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Colette Guillaumin : « Race », monde « industriel » et « Tiers » monde

Article de Colette Guillaumin paru dans Droit et Liberté, n° 319, 21 mars 1973, p. 24-26

VOILA beaucoup de guillemets, mais c’est qu’il est difficile de se servir de « race », « industrie », « Tiers » Monde, sans tomber dans le piège de les prendre pour des vérités bien claires. Monde « industriel », « Tiers » Monde … qu’est-ce à dire ? Il n’y a qu’un seul monde du point de vue économique ; si l’industrie de transformation est cantonnée étroitement dans une petite partie du monde, elle n’en est pas moins fonction des matières premières, de la main-d’œuvre et des marchés du monde entier. Le monde « tiers » (troisième roue de la bicyclette pour ce qui concerne les décisions, bel et bien l’une des deux roues du char pour le fonctionnement de l’industrie moderne) est tiers du point de vue du pouvoir, car du point de vue économique il est, face au monde industriel, l’autre pièce maîtresse de l’économie mondiale. C’est donc avec la plus grande méfiance – et de là les guillemets – qu’on peut utiliser des termes qui présentent comme séparé et différent ce qui est en réalité profondément homogène et solidaire.

La même méfiance envers le terme « race » devrait être pratiquée. Nous considérons maintenant la catégorie de race comme une évidence au sens fort du terme ; mais cette « évidence » est, à l’échelle de l’Histoire, une petite nouveau-née …

Groupes « naturels » ?

Ce n’est pas un hasard si les mots : race, Tiers Monde, monde industriel, sont réunis ici : ils entretiennent les uns avec les autres des liens solides. La notion de race est en effet un produit de la rencontre entre les deux mondes. C’est à travers un processus historique que s’est créée l’idée que les groupes humains étaient (avant tout) des groupes « naturels » et que leurs conduites venaient directement de leurs caractéristiques « naturelles ». On aura dans cette dernière phrase reconnu le racisme qui est une façon de voir les choses à travers le physique, et de tout expliquer par ce dernier. Ce processus historique est pourtant identifiable avec un peu d’attention, d’autant plus qu’il se poursuit sous nos yeux ; mais il est plus facile et plus rapide d’attribuer les faits à des causes simples – et les caractères physiques sont une cause très simple et très facile à alléguer – plutôt que de chercher à comprendre ce qui se passe, qui est toujours complexe et mouvant.

Nous savons que c’est la « Science », telle qu’elle s’est développée dans le monde occidental, qui a d’abord cherché à comprendre les conduites sociales en termes physiques ou somatiques. Nous savons aussi que ce genre de théorie s’est établi en même temps que l’industrialisation. L’une et l’autre, industrialisation et science, se sont développées entre le XVIIIe siècle et le XXe siècle ; ces développements se poursuivent d’ailleurs. C’est donc à un bout de la chaîne économique (dans les pays « producteurs » de techniques et de biens) que se développe une certaine idée des mécanismes humains qui vise (dans tous les sens) l’autre extrémité de la chaîne (les pays « réservoirs » de main-d’œuvre et de matières premières). En effet, les caractéristiques qui seront attribuées aux « races » identifiées dans le monde tendront à définir comme inférieurs tous ceux qui se trouveront en position d’infériorité économique : ainsi cette idée légitimera le pouvoir tel qu’il existe.

Esclaves blancs et noirs

Le développement de l’esclavage moderne est un bon exemple pour comprendre la traduction des rapports sociaux complexes en termes de « races ». Lorsque les Espagnols et les Portugais ont conquis les Amériques, ils l’ont fait pour ouvrir une nouvelle route des épices, une nouvelle source de marchandises tropicales et pour trouver de l’or, dont les débuts de l’accumulation monétaire avaient un si grand besoin : ce fut ce besoin qui, le premier, avait fait partir les Européens en Afrique, dès la fin du Moyen Age.

