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Table ronde : Le problème noir aux Etats-Unis

Article paru dans Les Langues modernes, revue et bulletin de l’association des professeurs de langue vivante de l’enseignement public, 60e année, n° 3, mai-juin 1966, p. 108-116

En mai 1965, le poète Langston Hughes et deux jeunes romanciers, Paule Marshall et Melvin Kelley, furent invités à Paris, par le Centre Culturel Américain pour animer un Colloque sur la littérature noire américaine. Sim Copans, spécialiste du jazz et de la culture noire, voulut bien se joindre aux écrivains en visite pour répondre aux questions de Pierre Dommergues qui organisa cette « table ronde » et de Michel Fabre. Grâce à l’amabilité de Mr. Belcher, le Directeur du Centre qui nous preta locaux et matériel d’enregistrement, cette « table ronde » put avoir lieu la veille du Colloque. Le manque de place nous contraint à ne reproduire que l’essentiel de ces deux heures de discussion.


Question : Existe-t-il un personnage noir caractérisé ? Est-il modifié par l’image que s’en fait le public blanc ? Et, à partir de la, quel est selon vous, le rôle de l’écrivain noir en tant qu’artiste ? Ses difficultés spécifiques ? Comment parvient-il à enrichir la culture nationale comme le fait, de manière évidente, le musicien noir ? Mais peut-être faudrait-il commencer par cette simple question : Quels sentiments un noir américain éprouve-t-il à Paris, Mister Hughes ?

L. Hughes : Cela dépend du noir. Je m’y sens aussi à l’aise qu’à New York. Du point de vue racial, il n’y a pas entre ces deux villes une énorme différence. La plus évidente à mes yeux est une question de coiffeur : à New-York, je dois aller me faire couper les cheveux à Harlem ou dans un quartier noir ; à Paris je vais où bon me semble … La plupart des noirs américains trouvent l’atmosphère de Paris plus libre que celle de nos grandes villes, à l’exception peut-être de New York et San Francisco. Et il y a ici des noirs qui n’ont pas l’intention de rentrer aux Etats-Unis. Personnellement, j’y suis retourné parce que c’est là que se trouvent mes racines et la source de mon inspiration. J’aime Harlem et j’y vis. C’est un endroit peu banal, et pour moi, passionnant. Et les Etats-Unis aussi ; à cause du problème racial, je suppose, qui vous empêche à coup sûr de vous ennuyer !

Question : Vous sentez-vous plus Américain en Europe ? Ou plus noir ? Ou bien n’y voyez-vous aucune différence ?

L. Hughes : Je n’ai jamais été terriblement affecté par mon état de noir. J’ai toujours eu des amis dans tous les groupes raciaux. Ma couleur n’influence pas à l’excès ma façon de penser. Peut-être parce que je n’ai pas vécu dans le Sud et n’ai pas été formé par les aspects les plus durs du racisme. Cela me permet, dans mes œuvres, de prétendre à une certaine objectivité à l’égard des blancs comme des noirs.

Question : James Baldwin dit avoir compris pour la première fois en Europe à quel point il était Américain, et proche, en ce sens, de ses concitoyens blancs. Qu’en pensez-vous, Miss Marshall, puisque c’est votre premier voyage en France ?

P. Marshall : J’éprouve ce sentiment chaque fois que je quitte les Etats-Unis, pour les Antilles, par exemple. En Amérique où nous vivons à l’écart du courant principal de la société, nous ne nous sentons pas toujours complètement Américains. Mais dès qu’il en sort, le noir comprend combien il est Américain. Ce qui est salutaire. Car, si nous devons mettre un terme aux problèmes raciaux, il faut que le noir se sente vraiment Américain, parce qu’il l’est. Notre pays est né de la sueur et du labeur du noir. Celui-ci se situe au cœur de l’expérience américaine.

M. Kelley : Je dirais que le noir est plus Américain que quiconque aux Etats-Unis. Précisément parce qu’il lui reste si peu de son héritage africain. Le capitalisme bourgeois, le protestantisme et diverses influences ont profondément modelé sa personnalité. Et il ne peut pas, comme l’immigrant italien ou français, se dire : j’étais mieux en Italie ou en France. En d’autres termes, on reste toujours un noir, seule change l’attitude d’autrui à votre égard. La différence, c’est qu’en Amérique, on vous apprend toute votre vie qu’il n’est pas bon d’être noir. Voyez les magazines noirs, comme Ebony : ils font de la publicité pour des produits qui blanchissent la peau ou défrisent les cheveux. Ils font le jeu des blancs et sacrifient à l’argent la dignité raciale.

