées par les coups portés par la bourgeoisie, quand elles commençaient spontanément à entamer la lutte contre la politique gouvernementale des tarifs douaniers et des konzern, la Direction Jilek échoua complètement.
Elle ne sut pas faire avancer les masses entrées en mouvement, ni continuer à étendre le processus de la radicalisation. Au lieu de reprendre la lutte, elle versa dans l’apathie.
L’échec du Parti conduit par cette glorieuse Direction refoula le mouvement spontané des masses du printemps de 1926 : ces masses mécontentes, se réfugièrent dans la passivité ; c’est alors que commença la désagrégation du Parti, conséquence inévitable d’une retraite opérée sans avoir livré bataille. Deux ans plus tard, notamment lors de la « Journée Rouge », tout le monde vit clairement que le Parti dépérissait. Ce n’est qu’à présent que le Comité Exécutif de l’Internationale Communiste abandonne Jilek ; il ne le fait pas parce que Jilek s’est dérobé à la bataille en 1926, mais bien parce qu’il apparut clairement en 1928, que la situation de Jilek était devenue intenable.
La Direction actuelle doit, elle aussi, se taire en face de ces questions. Car, enfin, a-t-elle exhorte à lutter en 1926 ? A-t-elle, contrairement à Jilek, appelé les masses à combattre ? Elle a fait exactement aussi peu de chose que le bouc émissaire Tilek. Une tâche immense lui incombait quand elle vint au pouvoir : il s’agissait de rattraper en 1929 ce qui avait été perdu en 1926. et d’extirper du Parti. tout au moins à présent, l’opportunisme à la Jilek.
Elle ne le fit point. Elle tenta de remplacer l’opportunisme par l’esprit d’aventures, le provincialisme traditionnel profondément enraciné par des phrases ronflantes, les méthodes bureaucratiques de Jilek par un régime autocratique de violence. De cette façon, Gottwald et Reimann n’ont atteint qu’une seule chose : ils ont précipité le Parti dans les plus profonds désordres et dans le désappointement : ils ont amené ainsi de nouveaux adhérents à Jilek.
Quand Haïs s’empara de la direction des Syndicats Rouges. Jilek, appuyé par le groupe des faillis, des capitulards zinoviévistes à la Neurath, commença la lutte qui provoque maintenant la scission du Parti.
Les « droitiers historiques », point d’appui essentiel de la droite internationale.
L’Opposition de droite coalisée qui s’étend de Haïs à Neurath, et à laquelle viendront probablement se joindre les oppositions locales qui existent déjà depuis des années, est seulement au début de son évolution. Tout ce qu’il y a de plus arriéré dans le Parti trouve son expression la plus concentrée dans cette Opposition. Mais il est cependant incontestable qu’il y a également beaucoup de bons ouvriers, écœurés par la politique d’aventure du Comité Central, qui sont poussés dans le camp de la droite, aucun autre chemin ne leur étant ouvert : l’Opposition de gauche est en Tchécoslovaquie encore trop faible pour pouvoir influencer les événements sur lesquels se concentre l’attention du Parti.
Cette évolution du Parti tchèque provoque une très grande activité des droitiers en Allemagne (Brandler et Thalheimer), la droite tchèque ne put résister longtemps à leur prosélytisme logique : un représentant des droitiers allemands, Erich Hausen, le chef des brandlériens de Breslau, assista à la conférence de Kladno.
Où vont le Parti Communiste Tchécoslovaque et le bloc de droite ?
Le fait de créer avec ostentation un nouveau Comité Central à la Conférence de Kladno, a fait entrer la lutte qui se déroule au sein du Parti Communiste Tchécoslovaque dans une phase décisive. Une partie des droitiers tchèques, et surtout Muna, espèrent que, tôt ou tard, Smeral et Zapotoczky les aideront. En attendant, Smeral, malgré les violentes attaques que déclencha contre lui le 5° Congrès du Parti Communiste Tchécoslovaque soutient encore la nouvelle Direction. Il le fait comme la corde soutient le pendu. Il attend son heure pour intervenir comme le sauveur du Parti. Jilek espère, et Neurath comme lui, que les théories syndicales de Lozovsky seront désavouées, et que, finalement, on arrivera à un compromis.
