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Jean-Pierre Thieck : Un autre orientalisme

Article de Jean-Pierre Thieck paru dans les Annales, Vol. 35, n° 3-4, 1980

Edward W. SAID, Orientalism, Londres. Routledge & Kegan Paul, 1978.


Après tant de publications sur l’impact de la colonisation sur la culture des peuples colonisés, c’est une étude des effets dans la culture occidentale des rapports de domination sur l’Orient que propose E. Said. Le caractère polémique du livre, fruit de l’indignation d’un intellectuel oriental, palestinien, professeur de littérature à Columbia University, devant l’image de lui-même que lui renvoient de manière identique les media et les orientalistes, n’infirme pas la force de sa démonstration. A un moment où l’orientalisme encore puissant est de plus en plus mis en cause, cette étude de ses postulats et de son fonctionnement ne peut être qu’une salutaire incitation à la réflexion pour tous ceux qui font de l’orientalisme sans le savoir.

Limitant son sujet à la vision française et britannique, puis américaine, des Arabes et de l’Islam. l’auteur, qui reconnaît sa dette envers Michel Foucault, étudie l’orientalisme en tant que formation discursive, caractérisée par l’émergence d’un champ spécifique. l’Orient, et d’un système de concepts et de modes énonciatifs à l’intérieur duquel se tient tout discours sur l’Orient. Dans la première partie il montre comment la connaissance de l’Orient développée à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle procède par une véritable création, orientalisation de l’Orient et des Orientaux par ce qu’il appelle la géographie imaginaire : en faisant remonter le processus à Eschyle, le premier à tracer une ligne de démarcation entre un Occident rationnel et civilisé et un Orient barbare et dangereux, il conteste la validité d’« un champ d’étude basé sur une unité géographique, culturelle, linguistique et ethnique appelée l’Orient ». La Bibliothèque orientale de d’Herbelot est prise comme exemple : en systématisant, en présentant dans l’ordre alphabétique les idées reçues basées sur cette distinction est/ouest, chrétienté/islam, d’Herbelot constitue l’Orient en un théâtre ou chaque manifestation de l’Orient ne peut être autre chose que la représentation ou l’émanation d’un archétype. Reprenant les analyses d’Anouar ‘Abd el Malek, Said dégage, dès cette époque, deux piliers demeurés inchangés de l’orientalisme : l’Orient est autre ; l’Orient est une essence, identique à elle-même dans toutes ses manifestations, dépourvue d’histoire propre.

Ce proto-orientalisme hérite de la Renaissance un certain vocabulaire et certaines figures de style : affirmation simple (Muhammad est un imposteur, l’Islam est … ) située dans un présent d’éternité et dont la répétition tient lieu de justification ; comparaison avec l’Occident (Muhammad/Jésus) où l’incapacité de l’Orient à réaliser les modèles achevés par l’Europe fait toujours apparaitre son infériorité. Cette domestication de l’Orient reflète un certain rapport de forces : connaître l’Orient, c’était d’abord rendre moins dangereux ce que la chrétienté a le plus craint jusqu’au XVIIe siècle. C’était ensuite, avec Volney, préparer le terrain à l’Expédition française, dont l’Institut, « division culturelle de l’armée », réalise avec la Description la justification scientifique de la régénération par les forces de la civilisation d’une Égypte dépossédée de sa propre histoire.

Dans la deuxième partie, Said fait remonter au XIXe siècle la naissance de l’orientalisme moderne. Les progrès de l’expansion européenne au-delà de la Terre sainte et le développement de la culture laïque au XVIIIe siècle délivrent l’Orient de l’appréhension religieuse héritée de la Renaissance. Toutefois, par la conception rédemptrice que l’orientaliste garde de lui-même vis-à-vis d’un Orient toujours autre et plongé dans l’obscurantisme, la naissance de l’orientalisme moderne n’apparaît pas comme un « soudain accès de connaissance objective », mais comme un « ensemble de structures héritées du passé, sécularisées et redisposées par les disciplines les plus récentes, en particulier la philologie ».

