Article de Colette Guillaumin paru dans Droit et Liberté, n° 381, juin 1979, p. 17-19

Au delà des déterminations sociales et historiques, le racisme vit sur le terreau psychologique de l’être humain. Il atteint profondément la conscience de celui qui en est victime comme de celui qui en est l’artisan.
Lorsqu’il existe des rapports de domination entre les groupes humains, domination économique ou domination par la force nue, domination matérielle, et que cette domination est interprétée comme la conséquence inéluctable des caractères physiques des groupes qui sont en présence, cela n’est pas sans conséquences mentales sur les individus concernés. Aussi bien ceux qui appartiennent au groupe dominé que ceux qui appartiennent au groupe dominant ont des réactions, une sensibilité, des comportements qui sont directement la conséquence de la position qu’ils occupent dans ces rapports de pouvoir. Ce qui se passe matériellement, concrètement, dans une société entraîne des formes psychologiques particulières. Et ces formes psychologiques ont à leur tour un impact sur le déroulement de la vie sociale quotidienne, et même une influence sur les options politiques et économiques au sein de cette société.
parlons psychologie
Depuis très longtemps déjà, puisque cela remonte aux années vingt de notre siècle, on s’est préoccupé, la recherche, des aspects psychologiques du racisme. A vrai dire, on s’est d’abord interrogé sur l’attitude mentale de ceux qui appartenaient au groupe dominant et qui avaient des conduites racistes. Ceci pour la raison simple que l’urgence était, aux yeux de ceux qui s’intéressaient à cette question, de trouver une manière d’agir sur les acteurs racistes : le premier objectif était de protéger les victimes de ce racisme. Ceci est resté longtemps l’une des tendances principales de la recherche et la question « Qu’est-ce qu’un raciste a derrière la tête ? » est à l’origine d’un livre collectif majeur La personnalité autoritaire (1950). Bien qu’on ait par la suite raffiné ou complexifié les points de vue, il reste l’aboutissement de ce genre de recherche et les grandes lignes de la psychologie raciste qu’il a décrites restent au centre du portrait qu’on peut tracer de cette attitude mentale. Marie Jahoda ensuite, ou Wilhelm Reich avant, peuvent paraissaient paradoxalement d’une façon générale être rattachés à ce type de découvertes. La rigidité mentale, l’obéissance aveugle, l’intolérance à l’incertitude sont considérées comme les caractéristiques majeures de la personnalité raciste.
Ce n’est que plus tard qu’on a commencé à se demander également s’il ne se passait pas, psychologiquement, quelque chose de particulier chez ceux qui étaient victimes du racisme. Ce décalage dans le temps était peut-être la conséquence d’un aveuglement, car les victimes moins intéressantes que les persécuteurs, mais surtout la priorité qu’on avait accordée à la psychologie des racistes tenait au fait qu’on cherchait dans cette psychologie la raison profonde, la cause, de l’oppression que subissaient ceux qui étaient racisés. Progressivement, ce point de vue s’est modifié, et à mesure qu’il devenait plus évident que la psychologie n’était pas l’unique coupable mais que le mal était enraciné dans les structures mêmes des sociétés concernées par le racisme, on commençait à saisir que les dégâts étaient plus considérables qu’on ne l’avait pensé. Si la société dans son fonctionnement même était en cause, cela avait en effet des conséquences sur tous les acteurs sociaux, les dominés comme les dominants. La recherche sur le racisme devenait donc plus complexe et touchait davantage de domaines. Elle impliquait donc que, psychologie pour psychologie, on se préoccupât également de celle des victimes de la situation raciste.
D’autant plus que commençaient alors à parler des analystes issus des groupes les plus durement contraints et dont l’un des objectifs parmi d’autres était de comprendre la psychologie de l’état de dominé. Ils voulaient avoir prise sur elle, la dénoncer comme l’un des dommages possible et particulièrement grave causé aux victimes par la relation de domination. Ces analystes eux-mêmes, d’ailleurs, prenaient la parole au sein de tentatives d’émancipation, réussies ou partiellement réussies, qui se développaient alors dans les groupes dominés. Ce n’est pas un hasard si les analyses qui ont été faites en langue française sont étroitement liées aux libérations coloniales et ce que disaient Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs (1952) et Albert Memmi dans Portrait du colonisé (1957), bien qu’ayant une valeur pour toutes les situations de racisme, est la description de situations coloniales.
crainte et résistance
Quels sont, pour les deux termes, le raciste et le racisé, les traits marquants que produit la relation raciste dans la psychologie des individus ?
