Catégories
revues

Marcel Fourrier : Légitimité de la Révolte riffaine

Editorial de Marcel Fourrier paru dans Clarté, 4e année, n° 77, 15 octobre 1925

Le 3 octobre, le jour même où les dépêches d’agence annonçaient que les espagnols entrés sans combat dans Ajdir, l’avaient razziée et incendiée, M. Painlevé prononçait à Nîmes un grand discours dans lequel il donnait enfin connaissance des propositions de paix faites trois mois auparavant de façon assez vague par les espagnols et les français à Abd-el-Krim.

Par la même occasion, M. Painlevé avait le front de se présenter en chef de gouvernement pacifiste uniquement préoccupé d’assurer la paix à son pays et de contribuer à faire régner la paix dans le monde.

M. Painlevé est un chef de gouvernement pétri de bonne volonté et assiégé de louables préoccupations. En vérité il n’a pas changé depuis ce printemps 1917 où pour mettre fin à l’offensive absurde et criminelle du Chemin des Dames, il fit procéder à une attaque encore plus absurde et encore plus criminelle, qui nous coûta 40.000 tués, de façon à « sauver la face » – comme il l’a écrit lui-même – au généralissime Nivelle. Sans doute au Maroc, M. Painlevé fait-il bon compte d’une dizaine de milliers de vies humaines pour « sauver la face » du maréchal-gâteux Lyautey !


Toute l’argumentation de M. Painlevé repose sur l’existence de traités :

« La France, a-t-elle sur un point quelconque, transgressé un traité signé par elle ?.. la France n’avait pas le droit de disposer de territoires attribués par les traités à une nation voisine … Nous ne pourrions accorder qu’une autonomie dans le cadre des traités existant … L’autorité du sultan reconnu parcles traités, etc … »

Or il faut vraiment être bête comme … un français pour se laisser convaincre à si bon marché. En fait de traités relatifs au Maroc, nous connaissons en effet un certain nombre d’accords conclus après des chamailleries sans nombre entre les gouvernements de la France et de l’Espagne. Le dernier de ces accords remonte à 1911. Il établit le partage du Maroc entre les deux puissances. Le malheur c’est que si les gouvernements bourgeois, français et espagnols se sont entendus pour délimiter leurs zones d’occupation et d’exploitation réciproques ils n’ont omis qu’une seule formalité : c’est de consulter au préalable les populations marocaines « protégés » : le terme est exquis (protégés contre qui, sinon contre elles-mêmes ? on le leur fit bien voir).

Un tel traité, conclu en dehors même de ceux sur le dos de qui on traitait, ne peut avoir qu’une valeur de forme. Mais quelle peut bien être sa valeur morale ? Pour notre part nous la nions de la façon la plus totale.


Nous ne saurions répéter ceci assez : Au Maroc – comme dans toutes les « colonies » – les français – ou tous autres européens – sont venus en usurpateurs, au nom d’une soi-disant civilisation, prétexte hypocrite aux pires violences. Ils ont conquis le pays par la force des armes : richesses, terres, habitants. Ils ont imposé des lois qui étaient leurs.

Le colonialisme, pour nous n’est que la conséquence normale, logique du développement du capitalisme dans le courant du XIXe siècle. Le trait caractéristique de cette période, c’est le partage de la Terre. Au fur et à mesure que se développent les industries européennes et que s’opère la concentration du capitalisme, s’intensifie la lutte entre les états pour la conquête des colonies. Les premiers grands états industriels sont aussi les premiers états impérialistes. De 1884 en 1900, l’Angleterre acquiert 7 millions de kilomètres carrés de territoires avec une population de 57 millions d’habitants, la France 6 millions de kilomètres carrés et une population de 36 millions ; l’Allemagne 2 millions de kilomètres carrés avec 14 millions d’habitants ; la Belgique 1 million 800.000 kilomètres carrés avec 30 millions d’habitants, etc. La surproduction, la nécessité de trouver de nouveaux débouchés aux industries nationales, le besoin de s’assurer des matières premières et des céréales, poussent les états européens dans la voie de l’impérialisme.

« L’Impérialisme est la seule politique vraiment sage et économe » proclamait sir J. Chamberlain. Et un autre homme d’état anglais, potentat financier, sir Cecil Rhodes, responsable de la guerre anglo-boër affirmait au journaliste Stead :

« Pour sauver 40.000.000 d’habitants du Royaume-Unis, d’une sanglante guerre civile nous devons nous, politiques coloniaux, nous emparer de terres nouvelles où puisse vivre l’excédent de population de ce pays, où nous puissions trouver de nouveaux marchés pour les marchandises produites dans nos fabriques et dans nos mines. L’Empire ai-je toujours dit, est une question de ventre. Si vous ne voulez pas de guerre civile, vous devez être impérialiste (2) ».

Dans cette période ascendante du capitalisme, il est bien certain que la classe ouvrière a bénéficié dans une certaine mesure : absence de chômage, bons salaires, vie plus aisée, de la conquête de territoires coloniaux. Le social-démocratie a trouvé en l’Impérialisme un précieux appui pour sa politique réformiste à l’égard de la classe ouvrière. Jamais les chefs social-démocrates de la IIe Internationale n’ont condamné le colonialisme. Si quelques-uns comme Jaurès se sont dressés à certains moments contre certaines expéditions coloniales – l’aventure marocaine de 1911 entre autres – ce n’était pas parce qu’ils condamnaient les expéditions coloniales, mais parce qu’ils craignaient les conflits inter-capitalistes que pouvaient provoquer ces expéditions : franco-britannique : Fachoda : franco-allemand : Tanger, Agadir, etc. ; conflits souvent sanctionnés par des guerres (anglo-boër, hispano-américaine, russo-japonaise, etc.).