Sylvestre de Sacy, Ernest Renan et Edward Lane établissent l’autorité de l’orientaliste. De Sacy reste durant tout le XIXe siècle l’intermédiaire obligé de tout aspirant à la connaissance de l’Orient. Sa chrestomathie, établie à partir d’exemples qu’il choisit sans avoir à rendre compte de son choix, est identifiée à l’Orient ainsi réduit à un ensemble de références, uniquement textuelles. Ici apparaît un des traits marquants de l’orientalisme, système à référence interne où toute perception de l’Orient est obligatoirement basée, avant tout contact direct, sur ce qu’en ont dit les orientalistes.

Renan, en associant l’orientalisme avec la plus éminente des disciplines comparatives de l’époque, la philologie, solidifie et systématise le discours officiel de l’orientalisme. L’idée de l’origine divine des langues ayant cédé la place à la notion de proto-langues, c’est au philologue de reconstituer les origines des diverses familles de langues, dont peuvent être tirées des généralisations sur races et cultures : en étudiant la philologie sémitique, Renan révèle la culture et l’histoire orientales réticentes à se montrer d’elles-mêmes, et classe l’objet sémitique dans un réseau où la comparaison est possible avec les paradigmes indo-européens. Généralisation vague et précision de détail d’une part, conception d’un Orient comme forme dégradée ou inachevée (le « développement arrêté des Sémites » chez Renan) d’autre part, encore deux traits hérités du passé et développés dans l’orientalisme moderne.

Se demandant comment chez Marx même la conscience des souffrances de l’Inde a pu céder le pas à une vision de la colonisation porteuse de progrès, Said dégage dans la constitution du discours orientaliste comme seul discours possible sur l’Orient le rôle fondamental des « résidents », ceux qui renforcent la vision orientaliste par leur témoignage d’une expérience directe ; il en analyse plusieurs types : Lane, qui par un effacement total, en tuant en lui l’individu, peut donner une allure scientifique à ses généralisations sur l’Égypte et le caractère de ses habitants ; les voyageurs français, pourtant partis pour des raisons plus personnelles, mais dont aucun n’a avec l’Orient un contact qui ne soit médiatisé par la vision préalable de l’orientalisme ; pour Chateaubriand et Lamartine, l’Orient est à régénérer et en fin de compte à conquérir ; l’Orient de Nerval est absence, parfois remplie par la lecture de Lane ; couleur et spectacle, l’Orient sénescent doit être revivifié par Flaubert chez qui il est partout associe au sexe. Bouvard et Pécuchet en Orient, tous copient les idées reçues.

La troisième partie commence par un bilan de l’orientalisme à la veille de sa première remise en question. L’auteur dégage le rôle de la multiplication des institutions académiques dans la diffusion du discours orientaliste. Il évoque le processus par lequel l’orientalisme devient actif dans les entreprises coloniales et lors du partage de l’Empire ottoman. L’orientalisme est alors de type visionnaire, un « essentialisme synchronique » présentant en de vastes panoramas des généralités sur un Orient figé. Comment passe-t-il au style de la narration pour rendre compte de l’instable lorsqu’au début du XXe siècle la montée des mouvements nationaux fait apparaître « l’insuffisance de l’ ‘Orient’ » comme catégorie ontologique inconditionnelle » ? C’est par une adaptation, non par une remise en cause que l’orientalisme effectue son aggiornamento : ainsi T. E. Lawrence, s’il ne s’efface plus comme Lane, devient au contraire lui-même l’Oriental le plus représentatif, nouvelle façon de s’approprier l’histoire de l’Autre.

L’impossibilité de considérer l’Orient comme un objet d’études passif, au développement arrêté, opère un glissement dans l’orientalisme : l’Orient est davantage étudié pour lui-même et non par référence systématique à l’Occident. Toutefois persiste la tendance à généraliser à partir d’essences : un Islam abstrait et non le mouvement anticolonialiste ou les réalités sociales par exemple, reste le Sésame donnant accès à la compréhension des mutations, présentes ou passées, de l’Orient. L’orientaliste, Massignon dans la tradition française d’intérêt pour les manifestations de l’islam minoritaire, Gibb, plus attaché à l’islam officiel, reste toujours l’intermédiaire obligé qui présente à l’Occident l’islam tel qu’il est et révèle à l’Orient l’islam tel qu’il pourrait être, contre sa propre orthodoxie.