On se rappelle que Colomb était lié à la couronne d’Espagne par un contrat qui lui reconnaissait un pourcentage sur les revenus de toute nature de ses découvertes, et que les descendants de Pizzaro ont intenté de longs procès à cette même couronne afin de rentrer en possession des biens de la vice-royauté. Les voyages de découverte n’étaient ni des activités scientifiques, ni des activités religieuses, comme on le croit trop souvent ; elles ne le furent que de surcroît … quand elles le furent.

Ces conquêtes avaient une armature militaire d’abord, puis vinrent quelques cadres religieux et marchands, mais la main-d’œuvre ne traversait pas la mer : les Indiens – et eux seuls – travaillaient dans les mines et les cultures. Plus tard ils furent remplacés par une main-d’œuvre razziée et achetée en Afrique, lorsque les effets de la mort rapide des Indiens épuisés, associée à la chute brutale de la démographie, se firent sentir et eurent raréfié la main-d’œuvre « disponible ».

En Amérique du Nord, les premières plantations (sur le continent ou aux Antilles) pratiquèrent dès l’abord une politique de la main-d’œuvre tournée vers « les vieux mondes ». Les structures sociales des peuples de l’Amérique du Nord, leur densité démographique, n’avait pas prêté à leur mise en esclavage systématique comme dans celle du Sud. Alors que les grands empires du Mexique et des Andes avaient, en s’écroulant, donné la foule des vaincus aux conquérants, dans le Nord où les groupes politiques étaient plus réduits, donc à la fois plus rapidement décimés et plus mobiles et insaisissables, la colonisation n’avait pas visé en premier lieu à assujettir les peuples mais à prendre la terre. On a réduit en esclavage au Sud, on a massacré au Nord.

Les premières plantations de l’Amérique du Nord (indigo, tabac, principalement), utilisèrent une main-d’œuvre servile qu’on importait de l’Europe (Irlande, vallée du Rhin, surtout) et de l’Afrique (Sénégal, golfe de Guinée). L’esclavage était alors « à terme » et non héréditaire. Esclaves de plantations et esclaves-artisans étaient originaires de tous les mondes anciens, blancs ou noirs, avec dans les premiers temps une proportion plus élevée de blancs. Puis est venu le temps de l’agriculture intensive en Amérique, on peut même dire qu’il s’agit d’une agriculture industrielle, aussi bien par le mode de travail que par la destination : les usines métropolitaines de transformation.

La « marque » des distinctions sociales

En Europe, c’est également l’époque des premières grandes usines. C’est dire que se produit une demande accrue de main-d’œuvre dans tout le monde de l’économie industrielle, en Amérique et en Europe. Celle qui était auparavant disponible en Europe allait désormais dans les villes et usines européennes …

La « demande » américaine s’est donc alors concentrée et limitée à l’Afrique. De ce jour, au Nord comme au Sud, l’esclavage allait avoir un visage noir. De là, la méprise si commune de nos jours qui assimile l’esclavage en soi à l’Afrique et à elle seule. Ce n’est que par un long processus que cette situation « esclave = nègre » s’est produite. Le monde antique, le monde arabe, le Moyen Age ne l’avaient pas connue ; les esclaves y venaient des peuples vaincus, de classes internes à la société elle-même : il en venait d’Afrique comme d’ailleurs ; il n’y avait pas là matière à exclusivité. Mais, depuis le XVIIIe siècle, dans le domaine d’expansion occidental, principalement les deux Amériques, les esclaves déportés ne l’ont plus été que d’Afrique. En même temps naissait la prolétarisation des anciens serfs et paysans dans les usines européennes, qui absorbaient la plus grande partie de la main-d’œuvre qui s’était d’abord dirigée vers l’Amérique du Nord.

La première théorie « raciale » naquit à cette époque. Elle mit en avant une explication de l’Histoire par les caractéristiques physiques et commença d’expliquer l’esclavage par la noirceur, l’exploitation par les traits physiques qui distinguent les exploités des exploiteurs.