Pour les racisés le rapport raciste crée d’abord une attitude ou un réflexe de méfiance ou de crainte. Très objectivement fondées dans la vie quotidienne, la plupart des conduites qui paraissent « normales » à ceux qui appartiennent à un groupe dominant, ne sont pas « normales » et ne peuvent pas l’être pour ceux qui appartiennent à un groupe dominé. Cette réalité quotidienne implique que sortir la nuit est dangereux, que tous les quartiers d’une ville ne sont pas librement accessibles, qu’il faut se méfier de la plupart des lieux publics (transports, cafés, foules, etc.), que les choses les plus anodines peuvent recéler une menace. Donc le temps et l’espace eux-mêmes sont menaçants, d’où une méfiance constitutive dans la relation au monde.
D’autre part il est difficile à un racisé d’avoir spontanément confiance en soi comme individu. Car tout dans les relations quotidiennes, dans le travail – qu’il s’agisse du salaire, du poste occupé ou de la promotion -, à l’école, dans les stéréotypes qui lui sont sans cesse rappelés sous forme agressive ou sous forme de plaisanterie, lui assigne et lui enseigne une place secondaire et subalterne ; ou même franchement menacée. Ce n’est que par une réassurance au sein de son propre groupe qu’il peut acquérir une confiance en soi que le monde dominant tente d’effriter et de détruire quotidiennement. Si ce n’est pas par la lutte directe d’émancipation qu’il acquiert cette confiance, ce sera par les tentatives, si fréquentes dans tous les groupes dominés, de revalorisation de sa culture propre, de pratiques linguistiques, artistiques, ou de solidarité pratique. Certains pensent trouver dans les pratiques culturelles des minorités l’étape nécessaire à une réassurance des dominés.
Le manque d’assurance et la méfiance peuvent provoquer des conduites paradoxales d’affirmation. On sait bien qu’une longue oppression peut produire des effets explosifs et désespérés, tournés souvent contre soi-même. La fin de l’esclavage aux Etats-Unis durant le siècle dernier a été suivie d’un accroissement effrayant de maladie mentale chez les anciens esclaves. Effet d’agression contre soi-même que produit l’impuissance à agir sur la réalité concrète quotidienne, auto-agression dont les conséquences en suicides, meurtres, accidents, maladie, entravent la maigre marge d’action dont on peut disposer lorsqu’on est dominé.
L’hypersensibilité, l’extrême finesse des perceptions dans les rapports humains caractérisent l’appartenance à un groupe racisé. Des expériences de psychologie sociale ont montré que les petits enfants étaient conscients des différences de couleur bien plus tôt et en plus grand nombre lorsqu’ils étaient eux-mêmes racisés. L’appréhension de la réalité est plus aigüe chez ceux qui appartiennent aux groupes racisés, elle est plus vigoureuse et plus complexe car aucun individu de ces groupes ne peut échapper à cette connaissance du réel qui lui est imposée à chaque instant et partout par le fonctionnement quotidien de la société.
Il n’en est pas du tout de même de ceux qui appartiennent aux groupes dominants, « racisants ». Parmi eux, il s’en trouve un bon nombre pour ne pas connaître pratiquement la relation raciste : ils ne connaissent pas de racisés, ils « ignorent » (et consciemment il est vrai qu’ils n’en savent rien) les bénéfices concrets qu’ils tirent eux-mêmes, comme tous les membres de leur groupe, de l’exploitation des dominés. Ils peuvent même se penser non racistes car ils estiment être hors de cette question. Cette attitude de distance et d’ignorance est un privilège (?) de la position de domination ; elle est en tous cas la conséquence de la « liberté » que donne le fait de se trouver du bon côte dans une relation de pouvoir. On peut dire que l’un des effets paradoxaux de la situation raciste est de permettre l’ignorance et de donner la tranquillité individuelle à un certain nombre de membres du groupe dominant.