Mais l’illusion social-démocrate sur le colonialisme est aussi vaine et aussi dangereuse pour la classe ouvrière que l’illusion réformiste. Le colonialisme comme le réformisme après lui avoir apporté un bien-être momentané se retourne contre elle. Les peuples coloniaux quasi esclaves fournissent au capitalisme la main-d’œuvre et les soldats qui lui permettent de consolider sa position aux dépens du prolétariat, de briser ses grèves et d’avoir des défenseurs en dehors même de l’armée nationale.

Mais aujourd’hui, nous sommes parvenus à un nouveau stade de l’évolution économique du capitalisme. La guerre de 1914 a opéré un nouveau partage des colonies. Elle a aussi hiérarchisé les états capitalistes les uns par rapport aux autres. Le capital financier du monde est détenu pour les 8/10e par deux seuls états : les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Certains états capitalistes eux-mêmes ont subi le sort autrefois réservé aux colonies. Enfin avec l’Octobre russe de 1917 la Révolution est entrée dans une phase active. De formidables bouleversements sociaux sont à la veille de se produire. L’idée de révolution n’est plus seulement en substance parmi les prolétariats ; elle germe là où l’oppression du capital se fait la plus cynique et la plus brutale : chez les peuples coloniaux.

En vain on essaiera de faire appel auprès des révolutionnaires français, dans cette affaire du Maroc à des sentiments de solidarité quelconque avec la civilisation européenne, avec les races blanches, les religions chrétiennes et autres foutaises. Un révolutionnaire français se doit de soutenir n’importe quelle insurrection coloniale au même titre que n’importe quelle insurrection du prolétariat contre le régime capitaliste. L’intérêt de classe – pour ne parler ici que de celui-là – doit pousser le prolétariat français à considérer les insurgés riffains – comme tous insurgés coloniaux de n’importe quel état capitaliste – comme des alliés ; que ces alliés aient ou non conscience de la valeur révolutionnaire de leur action. A ce titre toute victoire française dans le Rif est une défaite pour le prolétariat, parce que cette victoire est essentiellement une victoire du capitalisme français et qu’elle renforce sa situation en tant que capitalisme (donc force réactionnaire néfaste, etc …) vis-à-vis du prolétariat français.


Dans une lettre qu’il nous a adressée après notre enquête sur la guerre du Rif, un de nos abonnés écrit ceci :

« Je désirerais voir Clarté répondre nettement à la question suivante : S’il est établi que l’évacuation du Maroc serait le signal du massacre des blancs dans l’Afrique du Nord et qu’en conséquence il coulerait mille fois plus de sang qu’actuellement, faut-il malgré tout, céder à Abd-el-Krim ? »

Cet argument « du sang » se retrouve sous la plume de tous les pacifistes du monde; il a servi de masque hypocrite à la trahison socialiste de 1914. C’est aussi en proclamant que « la France répudie la violence avec la même énergie qu’au temps où elle en était victime (discours à la S. D. N.) » que M. Painlevé mène gaillardement la guerre contre les riffains et contre les druses.

Nous ne nous sentons, quant à nous, nulle envie de retomber dans les errements du bon vieux social-chauvinisme de guerre. En vérité, s’il y a quelque jour un « massacre de blancs » dans l’Afrique du Nord, aux Indes, en Chine ou ailleurs, tant pis pour les blancs. En nous plaçant sur le seul terrain de la morale, qui est le dernier peut-être où nous puissions, encore parfois, nous rapprocher des honnêtes pacifistes bourgeois, nous osons prétendre que l’injustice, l’immoralité, des conquêtes et des occupations coloniales justifient de la part des peuples opprimés les pires violences. Les révoltes d’esclaves sont toujours les plus terribles. Nous ne demandons pas aux pacifistes de devenir des révolutionnaires ; nous leur demandons de rester honnêtes tout en étant pacifistes : par conséquent au sujet du Maroc, de l’Algérie, de l’Egypte, des Indes, de la Chine de ne pas manifester de vulgaires sentiments de négriers.

Les « intérêts supérieurs » de la France au Maroc, sa « mission civilisatrice » la « patrie française », de telles formules ne nous touchent en rien. Elles ont un sens précis pour la Banque de Paris et des Pays-Bas, pour M. Barety et son conseil d’administration, pour M. Painlevé ou pour M. Pétain.

De telles gens nous dénoncent comme traîtres. Va pour traîtres. Traîtres à qui, traîtres à quoi ?

Si nous sommes en un temps et en un pays où il faille tenir la trahison pour une vertu révolutionnaire, nous acceptons d’être des traîtres. Trahir le capitalisme, c’est servir la révolution.

Marcel FOURRIER.


(1) Ces chiffres sont ceux fournis par l’économiste anglais J.-A. Hobson dans son ouvrage : l’Impérialisme.

(2) Cf. Lénine : L’Impérialisme dernière étape du capitalisme : Pages 79 et suivantes.