Avec Massignon et Gibb prend fin l’autorité œcuménique de l’orientalisme. Dominé par les Etats-Unis depuis la deuxième guerre mondiale, il se divise en plusieurs branches, et dispose avec les médias de puissants moyens de vulgarisation à un moment où s’accroît l’importance économique et politique du Moyen-Orient. Il reste toujours au service des mêmes dogmes : ainsi des abstractions commercialisables telles que « élites, modernisation, occidentalisation » rendent moins compte des réalités de l’Orient qu’elles n’imposent une vision occidentale du progrès. Il est dommage que par leur caractère partiel et violemment polémique, les exemples cités pour illustrer cette dernière phase de l’orientalisme, pour fondés qu’ils puissent être, aient moins de force que l’analyse jusque-là remarquablement documentée et convaincante.

Ce livre est important parce qu’il détruit un mythe, celui de l’orientaliste qui serait une autorité habilitée à parler de tout dès lors qu’il a surmonté l’obstacle de langues dites très difficiles, et parce qu’il démonte certains des mécanismes trop souvent à l’œuvre chez ceux qui s’occupent de l’Orient : la tendance à généraliser, l’utilisation d’abstractions sur la religion ou la mentalité quand, faute de sources ou d’investigations, on ne peut expliquer tel ou tel phénomène, le recours à l’apport d’autres peuples comme facteur d’explication souvent exclusif des développements de la littérature arabe (abbasside, andalouse, contemporaine), plus particulièrement la conception de la Nahda et de l’histoire moderne du Moyen-Orient débutant avec une Expédition française tirant du désordre et de la torpeur l’Égypte et l’Orient, l’analyse s’appuyant sur des modèles européens présentés comme universels (la ville, qui après n’avoir été qu’islamique n’a plus été du tout faute de répondre aux critères wébériens), etc. C’est en restant dans la conception générale d’Orientalism que nous voudrions évoquer certains des problèmes que l’ouvrage nous pose.

Le discours orientaliste est-il aussi uniforme que l’image qu’en donne Said ? Problème d’espace tout d’abord : Said limite pour son étude le champ de l’orientalisme aux Arabes et à l’Islam. C’est sans doute là que se réalise le plus complètement cette image de l’Autre, nié, recréé, etc. Il semble pourtant que l’orientalisme englobe d’autres domaines et qu’il ménage plusieurs visions dont il aurait été intéressant d’étudier l’articulation :

l’Arabe chrétien, minoritaire à protéger / héritier violent de la tradition byzantine :

le Grec « enfant aux yeux bleus » … / fourbe comme tout Levantin.

A l’intérieur même de l’Islam :

l’Iranien, facteur de renouveau de la civilisation islamique (la chu’ubiyya, autre Sésame … ), tenant d’une religion tournée vers l’avenir, indo-européen doué du sens de la mesure / soumis à une hiérarchie fanatique et porté aux extrêmes face à la modération sunnite ;

les peuples d’Asie centrale, Turcs cruels et répressifs / espoir de secouer le joug du « despotisme oriental » … soviétique.

De la quatrième croisade à la révolution iranienne et aux événements d’Afghanistan, en passant par le Liban, l’orientalisme, au sens large que lui donne parfois Said, a toujours eu plus d’un Oriental dans son sac, la catégorie « Sémite » et ses variations n’étant que l’exemple le plus remarquable de ce qui n’est pas son moindre danger.

La notion d’« essentialisme synchronique » peut également être discutée. L’orientalisme présente davantage l’histoire de l’Islam comme un cycle (naissance, développement, déclin, renaissance) que comme le déploiement atemporel d’une essence. Le problème est d’importance car c’est dans les recoins de ce « déclin », qu’il fait coïncider historiquement avec la période ottomane, que l’orientalisme, ébranlé ailleurs, continue de prospérer : ce n’est que récemment que l’idée du déclin a cédé la place à une vision plus optimiste de l’évolution économique, sociale et culturelle pendant cette période. La fin de l’orientalisme passe par une recherche ardue sur les « siècles obscurs », qui progresse, au Moyen-Orient et ailleurs.