Mais, en attendant, il ne semble pas en être ainsi. Le bloc de droite n’est pas encore assez fort pour pouvoir négocier avec le Comité Exécutif de l’Internationale Communiste de « puissance à puissance » ; il lui sera bien difficile d’acquérir cette force ; sa croissance est entravée par la passivité qui s’étend dans le Parti, le nombre des militants qui ne participent plus à la vie de celui-ci grandissant sans cesse. L’évolution de la Ligue Ouvrière Internationale a une importance capitale pour le sort du bloc de droite. Haïs, ayant réussi à mettre la main sur l’Appareil et toutes les ressources financières des syndicats, les nouvelles organisations syndicales rouges du Parti auront de grandes difficultés pour progresser.
La marche ultérieure des événements entraînera sans doute très rapidement les droitiers de plus en plus loin du Parti. Leur manque d’unité intérieure affaiblit leur capacité d’action : il en résultera des différenciations. Mais le bloc de droite se heurtera surtout dans un conflit de plus en plus violent avec la classe ouvrière révolutionnaire ; en effet, il n’admet pas les changements essentiels qui se sont produits dans les forces de classes depuis 1926. Si l’esprit d’aventure qui domine actuellement le Parti a démontré qu’il était incapable de conduire la classe ouvrière au succès dans la lutte contre la réaction sociale et politique montante, de son côté, le bloc de droite y est encore moins parvenu. Pénétré d’illusion sur la social-démocratie, partant d’un jugement complètement faux sur la situation politique et la position occupée par la Tchécoslovaquie dans les groupements impérialistes, le bloc de droite glissera de plus en plus sur la pente le conduisant au rivage de la social-démocratie, jusqu’à ce qu’il devienne un appendice de celle-ci. Mais si un nombre considérable de bons ouvriers menacent de le suivre dans cette voie, c’est bien la faute des liquidateurs radicaux de gauche régnant actuellement. On ne peut pas faire chasser Satan par Belzebuth. A plus forte raison, ne peut-on transformer un Parti de masse, pesant, arriéré, chargé des traits caractéristiques hérités du réformisme, en Parti bolchevik par les méthodes de la « gymnastique révolutionnaire. »
Ce sont justement ces procédés employés par les liquidateurs radicaux de gauche qui ont porté le désarroi général du Parti Communiste Tchécoslovaque au maximum. Puisque la phraséologie de gauche domine tout, les opportunistes les plus acharnés de ce Parti se sont habitués à être également de la « gauche ». Les Reimann, les Gottwald, qui s’égosillent le plus sur le nouveau cours de gauche, donnent à la Direction un certain aspect par la parole et par l’écrit. Mais plus cette gauche répond violemment par l’exclusion à toute résistance contre ses procédés de liquidation, plus grandit l’importance de la « droite qui se tait », celle de Smeral-Zapotoczky. Tout en soutenant en apparence le Comité Central, ils espèrent, et non sans raison, que les faillis de l’ultra-gauche pousseront vers eux les restes du Parti. La dialectique de la marche des événements force les liquidateurs radicaux de gauche à tenir l’étrier aux droitiers s’affichant ouvertement. C’est là le vrai danger qui menace le Parti Communiste Tchécoslovaque : lors de la banqueroute inévitable des « gauches », la direction du Parti passera aux mains de la « droite historique » (Smeral, Zapotoczky) : celle-ci réalisera alors l’unité du Parti sur la base du « Smeralisme ». Mais une pareille unité signifierait que même les faibles possibilités qu’avait encore en puissance le Parti Communiste Tchécoslovaque de devenir un jour un Parti Bolchévik ont disparu. D’autre part, il apparaît dès maintenant clairement que de nombreux ouvriers, que les liquidateurs radicaux de gauche dégoûtent avec raison, ont adhéré à l’Opposition sans en partager les conceptions, sans plus estimer les chefs de celle-ci (surtout Jilek) que les Gottwald et Cie. Ces travailleurs n’entreront pas dans la voie que les droitiers doivent forcément suivre. La différenciation du bloc de droite est inévitable. La crise est inéluctable aussi bien dans le Parti, coalition contre nature entre ultra-gauche et ultra-droite, que dans le bloc de droite, conglomérat bigarré d’esprit arriéré, de provincialisme et d’honnête mécontentement de bons éléments prolétariens. Les vrais éléments bolcheviks, rares en Tchécoslovaquie, doivent en déduire nettement la nécessité de « combattre sur les deux fronts ». Avec une violence intransigeante on doit lutter contre le cours liquidateur de gauche du Comité Central ; on ne doit pas permettre davantage – et c’est là-dessus qu’il faut concentrer toutes les forces – que les bons éléments capables de se développer et qui ont été réduits à adhérer au bloc de droite, glissent lentement sur la pente où les ont amenés les Jilek, jusqu’au réformisme s’affichant ouvertement.
Kurt LANDAU.