Car marquer les distinctions sociales par un signe quelconque n’est pas une chose nouvelle. La plupart sinon la totalité des cultures connaissent diverses sortes de différenciation par une marque symbolique. La langue par exemple : ce n’est guère que depuis le XIXe siècle et les nationalismes, qu’on se soucie d’unifier la langue dans un pays : il n’y a pas si longtemps que le « patois » des paysans et des pauvres des villes s’opposait au français de la noblesse et de la bourgeoisie. On connaît également la distinction par une marque physique : coupe de cheveux ou du poil (la tonsure des clercs, la perruque des riches, les domestiques rasés en face de leurs patrons barbus et moustachus), les cicatrices, les tatouages, le maquillage.

On a aussi beaucoup pratiqué la marque par le vêtement à peu près partout et encore de nos jours. Esclaves et citoyens étaient différemment habillés dans l’Antiquité, les chefs et les hiérarques portent des vêtements spéciaux ; durant la féodalité européenne, entre les nobles et les bourgeois la couleur même des habits n’était pas identique, ni leur droit à la fourrure et aux bijoux ; au XIXe siècle la blouse et la casquette contre le veston et le chapeau. Aujourd’hui, cette distinction subsiste sous nos yeux sans même que nous la notions, tant nous la trouvons « naturelle » : l’homme porte pantalon et talons plats, face à ta femme en robe et talons hauts …

Il y a donc un nombre infini de marques qui symbolisent la place dans le système social, la classe … marques soigneusement codifiées, imposées et maintenues.

Et voilà qu’à la suite d’un processus économique développé à l’échelle mondiale, s’offre sur les hasards de la géographie, un extraordinaire schéma de marque naturelle. L’économique concentré en pouvoir ordonne les différentes régions selon leur place dans la hiérarchie de l’exploitation, et il se trouve que ces différentes régions sont peuplées de gens qui présentent des variantes physiques. A ce moment de l’Histoire, différence de pouvoir coïncide pratiquement avec différences physiques. Comment s’étonner de l’usage que va faire le groupe le plus puissant d’un fait qui va dans le sens des habitudes acquises en matière de distinction sociale ?

Tant que les liens sont restés épisodiques, et dans un sens, réciproques entre les différentes civilisations et aires géographiques, les traits physiques n’avaient pas spécialement obnubilé les voyageurs – ils les voyaient, bien sûr, mais sans leur prêter la place première et obsessionnelle que nous leur donnons dans le monde actuel : ça n’intéressait personne au point d’attirer toute son attention. Mais il en va tout autrement dans un monde où les découpages et les dépendances économiques coïncident désormais avec les grands traits physiques. Là naît et croît l’idée de race, puis l’idée d’un rapport de causalité entre les traits physiques et la dépendance économique et politique.

De l’extraction à la transformation

A cet égard, la situation ne fait qu’empirer puisque, depuis les débuts de l’accumulation de la monnaie puis du développement industriel, l’écart de pouvoir – et donc des moyens d’existence – n’a fait que croître entre les pays « riches » et les pays « pauvres ». De vaincus condamnés au tribut et au travail forcé, les pays d’Afrique et d’Amérique latine, puis d’Asie dans une moindre mesure, s’étaient vus peu à peu réduits au rôle de colonies. Les modernes indépendances juridiques, importantes en elles-mêmes, ne sont cependant pas la traduction d’une indépendance économique, la situation de dépendance et de domination a simplement pris d’autres formes. Le processus de formation des classifications raciales n’est donc pas dépassé. Bien loin de là : il se poursuit sous nos yeux.