Il est dommage qu’à l’intérieur de l’orientalisme, l’auteur n’ait pas distingué de séries de discours, et qu’en particulier dans la troisième partie on garde l’impression d’un discours indifférencié quelle qu’en soit la source : les non-orientalistes de profession (les religieux, les politiques, les journalistes, les cinéastes) reprennent mais formulent de façon diverse, et dont l’étude reste à faire, les grands thèmes de l’orientalisme. Plus importante est l’absence de différenciation entre les branches de l’orientalisme. En particulier, pour les historiens, il aurait été intéressant de montrer comment c’est par la projection du discours sur la littérature (développement-apogée-déclin) dans le domaine de l’histoire économique et sociale que l’orientalisme déforme la réalité. Certains des problèmes spécifiques de l’histoire du Moyen-Orient durant la période ottomane seraient alors apparus, en particulier le danger de tirer des conclusions sur la société à partir de textes littéraires qui émanent souvent d’auteurs incités par leur position sociale à présenter sous ses aspects les plus sombres une évolution dont ils sont victimes. En outre le noir tableau de Said n’est pas toujours justifié, en histoire du moins. C’est il y a vingt ans que Claude Cahen dénonçait cette « ligne imaginaire passant quelque part au milieu de la Méditerranée », et même si l’orientalisme compte de nombreux historiens dans ses rangs, la Cambridge history of Islam n’est plus depuis longtemps la seule façon de faire l’histoire du monde musulman. Pour ne pas faire d’orientalisme, nous laisserons aux autres disciplines le soin de dresser leur propre bilan.

Une remise en question radicale doit pouvoir se faire sans nécessairement rejeter tout ce que l’orientalisme a produit, et c’est sans doute là que le livre de Said pose le plus grand problème : dans l’impression qu’il donne de l’impossibilité pour l’orientalisme de changer, Said ne s’occupe pas de l’adéquation des écrits des orientalistes avec la réalité. A cette question essentielle est pourtant lié tout progrès d’un nouveau type de connaissance : la Description de l’Egypte ne contient-elle pas des informations susceptibles d’être utilisées, après lecture critique, pour l’histoire de l’Egypte au XVIIIe siècle ? Le débat sur l’orientalisme en serait-il au même point si les affirmations de Gibb et de Bowen n’avaient servi de base, parce qu’elles n’étaient pas pure création, à une critique constructive ? En ce sens, on peut se demander, tout en reconnaissant l’écrasante charge idéologique de l’orientalisme, en quoi les conditions de progression de l’histoire du monde musulman diffèrent radicalement de celles des autres branches de l’histoire, voire de tout autre discipline, procédant par remises en cause, souvent radicales, d’un certain acquis.

D’une façon générale, l’orientalisme apparaît dans le livre de Said comme obéissant à une loi de fonctionnement intérieure à lui-même. Certes, il situe l’émergence de l’orientalisme moderne avec précision dans le contexte impérialiste du XIXe siècle. (Une étude de l’orientalisme allemand devrait d’ailleurs apporter des nuances sur le développement d’une idéologie de domination dans un pays qui n’a pas eu avec l’Orient un rapport de possession directe comme la France ou l’Angleterre.) Pourtant, lorsque Said rattache par le Moyen Age et la Renaissance l’orientalisme moderne à la vision de l’Autre chez Eschyle, peut-être abusivement occidentalisé par une lecture orientaliste, lorsqu’il écrit que l’apparition des mouvements de libération nationale n’a entraîné qu’une adaptation et aucun progrès (la remise en cause actuelle n’est-elle pas elle-même un résultat de cette modification du rapport de forces ?), on a l’impression que les complexes conditions extérieures au discours qui rendent compte de la possibilité du discours orientaliste sont diluées dans l’impossibilité fondamentale où serait une culture d’en appréhender une autre. Au problème qu’il pose : « Comment étudier d’autres cultures d’un point de vue libertaire, non répressif et sans manipulation », la réponse ne peut résider – et la critique aurait été sur ce point nécessaire et urgente – dans les appréhensions dites « de l’intérieur » d’une « irréductible spécificité ». De telles approches, qu’elles soient généralisantes ou atomisées en observations ponctuelles, peuvent-elles déboucher sur autre chose qu’un essentialisme plus raffiné ? Si l’on veut détruire cette notion idéologique de l’Autre, objet de crainte ou objet dominé, il faut bien trouver un langage, une méthode d’analyse permettant, en évitant réduction ou projection, de rendre compte, et pas seulement aux spécialistes, de cette histoire sans frontières. Refuser la possibilité d’un tel langage, d’une telle méthode, serait laisser le dernier mot à … l’orientaliste, seul capable de parler de l’incommunicable.

Jean-Pierre THIECK