Pour certains donc, la face psychologique du rapport raciste peut être l’hébétude, la limitation intellectuelle, ou l’indifférence. Mais, et c’est ce qui préoccupait les premiers chercheurs psychologues sur la question, un grand nombre d’individus du groupe racisant développe une attitude raciste caractérisée. Ceux-là, qui ont attiré si tôt l’attention, pensent qu’il y a entre les êtres humains des différences physiques, génétiques qui engendrent des différences morales, intellectuelles et sociales et que, au fond, la clef de tous les rapports humains se trouve dans la « nature » particulière des différents groupes. Ce qui est précisément le racisme. Celui-ci attire l’attention lorsqu’il se traduit en conduites agressives, discriminatoires et haineuses, lorsqu’il s’exprime en discours ou paroles menaçantes. Mais il existe aussi, et il redevient à la mode sous cette forme depuis quelques années, un racisme à visage tempéré qui se prétend bienveillant et ne vise qu’à maintenir à sa place naturelle chacun des groupes concernés : les uns dans les instances de décision, de pouvoir et d’aisance matérielle, les autres dans l’exécution, l’obéissance et la simple survie ; ou, plus brutalement, les maintenir à part et ailleurs. Mais agressive ou souriante, il s’agit de la même conception du monde : pour elle, les acteurs sociaux sont de nature différente et cette nature leur fixe une place.
la faiblesse d’être raciste
Contrairement à la psychologie des racisés, qui a un fondement réaliste et immédiat, celle des racisants a un contenu imaginaire et fantasmatique. Tout en visant à maintenir un rapport de force qui paraît à ses yeux naturel et éternel, le groupe dominant n’est pas certain d’y parvenir, il craint que ce rapport de force ne change. D’où, il éprouve également un sentiment de crainte. Mais il ne s’agit pas d’une crainte correspondant à la situation actuelle, elle est projetée dans l’avenir.
Fondée sur l’hypothèse d’un retournement futur, cette crainte attribue aux racisés les sentiments négatifs qui sont aujourd’hui ceux du groupe dominant à leur égard. L’obsession du complot, celle de la souillure (ou de la pureté, ce qui est identique), une très profonde intolérance à l’état d’incertitude marquent la psychologie du racisant et sont fondées sur les menaces qu’il projette hors de lui-même. Une telle intolérance à l’incertitude entraîne ce respect du père, ce culte du chef, qui ont tellement frappé les observateurs de la vision raciste du monde. Une conduite d’obéissance scrupuleuse envers tous les ordres de « l’autorité », paternelle ou institutionnelle – que cette institution soit un gang ou l’Etat- paraît seule capable à leurs yeux d’empêcher le monde d’aller à vau l’eau, de se « pourrir », de disparaître.
La docilité active qu’a suscité chez beaucoup alors la mise en place de l’organisation minutieuse créée par le nazisme, fournit l’exemple le plus clair de cette révérence à la fois crispée et abandonnique. La psychologie du raciste est une psychologie de favori : c’est en prenant le parti du chef qu’on conserve les avantages acquis. Et c’est bien de privilèges réels que le racisme tend à garder la propriété, mais c’est aussi d’avantages fantasmatiques : celui d’être du côté des gens « bien », du chef, du maître.
La relation raciste est une relation violente. Même lorsque cette violence n’est pas actualisée par des gestes ou des pratiques brutales. Comme situation violente, elle provoque la peur, la crainte chez les acteurs. Chez ceux qui sont les victimes, cette crainte vient du monde extérieur et de l’expérience concrète qu’on en a ; elle peut être dominée lorsqu’on veut transformer les choses, elle peut apporter une sensibilité précieuse pour la connaissance. Mais elle peut aussi détruire les individus, car la peur d’une menace réelle est corrosive et elle désorganise l’affectivité et l’identité de ceux qui y sont les bénéficiaires de la situation raciste et les oppresseurs actifs ou silencieux, cette crainte vient de l’intérieur, de leurs fantasmes, et elle est meurtrière : elle devient active, tournée contre ceux qui sont déjà les victimes de la relation. Elle vise à les détruire physiquement et mentalement. Un mélange de crainte et de suffisance (crainte de ses propres fantômes, satisfaction d’être du côté des gagnants) donnent cette psychologie particulière, à la fois soumise aux forts et arrogants aux faibles, que fabrique la relation raciste du côté des dominants.
Colette GUILLAUMIN
C.N.R.S.
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