L. Hughes : En Amérique vous êtes forcé d’être conscient de votre race presque tout le temps. Dans le Sud, cette pression constante crée des tensions constantes. Un autre phénomène est la pression générale pour imposer une certaine image de l’Américain. Chacun fait des sacrifices : les noirs se blanchissent comme les Juifs changent de nom, troquant Lavinski contre Harris par exemple, pour se conformer à un type général qui est aussi en grande partie antisémite. Lorsque je viens à Paris, je ne dois pas penser que je suis un noir, mais moi-même, un individu.

P. Marshall : C’est là-dessus que nous devons insister sans cesse. Au milieu des interminables discussions où l’on nous entraîne, sur le problème noir et la place du noir dans la littérature américaine, on perd parfois de vue la réalité la plus précieuse qui est l’individu. Nous devons toujours y revenir sous peine de définir des catégories sous lesquelles disparaît l’individu, la personne distincte et unique.

M. Kelley : Certes. Mais je voudrais ajouter une remarque. Je crois que
le racisme fait partie du caractère national américain. Il s’enracine dans la manière dont le pays fut créé. A tel point qu’il n’y a pas d’Amérique. Il y a des immigrants dont certains furent amenés dans les fers et d’autres vinrent pour faire fortune. Personne n’est réellement Américain. Je puis, curieusement, l’être plus que d’autres dans la mesure où je suis le produit d’un plus grand nombre d’immigrants. Un arrière-grand-père Alsacien, un autre Colonel dans l’armée des Confédérés – le premier Officier tué à Bull Run -, un Cubain, un Porto-Ricain. Je suis quantitativement plus Européen qu’Africain. Or, chaque Américain revendique sa parcelle d’origine américaine. C’est parce que le racisme tient lieu de différence de classe aux Etats-Unis. Certes on peut s’élever et redescendre dans l’échelle sociale. Mais en un sens tous les noirs, si haut qu’ils s’élèvent, demeurent dans la classe inférieure. Tout noir peut se faire assommer par un policier sans la moindre raison … Miles Davis se trouvait un jour devant la porte de « Birdland » ; un policier lui ordonne de circuler ; il répond qu’il travaille dans l’établissement ; il se fait aussitôt rosser, et le policier n’a jamais eu à rendre compte de quoi que ce soit … Quand vous arrivez en Europe vous comprenez soudain qu’il existe des gens qui pensent que le fait d’être noir implique aussi des qualités. En Italie, je mangeais dans un petit restaurant, où, après quelques verres pris avec eux, des clients me demandaient de chanter des « spirituals ». En Amérique, quelqu’un qui vous le demande cherche souvent a vous remettre à « votre place », dans le rôle d’amuseur, à vous renvoyer « à la cuisine » avec les pastèques et le poulet frit … Aussi, au début, je prenais cela pour un affront, puis j’ai compris que ces Italiens admiraient les « spirituals » et voulaient que je leur fasse partager ma culture …

S. Copans : Quelle est, aux Etats-Unis, la réaction des noirs, des écrivains noirs envers ceux qui ont quitte leur pays et ses problèmes comme Richard Wright ?

L. Hughes : Ma réaction ne sera peut-être pas typique. Mais je pense qu’un écrivain, ou n’importe qui, a le droit de vivre ou bon lui semble. Certains critiques littéraires, y compris des noirs, ont jugé que la décision de Wright de vivre en France avait nui a son talent. Je ne le crois pas. Hemingway, Gertrude Stein et tant d’autres ont habité Paris durant des années. James Jones y demeure actuellement. Si l’on est vraiment écrivain, on peut écrire tout aussi bien ici, à Mexico ou à Moscou qu’à New-York. Je ne pense pas que le soi-disant déclin de Wright vienne de sa résidence à l’étranger. Chester Himes, depuis qu’il vit en Europe, a fait d’énormes progrès. Non seulement ses œuvres sont meilleures, mais elles sont plus connues. A moins d’avoir des racines trop – ou peut-être pas assez – profondes, un écrivain peut fort bien partir et s’inspirer de ses souvenirs. Une œuvre naît d’une récréation par le souvenir, et non du simple fait de vivre à Harlem. Mais je dois dire que chacun ne partage pas mon opinion là-dessus. Qu’en pensez-vous, Paule ?

P. Marshall : Je suis de votre avis. L’important pour l’écrivain est de posséder son matériau, de l’avoir dans le sang, le garder dans sa mémoire. Mais il existe un autre point de vue sans rapport avec les problèmes de la création artistique. C’est le sentiment que, si l’écrivain noir veut affronter pleinement le fait d’être noir, il doit le faire en Amérique. C’est à mon avis la signification du pèlerinage de Baldwin en Europe et de son retour à New York. Bien que l’atmosphère fut plus saine à Paris, il devait revenir affronter sa réalité dans sa patrie. Cela signifie-t-il que, pour mieux écrire, il lui faille vivre en Amérique ? Je ne le crois pas.

M. Kelley : Langston mentionnait Hemingway. Ne croyez-vous pas que Hemingway est autant un produit de la littérature européenne que de la littérature américaine ? Il ne traite pas de problèmes américains. Il ne parle pas de son enfance, ni de son éducation comme Fitzgerald ou Faulkner. En Espagne il écrit des romans sur l’Espagne. En France, sur la France.

P. Marshall : Mais ne parle-t-il pas alors de la quête de sa propre intégrité que fait chaque Américain ? Du besoin de voyager sans cesse qui l’anime ? Ce manque d’un sens de sa propre identité est typiquement américain.

S. Copans : C’est l’un des éternels problèmes de la littérature américaine ; celui de l’existence d’une culture indépendante de la colossale culture européenne. Celui de Washington Irving, d’Henry James. Un problème qui se pose moins pour l’écrivain noir. Il y eut longtemps une littérature exclusivement anglo-saxonne et protestante aux Etats-Unis. Et je ne sais plus quel professeur déplorait que le rossignol yankee ne chantât plus aussi purement depuis l’intrusion des voix de Sandburg et Dreiser, par exemple, ces fils de Scandinaves et d’Allemands.

M. Kelley : Tout écrivain noir qui traite le problème racial, d’une manière ou d’une autre traite un problème américain. Or, il se peut qu’un certain recul l’aide. Avez-vous lu Savage Holiday de Wright, qui vient d’être réimprimé en « paperback » ? Eh bien, il n’y a pas de personnage noir, et pourtant il tente de donner une vision plus totale de l’expérience du noir Américain. Ce blanc enferme accidentellement, nu, dans son escalier et dont la vue cause la mort d’un petit garçon est littéralement rongé, hanté par la culpabilité. Wright tentait certainement d’élargir la vision de l’oppression du noir, de lui donner une valeur universelle en prenant du recul. Mais peut-on alors parler de l’Amérique sans sentir battre son pouls ? Henry James parlait moins de l’Amérique que d’Américains en Europe.

P. Marshall : Il est difficile de parler de la situation raciale en restant longtemps loin de chez nous. Je pense que The Long Dream, de Wright, dépeignait une réalité dépassée depuis vingt ans.

L. Hughes : La situation objective des romans de Wright existe encore de nos jours.

Question : En quoi son roman date-t-il ? Quels changements se sont produits, Miss Marshall ?

P. Marshall : Il me semble que c’est surtout la manière dont le noir conçoit sa situation, envisage sa vie, qui a changé. Dans le sens d’une attitude plus militante, d’un refus de continuer à subir l’injustice.

M. Kelley : Je ne suis pas de votre avis. Les sentiments du noir n’ont pas changé. Le ressentiment a toujours existé. Il est seulement mieux organisé. Il y a toujours eu des militants, les révoltes d’esclaves, Nat Turner … Mais il y a eu un temps où les noirs croyaient qu’il valait mieux vivre dans le Nord que dans le Sud. Cela n’est plus vrai. S’il existe encore quelque espoir, ce n’est pas à New York, mais dans le Mississipi. Parce que 40 % de la population est noire, et qu’un jour ou l’autre ces gens voteront et décideront pour 40 % du gouvernement de l’état. Tandis que le ghetto urbain de Harlem ne joue aucun rôle dans la vie politique New Yorkaise.

L. Hughes : Nous avons Adam Clayton Powell. Il crie pourtant assez fort, ce me semble !

M. Kelley : Il a beau crier, la situation de Harlem ne s’améliore pas. Pour en revenir à Wright, la situation a changé dans la mesure où les distinctions sont moins nettes. En d’autres termes, le Nord est devenu plus insidieux que le Sud. Comme le disait Malcolm X, vous pouvez élire un renard ou un loup. Les renards sont dans le Nord … Mais je ne suis pas sur qu’il y ait un déclin chez Wright. The Outsider est son meilleur livre. Là, il se libère du stéréotype du noir. Le noir en tant que monstre se trouve de bonne heure dans notre littérature, il fait pendant au noir rédempteur, au Christ noir. Dans Native Son, Bigger Thomas n’est qu’un animal, un produit de l’oppression, un monstre. Mais Cross Damon, dans The Outsider, se trouve dans une situation réelle. Il n’est pas châtré, c’est un homme. Wright écrivait mieux à la fin. A propos de The long Dream, il faut reconnaitre que l’état d’esprit des nègres avait changé et le romantisme du départ pour le Nord disparu.

S. Copans : Cela nous ramène à la question du personnage noir : Comment devrait-il être décrit ? Comment l’est-il par l’auteur noir, et l’Américain blanc ?

P. Marshall : Nous avons longtemps été écrases par les stéréotypes. Soit de l’Oncle Tom, humble, obéissant, châtré, soit du monstre comme Bigger Thomas. Et le propos, le but vraiment insidieux de ces stéréotypes est de nier l’humanité essentielle du noir. Cette littérature reflète le refus du pays entier de considérer le noir comme un être humain. On le traite en Oncle Tom, en Bigger, mais de nos jours encore on se refuse à le traiter en homme. Et il est regrettable que les écrivains noirs eux-mêmes aient contribue involontairement à perpétuer cette image du noir.

M. Kelley : Et je veux ajouter que ce n’est pas par hasard que l’on trouve facilement Native Son en Amérique alors que The Outsider n’est pas réimprimé.

P. Marshall : L’Amérique veut conserver son image du noir. Elle s’accroche à cette vision. Elle peut investir ce monstre de ses désirs sexuels refoulés, de son insécurité. Quel beau symbole ! Il incarne toutes les craintes de l’Amérique …

Question : Pourrions-nous dire que The Outsider est un premier pas dans le sens de cette conception du roman qui est, entre autres, celle de Ralph Ellison ?

P. Marshall : Dans Shadow and Act, Ellison dit avec raison que le devoir de l’écrivain noir américain est d’insister sur l’humanité du noir comme une donnée, et non pas de la revendiquer simplement comme le font les romans de protestation. D’indiquer les formes qui l’expriment : l’humour, cette manière de prendre la vie sans broncher, la musique.

S. Copans : Ce qui m’intéresse, c’est que Shadow and Act définit le rôle de l’artiste noir en tant qu’artiste. Comme le disait Langston, il implique que chaque noir est un problème particulier. Il a ses propres origines et sa propre expérience. Mais dans quelle mesure partagez-vous l’opinion d’Ellison que la description du noir, et la création du personnage noir, est supérieure chez Faulkner à la majorité des romans écrits par des noirs ?

L. Hughes : Il se trouve que Faulkner est un excellent écrivain. Je pense qu’Ellison parle de son talent artistique et de sa capacité de faire vivre les personnages de noirs du Sud qu’il crée, d’en faire un portrait frappant et émouvant. Je dois ajouter que je n’éprouve personnellement aucune admiration pour les sentiments racistes profonds de Faulkner. Nous parlons de ses personnages, mais ses sentiments sont à la base de ceux-ci. Or, d’après les noirs qui l’ont connu, Faulkner n’aimait guère les nègres. En tant qu’hommes. Car il les aimait en tant que personnages ou symboles. Je ne crois pas qu’il ait toujours compris les noirs qu’il peignait. Dans Requiem For A Nun, par exemple, il fait dire à la nourrice noire condamnée pour le meurtre de l’enfant, qu’elle n’a pas peur de la mort parce qu’elle ira en Paradis. Et le juge blanc, bien du Sud, lui demande ce qu’un nègre peut bien aller faire au ciel. « Je puis y travailler », répond-elle. Eh bien, aucun noir n’a jamais rêvé d’aller travailler au Paradis. C’est une erreur de psychologie. Mettre cela dans la bouche d’un noir révèle une méconnaissance flagrante de sa psychologie …

P. Marshall : Faulkner est si habile qu’il réussit à animer ses stéréotypes de noirs. Mais ce qui lui manque, ce qui manque à tant de créateurs de personnages noirs, c’est de faire exister pleinement ceux-ci avec leur complexité, leurs contradictions, leur richesse, et ceci sur le plan romanesque.

M. Kelley : Vous êtes trop sévères pour Faulkner. Je ne crois pas qu’un seul écrivain blanc américain comprenne réellement les noirs. On ne connaît pas véritablement les noirs, vous savez.

L. Hughes : Vous êtes trop sévère pour les écrivains blancs.

M. Kelley : Je ne sais pas … Je crois que les noirs connaissent les blancs parce qu’ils travaillent chez eux. Mais le soir, quand la femme de ménage rentre dans son ghetto, les blancs ignorent ce qui s’y passe. D’ailleurs, je ne crois pas que Faulkner était un vrai Sudiste. Son frère John, un ségrégationniste, dit que Faulkner le prenait souvent à parti, qu’il pensait que le Sud devait agir, faire quelque chose. Il écrivait pour essayer de sauver le Sud. Comme j’écris pour sauver les noirs, pour ainsi dire. Mon public blanc ne m’importe guère ; je cherche à atteindre le public noir. Ce qui est terrible en Amérique, c’est que la plupart des écrivains noirs écrivent pour les blancs. Ils sont encore sous l’emprise des blancs. Tant que j’adresse mes invectives au blanc, il peut encore me dominer efficacement. La grandeur de Malcolm est d’avoir vu cela : il a tourné le dos aux blancs pour aider les siens à se libérer eux-mêmes, tandis que les mouvements pour l’égalité civique n’atteignent pas l’homme de la rue.

S. Copans : Ellison et Baldwin, entre autres, ont donné la palme à Faulkner pour son traitement romance du noir. Or, dans A Word to Virginians, une conversation avec ses étudiants de l’Université de Virginie datant du 20 février 1958, Faulkner écrit :

« Le noir n’est encore capable que d’être un citoyen de second rang. Sa tragédie vient de ce qu’il n’est encore qualifié pour l’égalité que dans la mesure où il a du sang blanc ( … ). Il ne lui suffira pas de penser et d’agir comme un blanc. Il devra penser et agir comme le meilleur des blancs, parce que, si le blanc, à cause de sa race et de sa couleur, peut mettre la morale en pratique le dimanche seulement, soit un jour par semaine, le noir ne peut faillir ni s’écarter du droit chemin. »

Il me semble que Faulkner faisait là un effort sincère pour penser en libéral.

M. Kelley : Ce qu’il dit là, beaucoup de dirigeants des mouvements pour l’égalité civique le disent : pour être traité en homme, il faut se comporter en homme. Il faut porter chemise et cravate !

P. Marshall : Mais tout cela vient du grand besoin qu’éprouve le noir d’être respectable et accepté par les blancs. Un besoin qui doit être réfréné. Le terme de référence demeure encore la société blanche. Mais les noirs, et ceci grâce à l’influence de gens comme Malcolm, commencent à s’en libérer, et à comprendre leur responsabilité vis-à-vis des masses noires. Malcolm était un homme de la masse, il ne l’a pas oublié, et on ne l’a pas oublié. L’un des spectacles les plus émouvants que j’aie jamais vus était cette file interminable de gens attendant dans la rue de défiler devant son corps. Cela nous révèle bien des choses sur le peuple de Harlem qui s’exprime si peu …

M. Kelley : Comme Malcolm voulait sauver les noirs, Faulkner voulait
sauver le Sud. Les noirs et les blancs du Sud. Le soi-disant ennemi naturel du noir est le pauvre blanc : c’est aussi son allié naturel. Après la guerre civile, il y eut des mouvements d’union des noirs et des pauvres blancs. Ils furent brisés en partie par l’aristocratie du Sud, et surtout par les industriels du Nord. Si le Sud doit être sauvé, les deux races le seront.

L. Hugues : Mais selon sa fameuse déclaration, citée par le New York Times, Faulkner finissait pourtant par dire que s’il devait y avoir une guerre raciale, il descendrait dans la rue aux côtés des blancs.

M. Kelley : Descendriez-vous dans la rue pour combattre les Chinois s’ils envahissaient l’Amérique ? Pour l’ « inévitable confrontation » ?

L. Hughes : Je suis pacifiste. Je ne crois pas en la guerre.

M. Kelley : Je voulais dire que cette remarque a été à tort séparée de son contexte.

L. Hughes : Faulkner vivait à Oxford, Mississipi, où des centaines de soldats durent être appelés pour protéger un seul étudiant de l’université. Faulkner fit-il jamais une déclaration au sujet de Meredith ? Non. C’était un écrivain de premier ordre, mais un raciste pur et simple. Il y a eu de bons écrivains fascistes. Il y a de bons écrivains derrière le rideau de fer, que l’on adhère ou non à leur philosophie. Mais un écrivain de valeur n’est pas toujours un homme de valeur. Et je m’étonne que tant de nos écrivains noirs admirent tant Faulkner.

P. Marshall : Parce qu’il était du Sud, il n’avait qu’une connaissance partielle du noir.

M. Kelley : Parce qu’il était américain.

P. Marshall : Vous avez raison. Parce qu’il était américain. C’est vrai de tous les Américains blancs.

L. Hughes : N’êtes-vous pas un peu durs pour eux ? Certains nous comprennent fort bien. Carson Mc Cullers, dans The Heart Is A Lonely Hunter, montre une profonde connaissance du noir …

P. Marshall : Faulkner ne suit pas Dilsey quand elle sort de la maison des Compson. Il ne connaît pas les autres aspects de sa vie. C’est pourquoi c’est un personnage limité qu’il nous donne.

M. Kelley : Je pourrais vivre cinquante ans à Paris et ne jamais connaître toute la complexité de la vie française. Pourrait-on me le reprocher ? Je ne crois pas.

P. Marshall : Faulkner fait du noir un symbole de la permanence, de l’endurance. Il faut bien reconnaitre que la grandeur du noir vient précisément de ce qu’il a survécu à des années d’oppression, de brutalité, d’injustice. Et non seulement survécu, mais conservé son humanité. C’est ce que les écrivains noirs célèbrent maintenant : au milieu de tous ses malheurs, le noir a gardé ce qui l’unit à tous les hommes. Cela s’exprime à tous les niveaux. Malcolm, en reliant le problème racial américain à celui de la libération des peuples colonisés, a vu la qualité universelle de l’expérience noire. C’est pourquoi l’écrivain doit, lui aussi, libérer les personnages des stéréotypes étroits.

Question : Pensez-vous que dans Dark Laughter, de Sherwood Anderson, on puisse déjà trouver le véritable triomphe du noir ?

M. Kelley : Attention ! Ce triomphe ne signifie pas nécessairement que la peinture du noir est juste. On a le stéréotype du Christ noir triomphant. Et l’Oncle Tom aussi a son triomphe.

P. Marshall : Oui, mais aux dépens de sa virilité.

L. Hughes : En ce qui concerne ce triomphe spirituel, et non viril, effectif, eh bien, j’ai beau admirer la non-violence, je ne puis souscrire à l’idée de ne pas me défendre si l’on m’attaque. On m’a demandé récemment pourquoi je n’étais pas allé à Selma, comme beaucoup d’artistes et d’écrivains. Parce que je me serais rangé aux côtés de cette femme qui frappa le shérif Clarke. Et c’est à elle que je donnerais le prix Nobel. Il y avait là des centaines de noirs qui regardaient trois énormes policiers la matraquer. Et pas un n’a bougé. Ils triomphaient peut-être en esprit, comme l’Oncle Tom. Je préfère les esclaves révoltés, les Nat Turner, les Denmark Vesey. Arna Bontemps est le seul écrivain noir qui ait écrit, avec Black Thunder, un roman historique sur les révoltes d’esclaves. Tant d’aspects glorieux de la vie du peuple noir n’ont pas été exprimés, utilisés par les poètes, au théâtre, dans les romans. On a abusé des stéréotypes. Il est temps que les écrivains noirs – et les écrivains blancs également, pourquoi pas ? – puisent dans ce magnifique matériau pour exprimer les tendances militantes du noir américain. Il a milité en esprit pendant des siècles, mais sans pouvoir descendre dans la rue comme il l’a fait récemment à Harlem. Dans mes histoires de Simple, j’essaie de faire sentir cet esprit militant du noir de Harlem. L’une de ces anecdotes le plus souvent réimprimée est celle de la bonne négresse qui se penche à la fenêtre pour lancer une brique sur les policiers blancs qui investissent le quartier. Juste à ce moment, une brique lancée du toit l’assomme elle-même. A l’hôpital, on jette, pour lui recoudre le cuir chevelu, une perruque magnifique qu’elle vient de payer 40 dollars. Et, bien sûr, c’est ce qui la rend absolument furieuse … Mais, pour moi, l’important c’est qu’elle essayait de faire quelque chose, de jeter sa brique.

P. Marshall : L’une des faiblesses de notre littérature vient du refus du noir de reconnaître son passé. Mal informé, rarement invité à s’y intéresser, il y associe quelque infamie. C’est l’un des devoirs de l’écrivain de lui révéler comment, même sous l’esclavage, le noir triomphait de l’oppression. Cela a une importance capitale : un peuple ne peut progresser s’il n’a pas le sens de son passé, s’il ne l’a pas regardé en face et assumé son histoire.

M. Kelley : En effet. Voila ce qui s’est produit aux Etats-Unis. Jusqu’à une époque récente, le noir s’est senti lui-même responsable de son esclavage. Adhérant à l’éthique calviniste et croyant à la prédestination, il s’est cru esclave de par la volonté divine. Et il a eu honte de lui-même, une honte soigneusement entretenue par l’Amérique blanche qui a étouffé les nouvelles des révoltes d’esclaves comme elle étouffe certaines nouvelles, de peur que la révolte de quelques-uns déclenche un soulèvement général. D’où chez le noir un sens de la futilité de ses efforts, une culpabilité renforcée par la culture blanche qui lui répète : tu es un être de second ordre. Quand il fait quelque chose de bien, on n’en parle pas. Je viens seulement d’apprendre que l’inventeur du plasma artificiel était un noir. Et durant la guerre, la Croix-Rouge américaine mettait le sang des noirs et celui des blancs dans des bocaux différents.

L. Hughes (riant) : La Croix-Blanche et la Croix-Rouge !

P. Marshall : Il y a eu une destruction systématique de la dignité du noir. C’est un acte inhumain, un véritable crime, car en dernier ressort ce qu’un homme possède, c’est sa dignité personnelle.

L. Hughes : On ne parle guère des nombreux emprunts de la culture américaine en général à la culture noire. C’est évident dans le domaine musical ; les « spirituals », les chants de travail, les « blues » qui sont la base même de la musique noire et du jazz. Le jazz n’est pas seulement noir, il est américain. Même chose pour le langage : des termes que j’entendais à Harlem il y a vingt ans – « dig », « cool », « hip » ou « square » – sont maintenant entrés dans le langage américain. Et le charleston, le jitterbug, le twist. Il me semble que la capacité de savoir rire et s’amuser est extrêmement importante. Elle permet de rester en bonne santé morale et de se passer du psychanalyste. Mais, et c’est bien plus important, la pensée sociale américaine tout entière est influencée par les mouvements de conquête de l’égalité civique. Il y a quinze ans, les étudiants jouaient à manger des poissons rouges ou à s’entasser à douze dans une cabine téléphonique. Aujourd’hui, dans tous les « campus » que j’ai visités, la plupart des étudiants ont une pensée politique et sociale. Ils vont à Selma, à Montgomery, dans le Mississipi. De cette manière, le noir peut aider l’Amérique à changer, car ce sont les étudiants noirs qui ont inauguré les « sit-ins » et les « freedom rides ». Maintenant beaucoup de blancs se joignent à eux et commencent enfin à se préoccuper des grands problèmes nationaux : le capitalisme, le Viêt-nam, Saint-Domingue. Le jour de mon départ de New-York, des étudiants anti-militaristes, occupant la chaussée pour empêcher un défilé, se faisaient emmener en prison. Il y a quinze ans, ç’eût été inimaginable. Notre presse n’accorde pas à ces manifestations l’attention qu’elles méritent, mais nos historiens devront le faire … Un changement s’esquisse même dans les manuels scolaires : autrefois ils passaient presque sous silence la fraction noire de la population parce que les écoles du Sud ne voulaient pas de manuel présentant de manière favorable les réalisations des noirs. Tout le mouvement actuel des « jeunes noirs » qui a vu émerger Martin Luther King, James Farmer et Forman, a modifié certaines habitudes américaines. Un éditeur comme Mc Graw Hill demande ainsi à des auteurs noirs des textes pour ses manuels scolaires afin de donner une version plus exacte du rôle du noir dans notre culture.

M. Kelley : J’ai deux remarques à faire. D’abord, beaucoup des créations du noir ont été absorbées par la culture américaine sans qu’il en ait tiré quelque avantage. Dans une émission télévisée sur une grande école de danse new-yorkaise, le reporter demande à « Killer » Joe Piro, je crois, quand il a inventé le twist, et l’autre répond sans sourciller : « En 1954 ». Tant que la télévision et la presse favorisent de tels mensonges, l’Amérique ne peut rendre justice au noir dont elle emprunte découvertes et coutumes. Récemment, le comité Pulitzer a refusé son prix à Duke Ellington sous prétexte qu’il n’était pas un vrai compositeur. Je crois avec vous, Langston, que les mouvements de revendication de l’égalité raciale changent l’Amérique, mais je crois qu’elle résiste de toutes ses forces. Dans le college où j’enseigne, six étudiants qui voulaient organiser une section de la Northern Student Movement Organization (1) ont eu un mal fou à obtenir l’autorisation. De nos jours, en 1965, ils ont dû expliquer pourquoi ils désiraient une telle organisation sur leur « campus » ! Je ne crois pas que l’Amérique désire changer, ni que la situation s’améliore, du moins pour l’instant. Au contraire, une réaction se dessine : on critique les intellectuels qui critiquent le gouvernement. C’est à croire qu’une nouvelle période de Mc Carthysme s’annonce.

S. Copans : Depuis douze ans que je prépare des émissions ou donne des causeries en France sur la musique noire américaine, j’ai toujours l’impression que l’Amérique en sous-estime l’importance. On peut pourtant retracer presque toute l’histoire du noir américain à travers le jazz. Pourquoi aucun noir américain n’a-t-il pas encore écrit le ou les livres dont nous avons besoin sur ce sujet ? Il y a, bien sur, Blues People, de LeRoi Jones. Comment se fait-il alors que Ralph Ellison l’ait si durement éreinté ? Il prétend, si je ne me trompe, que Jones a surestimé l’apport du noir à sa propre musique, et négligé les apports venus de l’extérieur. Cette attitude correspond à celle d’Ellison vis-à-vis de la littérature, puisqu’il se refuse à admettre des frontières entre la culture blanche et la culture noire en Amérique …

P. Marshall : Il s’agit peut-être d’une seule réalité, et les influences sont
réciproques. Mais je voulais simplement ajouter que le noir, comme sa musique l’indique, est peut-être la seule force vraiment vitale de notre pays. Notre société manque totalement de cette vitalité, de cette capacité d’apprécier l’existence que le noir possède. C’est le drame d’un peuple qui en opprime un autre : il se déshumanise. Comme le dit Baldwin, l’oppresseur et l’opprimé sont liés et l’oppresseur devient opprimé. Aussi s’est-il crée une sorte de vide dans son être. Cela éclate dans les banlieues. D’où cette soif de tirer du noir sa vitalité, mais bien sûr de la prendre sans reconnaître ses dettes ; d’où également un terrible sentiment de culpabilité.

L. Hughes : En d’autres termes, c’est de l’exploitation. Dans le cas du
« gospel singing » que Mahalia Jackson, Alex Bradford et d’autres noirs ont mis à la mode, prenez la liste des publications : le nombre de noms de blancs vous ferait croire qu’ils ont composé cette musique. Ce ne sont que des adaptateurs qui ont obtenu les droits. Le pire c’est qu’ils utilisent des orchestres blancs qui ne connaissent rien au « gospel singing » et n’ont pas le sens du rythme. Ce n’est pas du racisme, mais un phénomène de commercialisation qui entraîne l’abatardissement de l’art. Elvis Presley, qui a donné au rock and roll une importance nationale, a tout pris à des guitaristes noirs de son quartier. Et Duke Ellington, un très, très grand compositeur, doit continuer à jouer tous les soirs parce que d’autres profitent de son talent pour s’enrichir …

Question : Dans quelle mesure ces problèmes pratiques sont-ils aussi ceux de l’écrivain noir ? Avez-vous des difficultés particulières à débuter ?

P. Marshall : Je n’ai pas encore débuté, disons que je commence. Après avoir fait de la copie pour un magazine – noir, bien entendu -, je me suis jetée à l’eau. J’ai mis cinq ans à écrire Brown Girl, Brownstones. J’ai eu une chance peu ordinaire puisque Random House, la première maison d’édition à laquelle je me sois adressée, l’a accepté tout de suite. Cependant, il faut reconnaître que l’on publie beaucoup de romans nègres, malheureusement beaucoup d’œuvres de second ordre. Peut-être parce que subsiste une double échelle de valeurs, parce que l’on attend moins du noir. Or, j’insiste, et j’ai toujours insisté pour être jugée selon les mêmes critères qu’un écrivain blanc. Mais la mode actuelle ne rend peut-être pas service à de jeunes auteurs sans talent réel.

L. Hughes : Le problème racial est à la mode en ce moment. La littérature noire connaît une phase propice, comme durant les années vingt, avec la Renaissance noire. A mon avis, c’est salutaire malgré tout. Car il [est] bon pour tout écrivain de trouver un éditeur. Même pour un mauvais écrivain. Ne serait-ce que pour qu’il se rende compte de ses insuffisances. Il est facile par la suite de distinguer le bon du mauvais, et le public n’est jamais forcé d’acheter … Mais je crois que d’ici quelques années, la mode va changer, comme ce fut le cas récemment pour le roman japonais et le Kabouki. Le noir demeure quelque chose d’exotique, de spécial. Il n’est pas porté par le courant principal de la littérature américaine.

M. Kelley : D’où la nécessité pour l’artiste noir de se soumettre à une discipline encore plus stricte, s’il veut que son œuvre subsiste indépendamment de modes. Une œuvre véritable finit par triompher. Mais elle ne suit pas la mode. Peut-être est-ce pour cela que l’on ne reconnaît guère, aux Etats-Unis, la grandeur de Langston ? Mais notre rôle, c’est de continuer d’écrire.

(Traduit et condensé par Michel Fabre).


(1) Organisation militant en faveur de l’égalité raciale.