Nous avions pris l’esclavage comme exemple pour comprendre schématiquement ce qui s’était passé aux XVIIIe et XIXe siècles ; restons donc dans le domaine de la main-d’œuvre. Qu’en est-il de nos jours ? On sait que la concentration urbaine et industrielle se poursuit activement. Le grand mouvement qui a, au XIXe siècle (après avoir débuté bien avant !), amené en masse les paysans vers les usines en Europe, en Amérique les déportés d’Afrique vers les plantations, n’est pas terminé. Lorsque les plantations furent épuisées et disparurent de la scène économique, les esclaves alors « libérés » montèrent vers le Nord, vers les usines, comme les serfs « libérés » eux aussi étaient venus vers les complexes industriels naissants du Sud de l’Angleterre, de la vallée du Rhin, du Nord de la France, etc. Aujourd’hui les campagnes continuent à se dépeupler et les villes à croître. Si en Amérique du Nord le processus paraît à peu près terminé, ce n’est pas le cas en Europe, où la population continue à se déplacer. D’un côté, une partie de la population, celle qui habitait déjà les villes, va remplir ce qu’on appelle le secteur tertiaire : celui de la technique et de la gestion. Mais, d’autre part, les industries de transformation et les services voient toujours arriver des paysans, mais ces paysans viennent de plus en plus loin. Et précisément ils viennent de pays qui restent principalement agricoles ou producteurs de matières premières non transformées. Les Corréziens et les Savoyards de la première vague industrielle (au XIXe siècle), les Polonais et les Italiens de la deuxième vague (première moitié du XXe siècle) sont relayés par les hommes du bassin méditerranéen : Turcs et Grecs en Allemagne et Scandinavie ; Portugais, Algériens, Tunisiens en France : de l’Afrique : Mauritaniens et Maliens en France : des Antilles : Martiniquais et Guadeloupéens en France : Jamaïcains en Angleterre, etc …

Le processus de déportation puis d’émigration de la main-d’œuvre que pratiquait le système économique « européen » s’était d’abord concentré dans les territoires de conquête. On prenait la main-d’œuvre, soit sur place (les Indiens américains du Sud au début de la colonisation, les Africains à la fin du XIXe et au début du XXe), soit dans les métropoles (serfs en fuite, razziés, condamnés de droit commun, protestataires politiques européens, vers l’Amérique), soit dans d’autres territoires dominés (Africains vers l’Amérique du Nord et du Sud, Indiens vers l’Amérique du Nord et l’Afrique du Sud). Ceci à l’époque de la grande culture intensive et de l’exploitation minière. Puis, au cœur du développement de l’industrie proprement dite, le mouvement va tendre à changer de sens. D’abord la main-d’œuvre disponible dans les métropoles va y rester pour entrer dans les usines : et peu à peu les mains-d’œuvre du « Tiers » Monde vont venir dans les métropoles industrielles : c’est ce que nous sommes en train de voir se dessiner sous nos yeux. Les grands mouvements de population se concentrent là où se pratique le processus de base de l’économie. De l’extraction à la plantation, puis à la transformation … C’est autour de ce noyau que la concentration ouvrière se fait.

C’est donc une erreur de croire que l’époque de l’esclavage, de l’exploitation de certaines régions du monde par d’autres est close. C’est un mécanisme qui se poursuit, sous des formes différentes du point de vue juridique (mais les bases juridiques ont beaucoup varié déjà dans le passé !), et reste le même pour ce qui est de la division économico-territoriale et du déplacement des populations.

Dans la mesure où l’idée que les humains sont divisés en « races » était née précisément de la concentration marchande et industrielle dans une région du monde, nourrie de l’exploitation matérielle et humaine des ressources des autres régions du monde, il n’y a guère de raison de penser que, dans l’immédiat, cette façon tout à fait particulière de penser les rapports humains qu’est la classification raciale, tende à disparaître. La transformation de cette façon de voir les choses n’interviendra que lorsque d’autres rapports que ceux d’exploitation et de ségrégation seront nés. C’est dire que la possibilité d’une nouvelle façon de voir est étroitement soumise à une transformation profonde du système économique mondial. L’existence d’un monde « industriel » et d’un « Tiers » Monde dans ce type d’économie implique, contient, produit, le « système des races ».

Colette GUILLAUMIN

chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique