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Paul Vigné d’Octon : Sur le génie littéraire d’une race vaincue

Etude de Paul Vigné d’Octon parue en quatre parties dans La Revue anarchiste, n° 10, octobre 1922 ; n° 11, novembre 1922 ; n° 12, décembre 1922 ; n° 13, du 20 janvier au 20 février 1923

LA LITTERATURE ARABE

I

A l’heure où plus que jamais sévit, non seulement au Maroc, mais dans toute notre Afrique du Nord, le régime du vol, du massacre et de la spoliation, à l’heure où se multiplient les bombardements des villages marocains par avions, et les hécatombes de ceux qui persistent à défendre leur pays contre l’envahisseur cupide et cruel, à l’heure enfin, où les Arabes d’Algérie et de Tunisie, bien qu’ayant laissé 80.000 des leurs dans les tranchées subissent, plus brutal que jamais le Code féroce et honteux de l’Indigénat, il me plaît de montrer ici que ces victimes de la Force ne sont pas les brutes et les sauvages, la race inférieure que le vainqueur ne cesse de nous présenter, sans doute pour atténuer son crime. Et pour cela, il me suffira de dire, ici, ce que furent à travers les siècles l’âme poétique et le génie littéraire des vaincus.

Avant l’Islam

Que trouve-t-on à l’origine de toutes les littératures, ou plus exactement de toutes les poésies et de tous les arts, sinon l’amour et le sentiment religieux ? La puissance de ces deux instincts dans l’évolution poétique et artistique de l’humanité fut reconnue par les critiques et les philosophes de l’antiquité, lesquels n’hésitaient pas à définir l’homme avec une pittoresque précision : un animal amoureux et religieux.

Et cela est malheureusement vrai.

Mais, de toutes les littératures et de toutes les poésies qui ont, depuis les plus lointaines origines, enchanté la vie humaine, fait oublier sa brièveté, bercé ses souffrances, caressé ses chimères et ses espoirs, en lui donnant l’illusion de l’impossible bonheur, il en est une qui, d’une façon particulièrement éclatante prouve la vérité de cette doctrine, surtout en ce qui concerne l’amour, c’est de la littérature et de la poésie arabes qu’il s’agit. On peut affirmer que dans ses origines et ses sources l’instinct amoureux l’emporte de beaucoup sur l’instinct religieux. Et pourtant malgré l’évidence, il s’est trouvé des critiques qui, uniquement préoccupés, hypnotisés même par la grande figure de Mohamed, seulement attentifs au rôle immense qu’il joua dans les destinées du peuple arabe considèrent son livre, Le livre, comme la source unique et sacrée de toute beauté et de tout idéal, dans cette branche de la famille de Sem.

D’après eux, c’est à peine si l’histoire de la littérature arabe commencerait quelques générations avant le Prophète. Et le Koran serait l’alpha et l’oméga de son évolution pourtant si variée et si féconde.

A l’appui de cette étroite théorie, ils citent l’opinion de certains auteurs arabes déjà très anciens, qui taxent d’ignorance absolue tous les temps écoulés jusqu’à l’arrivée de Mohamed.

– « Avant l’Islam, affirment ces vieux écrivains, plus confits en piété que solides en érudition, le cerveau de l’Arabe était aussi stérile que les steppes de l’Arabie Pétrée ; son cœur et son âme, non encore vivifiés par la parole de Dieu, égalaient en sécheresse et aridité les « oued » taris par l’éternelle canicule, c’est Mohamed et Mohamed, seul, qui a fécondé l’imagination de sa race. A son Livre dicté par Dieu, il convient de faire remonter, comme à la source unique et véritable, tout le fleuve poétique et aussi toutes les sciences qui depuis ont jailli d’elle. Jusque-là le peuple arabe qui devait être plus tard l’éducateur de tant d’autres peuples a vécu dans la djahilya qui est la période d’ignorance … »

Et à cette sentence sévère, dictée par une profonde ignorance à des sectaires religieux, ont souscrit beaucoup d’orientalistes et d’arabisants modernes.

D’autres, au contraire, plus éclairés et s’appuyant sur des documents inconnus ou méconnus ont affirmé que, bien avant l’Islam, le peuple arabe possédait une littérature dont les plus belles manifestations furent détruites par l’Islam lui-même.

Quoi d’étonnant a priori ?

Est-il un seul fondateur de religion qui n’ait fait table rase du passé ? Le premier geste des Prophètes et des Messies ne fut-il pas toujours un geste de destruction ? Et le rôle des premiers disciples ne consista-t-il pas à faire remonter au Maître les origines de toute perfection intellectuelle et morale ?

Peut-on nier, par exemple, que des siècles s’écoulèrent, pendant lesquels, aux yeux des chrétiens, il n’y eut que l’Evangile, commencement et fin de tout ici-bas ?

De même pour tout bon musulman, il n’y eut pendant longtemps, et il ne pouvait y avoir ni poésie ni science avant le Koran ; prétendre le contraire était presque blasphématoire et impie.

Mais, je le répète, la critique n’accepta pas aveuglément ce verdict dicté par la foi plutôt que par l’étude et le vrai savoir. On ne manqua pas d’opposer objections sur objections à ceux qui, en des temps plus modernes, s’efforcèrent de continuer cette doctrine sacerdotale en la propageant.

On les renvoya d’abord au Livre des Livres, à la Bible. Ouvrez le Livre des Rois leur dit-on, et vous y verrez la sagesse de Salomon comparée à celle des Egyptiens, ces ancêtres immémoriaux des civilisations humaines et à celle des Arabes.

De plus si les Arabes avaient été, avant Mohamed, un peuple barbare et dénué de toute culture et de toute poésie, comment auraient-ils pu se donner pour reine, celle qui fit à Salomon la fameuse visite que l’on sait, et qui, selon les témoignages de saint Cyprien, de saint Cyrille d’Alexandrie, fut de vraie race arabe et vécut de longs jours, au cœur de l’Arabie heureuse, dans l’Yemen. C’est donc une grosse erreur de prétendre que bien avant Mohamed le peuple arabe ne possédait ni une littérature, ni surtout une poésie.

L’amour, comme je le disais plus haut, et comme je le démontrerais tout à l’heure, bien plus que la religion, en furent la source profonde et intarissable, et c’est au cours des siècles antérieurs au Prophète et à l’Islam que se produisirent les œuvres les plus belles, les plus ardentes et les plus amoureuses, dont il nous reste quelques recueils peu connus.

Chez ce peuple qui connut, dans toute sa valeur, le communisme primitif, et dont la vie s’écoulait libre et fièrement errante dans le désert, nul ne pouvait se dire poète qui n’eut été amoureux et tout arabe bien né devait manier aussi habilement le vers que l’épée.

Seulement l’Amour n’était pas alors ce qu’il devint après que Mohamed, au nom d’Allah tout puissant et miséricordieux, eut institué la polygamie, emprisonné la femme dans le sérail, et divinisé sa chair aux dépens de son âme et de son esprit.

L’Amour était, au contraire, en ces siècles lointains, tels que le rêvèrent et le chantèrent nos trouvères et nos troubadours, « la petite fleur bleue au cœur d’or » qu’ils arrosaient de douces larmes et pour l’épanouissement de laquelle ils étaient toujours prêts à verser leur sang.

De ces poèmes pleins de tendresse chevaleresque, de ces contes débordant d’amour, et dont la brutalité et le matérialisme islamique devaient bientôt tarir la source, tout n’est pas perdu, il s’en faut. Une coutume antique et touchante de la race contribua, pour beaucoup, à en sauver d’exquis et savoureux échantillons.

D’après cette tradition, lorsqu’un poète avait enfanté une œuvre excellente, on ne se contentait pas de la redire et de la chanter, le soir, à la clarté de la lune, devant la tribu assemblée ; les plus anciens et les plus illustres parmi les autres poètes décidaient qu’elle serait écrite en lettres d’or et suspendue aux murs de la Kaaba qui était un des plus antiques sanctuaires du monde et occupait l’emplacement du premier temple élevé en l’honneur d’Allah, à La Mecque.

Ainsi l’inspiration divine du poète se trouvait à l’abri de la destruction, pour la plus grande joie des générations futures, désireuses d’aimer et de chanter leurs amours comme le firent les aïeux. Ces poésies ainsi admises, pour ainsi dire, aux honneurs de la divinité devenaient des moallagâs (les suspendues) ou encore des mouzahabâs (les dorées).

Toutes, je le répète, ou à peu près toutes, étaient non pas des œuvres religieuses, mais des poésies et des contes d’amour ; et ce qui les caractérise plus encore et nous éclaire de façon précise sur ce qui était l’âme arabe avant Mohamed, c’est que le poète ou le conteur devait, dans sa moallagâ ou dans sa mouzahabâ, chanter le los et les charmes d’une femme qu’il n’avait jamais vue (nasiba).

Tels, je le répète, nos troubadours de Provence, avant la conquête de Toulouse par les barbares du Nord.

Et, par une sorte de régression qui ne manque ni de charme ni d’imprévu, ne voyons-nous pas nos poètes contemporains – j’entends les poètes notoires du régime que nous subissons – rêver de princesses lointaines, exalter en rimes hélas ! plutôt indigentes ou en proses nébuleuses, les charmes non moins vaporeux de mystérieuses inconnues.


On a dit que le caractère de la poésie arabe était de présenter, réunis dans une seule pièce, les genres lyrique, héroïque, élégiaque, érotique et satirique. Cela est vrai depuis les temps contemporains de Mohamed, ou postérieurs à l’apparition du Koran. Dès ce moment, en effet, et notamment sous les Omniades, le grand et large fleuve poétique né de l’amour libre au Désert se retire et la belle impétuosité de sa course se ralentit sensiblement.

Plus tard, les Albanides donnent, par leur munificence et leur générosité, le signal d’un renouveau. Comme sous les successeurs d’Alexandre, les poètes et les conteurs arabes affectent une précocité, une complication qui ne sont, certes, pas sans mérite, mais ne font pas oublier les simples, nobles et ardentes inspirations de ceux qui chantèrent avant l’Islam.

La richesse et la finesse de la pensée, les artifices de la forme sont loin, malgré tout, de produire des œuvres comparables aux anciennes moallagâs ou même aux simples qacidâs (chants ou contes d’amour) de jadis.

En résumé négligeables sont plutôt nombre de diwans (œuvres complètes d’un poète) qui virent le jour sous le Prophète et dans les temps qui suivirent la naissance de l’Islam. Et l’édifice de la poésie arabe et de la littérature postislamique serait bien fragile, s’il n’avait à la base et comme pierre angulaire le Koran, les Mille et une Nuits (Alf Lailah oua Lailah) et la grande épopée d’Antar.

Mais, on ne saurait trop le répéter, le tort des arabisants modernes fut, comme il nous reste à le prouver, de ne voir dans l’histoire de la littérature et de la poésie arabes que ces trois chefs-d’œuvre immortels, et de faire le silence sur la longue évolution poétique de la race arabe avant Mohamed.

II

Ignorance et mauvaise foi

Seul, Stendhal, qui pourtant ne fut pas un arabisant dans le vrai sens de ce mot, eut une intuition très nette de la vérité, quand écrivit :

« De toutes les races et de tous les peuples qui, depuis l’aurore des temps historiques, se sont disputés la terre, l’Arabe est celui qui le mieux a compris l’Amour comme source de poésie. »

Comme lui je pense et répète, ici, que quoi qu’aient dit et écrit sur la supériorité intellectuelle et morale des Aryas (dont l’existence est d’ailleurs aujourd’hui controuvée) des savants, admirateurs enthousiastes de nos aïeux immémoriaux d’Asie, c’est sous la tente du nomade, dans la grandiose et troublante solitude du Désert que la petite « fleur bleue » trouva les conditions les plus propices à son complet épanouissement.

Pour ce rejeton le plus sain, le plus robuste, le plus indépendant et le plus beau de la famille de Sem, la Nature ne fut pas, du côté de l’esprit et du cœur, aussi injuste qu’on le croit. Elle lui accorda, plus qu’à tout autre, le don d’aimer, en compensation sans doute des sables arides, infinis et brûlants qu’elle lui concédait pour tout douaire ici-bas.

Si d’une main avare, elle sema l’oasis odorante et fraîche, dans la stérile immensité, elle eut la justice d’y mettre, avec la datte précieuse, trois choses qui suffisent au plein bonheur de l’Arabe et lui donnent un avant-goût de son Paradis. D’abord la femme, dont les grands yeux brûlent à travers les longs cils noirs, comme les rayons du soleil peine tamisés par les palmiers ; puis la frémissante cavale au jarret d’acier qui boit l’espace, et enfin le svelte et maigre sloughi (lévrier) qui la devance dans ses grisantes chevauchées.

Outre ces trois incomparables merveilles, afin que l’Arabe n’eut rien à envier de la part réservée aux autres, elle fit, chaque matin, s’épanouir sur la nudité blanche du Désert, des aurores radieuses, et chaque soir des crépuscules divins. Et elle le dota d’une âme songeuse et de larges prunelles sombres pour en savourer, goutte à goutte et sans lassitude, l’inégalable beauté.

Voilà pourquoi, jusqu’au jour où Mohamed jeta le fanatisme farouche de sa religion dans cette âme simple ct douce, les enfants bruns de l’Arabie, pères de ceux qui aujourd’hui peinent et geignent en notre Afrique du Nord, furent le peuple de la terre qui sut le mieux aimer, chanter ses rêves et ses amours.

A l’un de ces enfants-là, quelqu’un demandait un jour :

« De quel peuple es-tu ? »

– « Je suis du peuple chez lequel, quand on aime, on meurt en chantant » repondit-il.

– « Et maintenant, ajouta-t-il, si tu veux savoir pourquoi nous aimons ainsi, c’est que nos femmes sont les plus belles et nos jeunes hommes les plus ardents que la Nature ait créés. »

C’est donc sous la tente pendant les longues nuits remplies d’amour comme le firmament d’étoiles que naquit cette poésie, niée par quelques-uns, et devant laquelle, pourtant, auraient pâli nos troubadours. Au long des strophes d’une âpre et rude harmonie, la volupté coulait et chantait, semblable tantôt au mince filet d’eau claire qui murmure sous les lauriers-roses de l’oued, et tantôt au torrent dévastateur roulant du Djebel abrupt.

Voici plus de deux mille ans, comme aujourd’hui leurs frères de notre Afrique, pensifs et superbes, ils allaient poussant la chamelle étique et leurs maigres troupeaux d’oasis en oasis. Ils allaient par les aubes inspiratrices pleines de roses, que le ciel clément répandait, comme aujourd’hui, sur le Désert encore endormi, et ils marchaient jusqu’à l’heure où le soleil suspendu ainsi qu’un globe d’or au zénith, tombant sur eux en pluie de feu, les obligeait à s’arrêter à l’ombre illusoire de la dune ou du palmier. Puis toujours souriants et splendides, avec la même allure calme et noble, ils reprenaient leur route vers la halte qui bientôt surgirait au loin, dans la gloire rapide du couchant, et où ne les attendaient point, comme aujourd’hui leurs frères vaincus, les mitrailleuses du vainqueur ou la schlague de l’officier.

Enfin, venue la nuit, l’œil aux étoiles que la Nature fit pour eux plus brillantes, ils chantaient et faisaient l’amour librement sous les regards de la lune que cette même Nature voulut encore plus « amiteuse » pour eux. Et quand ils étaient fatigués de caresses et de baisers, assis autour des feux odorants, ils délassaient en contant des histoires d’amour merveilleuses et qui dépassaient, peut-être en beauté, celle dont plus tard la divine Scheharazade berça les insomnies du sultan cruel.

Et d’entendre ainsi ces trois merveilles, la femme, le courrier et le sloughi, magnifiées en paroles harmonieuses, le Désert tout entier frémissait dans l’éternelle sérénité de ses nuits …

III

De ce que chantaient et contaient avant le Prophète les enfants de Sem errant aux solitudes d’Arabie, j’ai trouvé un écho fidèle, puisque affaibli, dans les chansons et les récits qui charment encore les nuits arabes de notre Mogh’reb. Ce serait, en effet, une grosse erreur de croire qu’au Maroc comme en Algérie, dans la Tripolitaine et la Tunisie, les conteurs puisent uniquement aujourd’hui aux sources abondantes des Mille et une Nuits et de l’épopée magique d’Antar.

J’ajoute qu’il est criminel, comme on le fit chez le vainqueur, d’accréditer la légende de la sauvagerie complète, de l’absolue déchéance intellectuelle et morale du vaincu.

Au cours des longs mois passés pendant vingt ans sous la tente, je n’ai cessé d’entendre tomber de la bouche des conteurs (meddah) des poèmes et des récits amoureux que les savants contemporains les mieux renseignés sur la littérature arabe ne peuvent rattacher aux deux grands chefs-d’œuvre du génie oriental.

Il est vrai que les orientalistes de nos jours comme ceux de l’époque pas très lointaine où vivait Stendhal ont le cœur tellement desséché par les habitudes académiques, et peut-être aussi l’âme à ce point domestiquée qu’ils sont restés et restent encore, devant certains trésors littéraires de notre Afrique du Nord, comme une truie grassouillette devant des beryls et des corindons.

Tel l’immortel et ignare bibliothécaire de Florence devant le manuscrit de Daphnis et Chloé, jusqu’au jour où les hasards des guerres impériales jetèrent parmi ses livres poussiéreux, le capitaine d’artillerie Courrier (Paul-Louis), frère d’armes de Stendhal. Hélas ! de nos jours encore, dans nos académies et nos bibliothèques les Furia de Florence sont aussi redoutables que les mites et les rats.

Oui, tels ils étaient quand vivait l’auteur de la Chartreuse de Parme, tels ils sont restés, ignorant les Merveilleuses histoires des Arabes morts d’amour, que le savant Ebn-Abi-Hadhlat compila, pour la plus grande joie des enfants naïfs du Désert, et dont les manuscrits dorment toujours, poudreux et respectés, dans l’immense « bazar aux livres » de la rue Richelieu.

C’est pourtant à cette œuvre géniale, à cette source sacrée que puisent surtout aujourd’hui les poètes et les conteurs de notre Afrique du Nord.

Cela suffirait à expliquer le mépris ou l’ignorance de nos orientalistes et africanistes officiels ; c’est d’ailleurs ce que, dans l’intérêt de nos vaincus, je me propose de démontrer ici même, en consacrant ma prochaine chronique à la littérature contemporaine de l’Algérie, de la Tunisie et du Maroc, d’après des études personnelles longuement poursuivies là-bas.

Après cela viendront des chroniques sur Han Ryner, sur Séverine, sur La guerre comme inspiratrice littéraire, avec Romain Rolland Barbusse, Marcel Martinet, sur le parasitisme littéraire dans notre société capitaliste et bourgeoise, etc., etc.

P. VIGNÉ-D’OCTON.


LA SCIENCE ARABE

I

Ignorance et cynisme de ses détracteurs

J’ai montré, dans ma dernière chronique, comment jusque dans le domaine de l’ancienne littérature arabe, se faisait sentir cette phobie de l’indigène, systématique et maladive, comme toutes les phobies, dont s’est, à la longue, profondément imprégnée la mentalité des Européens, devenus les maîtres au pays d’Islam, et décidés à maintenir coûte que coûte leur prétendue supériorité de vainqueurs.

Il me reste maintenant à montrer que cet odieux parti-pris à l’égard de l’ancienne littérature pèse encore plus sur ses manifestations contemporaines chez les peuples de l’Afrique du Nord, brutalement soumis à notre domination ; mais pour que cette mise au point, je n’ose dire cette réhabilitation de l’intellectualité arabe soit complète, je voudrais avant établir que cette injustice du vainqueur à l’égard de la race vaincue s’étend également à son génie, à ses aptitudes scientifiques et toutes autres de l’esprit qu’on va jusqu’à lui dénier absolument.

Oui, nul ne le contestera, il y a aujourd’hui parmi les ethnologues, les sociologues, les psychologues, voire les médecins philosophes, des individualités hélas ! nombreuses, à qui la haine de l’Arabe et de l’Islam fait perdre la sérénité et l’impartialité indispensables à quiconque prétend étudier l’histoire de l’humanité.

Je pourrais en citer de nombreux exemples, mais étant donné les limites forcément restreintes de cette étude, je dois me borner au plus récent et au plus instructif qui soit tombé sous mes yeux.


Quelques semaines avant la guerre, les Annales médico-psychologiques, une des revues les plus sérieuses de France, publiaient un long article intitulé : Etude psychologique sur l’Islam, signée du Dr Boigey, et qui est bien caractéristique de la mentalité que j’analyse. Telle était la partialité de ce travail, telle l’ignorance qui s’en exhalait du commencement à la fin, que certains lettrés musulmans, parmi lesquels le savant Dr Ahmed-Cheriff, s’en indignèrent et protestèrent, mais sans grand résultat dans certains organes dévoués du peuple vaincu.

Je suis heureux, aujourd’hui, de joindre mes arguments personnels à ceux du docteur Ahmed-Cheriff et de ses amis, qui sont eux-mêmes d’ailleurs, par leur talent et leur savoir, les meilleurs arguments vivants contre la plus odieuse injustice qu’ait jamais inspirée l’esprit de domination.

II

Géographie, – Navigation. – Mathématiques. – Astronomie.

– « … Gloire aux Occidentaux, s’écrie M. Boigey, au début de son « pamphlet », eux seuls ont tout créé dans le monde. D’autres populations, au premier rang desquelles se placent les populations islamiques, n’ont, au contraire, jamais produit aucun travail extraordinaire, bâti aucune capitale, construit aucune flotte, étudié, à fond, aucune science, embelli d’une manière durable aucun endroit de la terre. »

Je cite textuellement.

Et cet axiome grotesque une fois posé, M. Boigey se demande : Qu’est-ce qu’un musulman ? « Une silhouette médiocre du Prophète », se répond-il à lui-même, – « Un homme incapable de naviguer, mais qui sait se servir de marins « non musulmans ». « Celui qui s’embarque deux fois sur la mer est infidèle », dit dans le Koran le chamelier de La Mecque.

Or, avec Ahmed-Cheriff, je mets au défi M. Boigey et tous les pseudo-arabisants réunis, de trouver dans le Koran une pareille phrase, ou quelque chose d’approchant. Nous lui citerons, au contraire, un verset encourageant formellement les musulmans à naviguer :

« C’est lui (Dieu) qui vous a soumis la mer, pour que vous en mangiez des chairs fraîches, pour en retirer des ornements dont vous vous parez. – Vous voyez les vaisseaux fendant ses flots – et afin que vous recherchiez les bienfaits de Dieu, peut-être lui rendrez-vous grâce. » (Koran, chap. 16, verset 14.)

Plus loin il ajoute :

« Votre Dieu est celui qui fait voguer les navires sur la mer, afin que vous recherchiez les dons de sa générosité ; il est plein de miséricorde pour vous. » (Koran, chap. 17, verset 68.)

Le musulman incapable de naviguer ! Qui donc a divulgué, en Europe, l’usage de l’instrument sans lequel aucun grand voyage sur mer ne pouvait être entrepris : la boussole ? D’après Klaproth, qui a fait le plus de recherches sur la boussole, ce vocable même qui la désigne serait arabe. Voici ce qu’on lit dans le Grand dictionnaire Larousse, tome II, p. 1151 :

« Klaproth, s’appuyant sur des considérations assez importantes, s’élève contre cette étymologie (italienne) et en propose une autre extrêmement curieuse. Comme ce sont les Arabes qui nous ont appris l’usage de la boussole, il est d’avis que le nom de la boussole doit être également arabe. On trouve, en effet, qu’en arabe, un des noms de la boussole est mouwossola, qu’on prononce vulgairement moussola, mot dérivé de la racine verbale wossola, aiguiser, rendre pointu, et dans le sens de dard, d’aiguille. Or, l’m initial des mots arabes introduits dans nos langues, permute souvent avec la labiale b … »

N’a-t-on pas conservé aujourd’hui les termes de marine empruntés aux Arabes, dès le moyen âge tels que : amiral, de l’arabe amir-chef, ou plus directement amiraï-bahr, commandant de la mer par apocope de la dernière syllabe ; – darse, de l’espagnol darmesa, qui se rapporte lui-même à l’arabe darcinââ, maison de travail, atelier, arsenal, qu’on prononçait arsena, tout en écrivant arsenâl ou arsenal, de l’italien arsenale, venant de l’arabe arsinâa, la construction (de navires) ; – madrague, de l’espagnol al madrabar, de l’arabe al mazraba, radical zarraba, enclore ; – felouque, de l’arabe falouka, navire, etc., etc., pour ne citer que des mots d’une étymologie certaine.

Passons à l’histoire. Imagine-t-on comment les musulmans se créèrent le plus vaste empire qu’on ait jamais vu et firent toutes leurs conquêtes sans savoir naviguer et sans avoir « construit une flotte » ?

Impossible de citer tous les faits historiques ; mais voici d’un savant français L. Sédillot, ces lignes extraites de son Histoire Générale des Arabes, dont M. Boigey ignore peut-être l’existence.

« … Des relations s’étaient établies de l’Espagne aux limites de l’Asie Orientale ; une flotte arabe avait franchi le détroit de Gibraltar, et une tempête en la rejetant sur la côte, lui avait enlevé l’honneur de découvrir les Açores et peut-être l’Amérique. » (L.-A. Sédillot, loc. cit. t. II, p. 124).

Plus loin, il ajoute :

« Les musulmans de l’Orient, laissant aux Arabes occidentaux le commerce de la Méditerranée, se portaient de préférence du côté de l’Océan Indien. Ils parviennent en suivant les rivages de l’Afrique, d’abord jusqu’au Zanguelar et aux pays des Cafres, ils fondent Brava, Manbaza, Quiboa … Mozambique … , ils occupent les îles voisines des côtes et plusieurs points de Madagascar. Les bâtiments de commerce ne se bornent pas au port de Calicut ; ils atteignent Sumatra, les grandes îles de l’archipel indien, traversant le golfe de Siam et arrivent à Canton … Les Malois avaient, pour la plupart, embrassé l’islamisme et de puis le golfe Persique jusqu’à l’extrémité orientale de l’Asie en entendait et en parlait l’Arabe. (loc. cit., t. II, pp. 127 et 128).

« … Le musulman, continue M. Boigey, est un homme qui ignore la mécanique, les arts, l’astronomie, les mathématiques, car Mahomet les ignorait. »

Avec Ahmed-Cheriffe, je répondrai à M. Boigey, par des faits et point par point. Pour la mécaniques et les arts, je lui rappellerai l’horloge envoyée par Haroun-Al-Rachid, a Charlemagne, la grande renommée qu’avaient les ancêtres de celui-là chez toutes les nations comme tanneurs, fondeurs, ciseleurs, fourbisseurs d’armes et fabricants d’étoffes.

« Ces cimeterres d’une trempe irrésistible, dit M. Viardot, ces cottes de mailles si légères et si impénétrables, ces tapis moëlleux, ces fins et brillants tissus de laine, de soie ou de lin, dont les cachemires modernes sont une tradition, attestent assez leur incontestable supériorité dans tous les arts industriels. »

Pour ce qui est de l’astronomie et des mathématiques, comment ose-t-on soutenir que les musulmans les ignoraient ? En astronomie, leur ciel si pur leur a facilité les moyens de devenir des initiateurs et des maîtres ; aujourd’hui encore les occidentaux emploient les termes techniques arabes tels que : azimuth de l’arabe alsent, le droit chemin ; Zénith, mot corrompu de l’arabe sténiet et tronqué de son sens véritable : semt arres, point du ciel situé au-dessus de la tête de l’observateur dans le prolongement du rayon terrestre mené par ses pieds ; nadir, du verbe arabe nadhara, être situé vis-à-vis de … le nadir est le point directement opposé au zénith, dit Laplace, de même les noms d’étoiles Alghol, Wega, Althaïr, Rizet,, Aldebaran. Pour inciter les musulmans à l’étude de l’astronomie, le Koran dit (Chapitre 6, verset 97) :

« C’est lui qui a fait pour vous les étoiles afin que vous vous en aidiez pour rechercher votre chemin dans les ténèbres. »

Quant aux mathématiques, le nom même de l’Algèbre est arabe et la numération écrite en chiffres arabes. Ecoutez ce que dit Charles, cité par Sédillot (t. II, p. 45).

– « La Trigonométrie est une des parties des mathématiques que les Arabes cultivèrent avec le plus de soin à cause de ses applications à l’astronomie. Aussi leur dût-elle de nombreux perfectionnements qui lui donnèrent une forme nouvelle et la rendirent propre à des applications que les Grecs n’auraient pu faire que très péniblement. »

Sédillot nous dit encore (t. II, p. 42) :

« Les Arabes introduisent les tangentes dans les calculs et substituent aux méthodes anciennes, des solutions plus simples en proposant trois ou quatre théorèmes qui sont le fondement de notre trigonométrie moderne. »

Plus loin l’historien français résume ainsi les découvertes faites par les musulmans et qu’on attribue à tort aux savants des XVe et XVIIe siècles :

« La substitution des sinus aux cordes, l’introduction des tangentes dans les calculs trigonométriques, l’application de l’algèbre à la géométrie, la résolution des équations cubiques, les idées les plus ingénieuses en mathématique, voilà ce que déjà les manuscrits arabes nous ont révélé.

« Le mouvement de l’apogée du soleil, l’excentricité de son orbite, la durée de l’année avaient été déterminés, avec une exactitude remarquable par les astronomes de Bagdad. »

III

Morale et esthétique

Sous ce titre : Les Etats nerveux des Musulmans, M. Boigey écrit :

« L’œuvre de Mahomet se résume en un dogmatisme intense et maladif qui repousse violemment tout ce qui lui est étranger. »

Or, il suffit d’ouvrir le Koran à n’importe quelle page pour trouver des versets éloquents demandant au musulman de croire en tous les prophètes, de vénérer leurs œuvres à l’égal de celle de Mahomet. Car l’Islam est une religion dont l’essence est la croyance en un dieu unique, et tout est là ; c’est pourquoi, Moïse, Jésus, Mahomet ordonnant le culte, d’un seul dieu, sont trois prophètes identiques. Pour vous en convaincre, voici un passage du Livre :

– « Dis : Nous croyons en dieu, à ce qu’il nous a envoyé, à ce qu’il a révélé à Abraham, Ismaël, Isaac, Jacob et aux douze tribus ; nous croyons aux livres saints que Moïse, Jésus et les Prophètes ont reçus de Dieu ; nous ne mettons aucune différence entre eux, nous leur sommes antérieurs. (Koran, ch.3, verset 78).

– « Traitez vos pères et mères avec bonté ; ne tuez pas un homme, car Dieu l’a défendu, excepté si la justice l’exige. Voilà ce que Dieu vous recommande pour que vous compreniez enfin. »

« Ne touchez pas au patrimoine de l’orphelin, si ce n’est en bien, et, ce, jusqu’à sa puberté. Donnez la mesure et le poids justes. Nous n’imposons à l’homme que ce qu’il est en état d’accomplir. Quand vous prononcez un jugement, prononcez-le avec justice, dût-ce être contre un parent. Soyez fidèles à vos engagements qui sont sacrés. Voilà ce que Dieu vous a recommandé ; peut-être y réfléchirez-vous. Telle est ma voie, elle est droite, etc … » (Koran, ch. 6, verset 152 et 153).

Plus loin, M. Borgey, formule sur l’état nerveux des musulmans des théorèmes définitifs qui révèlent le sociologue de cabinet, l’observateur d’après les autres, et … le pédant.

Il nous dit :

« Les premiers disciples du Prophète furent des dégénérés. Mahomet a implanté, dans le cerveau des croyants un véritable état névropathique dont les manifestations sont … le délire de tristesse. Vous ne verrez guère la bonne humeur ni la jovialité se manifester dans un milieu islamique, tant le Koran a extirpé du cœur de l’homme tout sentiment de joie et de gaieté.

Là, vrai, M. Byogey, laissez-nous rire à vos dépens. Que, faites-vous donc, s’il vous plaît des contes des Mille et une nuits, dont certains évoquent les pages les plus hilarantes de

Les musulmans neurasthéniques ! Mais dans quel Orient avez-vous donc voyagé ? Le pseudo savant avance encore ceci avec la même cynique gravité :

– « … Il faut bien que l’on sache que ce sont les Espagnols, violemment musulmanisés, leurs artistes, leurs savants, leurs ingénieurs, leurs médecins, leurs architectes, leurs cultivateurs qui, pour avoir la vie sauve et gagner les bonnes grâces du vainqueur, lui offraient leur savoir et se laissaient exploiter par lui … Averroès qui, converti à l’islamisme musulmanisa son nom en Ibn-Raschid, et Avicenne qui signa ses livres Abou-Sina étaient bien des Espagnols, et leurs découvertes en médecine ne sauraient être attribuées aux « déséquilibrés » de l’Islam … »

Ainsi, Avicenne et Averroès sont deux Espagnols convertis à l’Islam ! Et il a servi cette monstruosité à ses lecteurs sans daigner ouvrir pour s’y renseigner, un seul ouvrage français tels que l’Histoire de la médecine arabe, par le Dr Leclère, ou Averroès et l’Averroïsme de Renan, pas même le Grand dictionnaire Larousse !

Avicenne (Ibn-Cina) est persan, et n’a jamais vu l’Espagne.

Il était né au cœur de l’Asie, dans le village d’Afchana, près de Boukhara, et vivait au Xe siècle après Jésus-Christ. Il s’appelait Hussein, fils d’Abdallah, fils de Hossein, fils d’Ali, etc.

Averroès (Ibn-Rachid) vivait au XIIe siècle. Il naquit à Cordoue, en 1126, après J .- C. d’une famille de célèbres jurisconsultes musulmans. Il s’appelait Mohamed ben Amed.

Et maintenant que reste-t-il de ce que M. le Dr Boigey qui se prétend médecin-philosophe appelle pompeusement une étude médico-psychologique sur l’Islam ? Rien qu’un mauvais pamphlet, un libelle odieux qui prouve, ainsi que je le disais au début de ce travail, à quel point l’orgueil et l’esprit de domination peuvent obnubiler l’entendement, inhiber presque le bon sens, créer en un mot une mentalité monstrueuse chez des hommes dont l’esprit et le cœur ne devraient connaître que la passion de la vérité.

Or, je le répète, ces hommes-là sont nombreux ainsi que je le prouverai, en étudiant dans ma prochaine chronique l’injustice commise par les critiques d’aujourd’hui à l’égard de la littérature arabe contemporaine de notre Afrique du Nord.

P. VIGNÉ-D’OCTON.


POESIE ET POETES ARABES DE NOTRE AFRIQUE DU NORD

J’ai montré, dans mes précédentes chroniques, combien, chez le vainqueur et par esprit de domination, était grande l’injustice des uns, profondes l’ignorance ou l’indifférence des autres à l’égard de l’ancienne littérature et du génie scientifique de la race vaincue. Je veux aujourd’hui montrer qu’il en est de même, et pis encore à l’endroit de la littérature arabe contemporaine, et plus particulièrement de ses manifestations actuelles dans notre Afrique du Nord.

Je puis dire qu’au cours de mes nombreux voyages et séjours, depuis Nefta et Tozeur, de l’Extrême-Sud Tunisien jusqu’au Figuig marocain et à Fez en passant par les oasis du Tafilalet, je n’ai jamais rencontré un seul musulman lettré, voire un simple et modeste « thaleb » (étudiant) de « Zaouïa » (école-hôtellerie) qui, interrogé par moi sur le présent et le passé intellectuel de sa race ne m’ait répondu, non sans une certaine fierté :

« Nos ancêtres descendent de ces peuples arabes, arabisés ou islamisés qui, au Moyen Age, depuis Cordoue jusqu’à Bagdad, cultivèrent avec éclat les lettres, les sciences, les arts, alors que la vieille Europe était encore à l’état de barbarie ».

Partout, je le répète, au cours de mes vagabondages, je me suis assuré que c’était bien à ces sources sacrées que l’on doit faire remonter presque tous les contes sentimentaux, poèmes, récits de guerre et d’amour, qui sont aujourd’hui narrés par les conteurs (meddah) pendant les nuits lumineuses, sous la tente, et dans les « ksour » du Sud-Algérien comme dans l’intérieur du Maroc.

I

MARTYR D’AMOUR

Voici, par exemple, la belle idylle tragique de Oueddah et Om-el-Bonin, dont l’inspiration remonte, sans aucun doute, à cette source sacrée du Divan d’Amour, l’incomparable compilation dont j’ai parlé précédemment et qui fut faite dans les siècles lointains par le vénérable Ebn-Abi-Hadglat.

Elle m’a paru si émouvante et si caractéristique de la vraie psychologie de la race arabe, que je tiens à la mettre sous les yeux de nos lecteurs telle que je l’ai entendu conter par un meddah. C’était sous les palmiers du Figuig en, plein Maroc oriental au temps où le Ksourien cueille la datte dorée, c’est-à-dire par un doux crépuscule automnal. Sans se cacher du roumi que j’étais, ainsi parla le conteur dont le regard illuminait les jours maigres, et pétillait comme une braise sous le blanc capuchon de son burnous :

– « Parmi les jeunes trobes, les plus beaux et les plus robustes qui couraient sur leurs cavales inlassables, les plaines arides de l’Yomen, Oueddah était renommée pour sa beauté.

Dans la même tribu, comme la lune au milieu des étoiles du firmament, avait grandi Om-el-Bonin, fille d’Abd-el-Aziz, fils de Neroan. Enfants, ces deux créatures s’aimaient déjà à ne pouvoir se séparer, même le temps qu’il faut au « Shoughi » pour atteindre le lièvre au bond. Aussi, lorsque Om devint la femme d’Abd-El-Malek, Oueddah en perdit la raison.

Abd-El-Malek avait sa tente et ses troupeaux au désert lointain de Syrie. Fou de douleur, Oueddah monta sa cavale et partit.

« Pendant des jours et des nuits, il rôda sans trêve autour de la tente où il savait sa bien-aimée. Et pendant tous ces jours-là, le soleil lui sembla pâle comme un homme qui va mourir, et pendant toutes ces nuits-là, les étoiles et la lune cessèrent de lui sourire comme jadis.

« Désespérant de la revoir, il allait en finir avec la vie, lorsque, près de la fontaine, il fit la rencontre d’une jeune esclave, dans les yeux de laquelle, il lui sembla voir une douce et mystérieuse clarté ? Il lui demanda, et incontinent, il obtint de boire l’eau fraîche à même ses mains. Puis, s’étant désaltéré :

– « Connais-tu, lui dit-il, la plus jolie femme du désert Om-el-Bonin ?

– « Si je la connais, c’est ma maîtresse, et voici l’eau que pour elle je viens puiser.

– « Eh bien va lui dire qu’Oueddah est ici.

« Ce que fit aussitôt la jeune esclave dont les yeux étaient pleins d’une douce et mystérieuse clarté.

– « Impossible, s’écria la plus belle d’entre les femmes du désert, Oueddah n’est pas vivant :

– « Il l’est, je te jure, comme moi. »

– « Cours lui dire d’attendre où il est un messager de ma part. »

« Le soir même, Oueddah était caché dans un coffre sous la tente de sa bien-aimée.

« Elle l’en faisait sortir pour être avec lui, quand elle se croyait en sûreté, et l’y faisait vite rentrer au moindre bruit.

« Or il advint qu’un jour, Abd-el-Malek voulut faire cadeau à sa femme d’une perle merveilleuse, que lui apportait un marchand.

« La perle achetée, il dit à un des serviteurs : « Prends-la et porte-la dans la tente d’Om-el-Bonin.

« Le serviteur obéit, et, sans s’être fait annoncer, entra chez la femme d’Abd-el-Malek au moment où elle était avec Oueddah, de sorte qu’il vit celui-ci s’enfermer dans le coffre mystérieux.

« Le serviteur remit le bijou et demanda quelque chose pour sa commission.

« Furieuse d’avoir été surprise, Om-el-Bonin refusa et le gronda sévèrement.

« Muet et sombre, l’esclave sortit et alla dire à son maître tout ce qu’il venait de voir, sans oublier de bien décrire le coffre dans lequel Oueddah était enfermé.

Abd-el-Malek court chez sa femme et comme il y avait plusieurs coffres, il s’assied sur celui où était enfermé Oueddah, disant à Om-el-Bonin :

– « Donne-moi donc un de ces coffres en échange de mon cadeau. »

– « Prends, répondit sa femme, comme moi-même, ils sont tous à toi.

– « Eh bien, je désire avoir celui sur lequel je suis assis.

– « Mais il y a dans celui-là des choses qui me sont d’une extrême nécessité.

– « Ce ne sont pas ces choses-là que je désire, mais le coffre seulement.

– « Que soit faite ta volonté, prends-le.

Aussitôt Abd-el-Malek fit appeler deux esclaves et leur ordonna de creuser une fosse jusqu’à la profondeur où il se trouverait de l’eau.

« S’approchant ensuite de sa femme et du coffre :

« On m’a dit de toi quelque chose, cria t-il, si cela est vrai, que toute ta race de toi soit séparée ! Que toute nouvelle de toi soit ensevelie ! Si l’on m’a menti, je ne fais rien de mal en enfouissant un coffre, je n’enterre qu’un morceau de bois. »

Et il fit pousser le coffre dans la fosse et la fit combler des pierres et des terres qu’on en avait retirées.

« Point ne parla, ni ne tressaillit la bien-aimée du jeune homme, mais depuis lors, elle ne quitta plus cet endroit et y pleura jour et nuit.

« Un matin, on la trouva morte, la face contre la terre où dormait le seul homme qu’elle eut aimé … »

Telle est cette perle cueillie par moi, au cœur des oasis figuigiennes, dans l’ombre tiède d’un ksar.

Stendhal lui-même la considérait comme une des plus belles pages de ce Divan d’amour qu’il admirait passionnément.

II

UN POÈTE DU DJERID

Parmi les jolis vers et les proses imagées et savoureuses, véritables « gacidas » et « mohal-tâbous » des poètes arabes contemporains que j’ai rapportés de mes longs séjours dans le Sud Tunisien, je ne peux donner ici, vu le manque de place, que quelques menus échantillons.

Je ne pourrai également citer que quelques noms de poètes. Ceux de mes lecteurs qui s’intéresseront à ce sujet pourront lire avec fruit, dès sa prochaine publication, la longue étude que je lui consacre au cours de mon livre Sommeil dans l’Oasis, où est décrite la vie intellectuelle des lettrés musulmans dans notre Afrique du Nord.

Voici d’abord le poète Si Abderhaman qui peu avant la guerre m’offrait l’hospitalité la plus généreuse, dans sa jolie maison de « tob » sous les palmiers de Nefta-la-Sainte. Il représente le type accompli du berbère … De taille moyenne, il est très blanc de peau, possède des mains potelées et menues que lui envierait une Parisienne. Ses prunelles, d’un gris très clair sont remplies d’une intelligente douceur qui s’épand sur tout son visage large, aux traits légèrement empâtés par la cinquantaine. Il parle très lentement et dans toute sa pureté, l’arabe des livres, et il consacre ses loisirs à chanter son Djerid natal et ses oasis merveilleuses.

Voici celle de ses chansons où il s’est plu à magnifier la gloire de ses palmeraies plantureuses :


La Chanson du Ksourien

Qu’il vienne du Nord où brille près de la mer bleue
La sainte Tunis aux mosquées blanches,
Tunis, reine des savants et des poètes,
Qu’il vienne du Sud à travers la « hamada »
Dont les pierres brûlent les pieds nus du chamelier,
Qu’il arrive du Magh’rib lointain,
Ou de Tripoli aux fortes murailles,
Le voyageur que la main de Dieu conduit
Aux oasis du Blad-el-Djerid
Se prosterne avant d’en franchir le seuil,
Et ferme ses yeux éblouis par leur beauté
Comme l’oiseau qui a dormi dans le buisson
Ferme les siens devant les feux de l’Aurore.

Avant même d’avoir senti sur son front
Que le soleil, pendant des jours, a meurtri
La fraîche caresse des palmes,
Avant même d’avoir trempé sa lèvre aride
Dans l’eau limpide de la source
Et apaisé la brûlure de sa gorge,
Avant même d’avoir mouillé ses pieds
Qui saignent et ses maigres jarrets
Couverts par la poussière de la route,
A la seule vue de l’oasis proche,
Il se sent renaître à la vie : et sa joie,
La joie de son cœur et de sa chair,
Déborde en une prière qui monte vers Dieu.

Plus rapide que la flèche
Il remercie le maître des mondes
D’avoir fait surgir ce Paradis
Dans la triste immensité des sables ;
Si c’est un nomade dont la vie déjà longue
S’est passée à courir le Désert
Il avoue, dans l’ingénuité de son cœur,
Que ni, dans le bled de Tripoli,
Ni dans les vastes solitudes du Baghreb,
Ni, quand il errait au pays des Nègres
Ses yeux n’ont admire des palmiers plus beaux,
Et qui balancent plus haut dans le ciel,
Leur tete orgueilleuse.

Mais que dira-t-il tout à l’heure
Quand, pénétrant sous leur voûte d’ombre,
Il verra pendus aux palmes
Comme des sequins d’or,
Les lourds et blonds régimes de dattes ?
Que dira-t-il, le vieux nomade,
Tourmenté par l’inapaisable soif,
Quand, il verra, sur le grenadier,
La grenade ouverte lui sourire,
Et l’oranger offrir à sa main brûlante
Son fruit d’or, plus frais aux lèvres
Que l’eau des sources
Et plus doux que le miel d’été ?

Que dira-t-il, quand devant ses yeux,
Qui, pendant des jours et des jours,
N’ont contemplé que le sable aride,
Il verra parmi les blés et les orges
Parmi les oignons et les fèves
Courir, en chantant doucement
Le flot limpide des « Séguias »
Et de l’Oued jamais tari ?

Que dira-t-il, le vagabond de Dieu,
Dont la poussière du désert couvre le corps,
Quand, dans l’eau tiède de Bas-El-tin,
Il plongera ses membres brisés de fatigue ?
Il dira et répètera sans lassitude
Que les oasis du Blad-el-Djerid
Sont les perles du Sahara !
Qu’il n’en est pas de plus belles
Et, ayant encore une fois remercié le Rétributeur,
Il déchirera sa tente, vendra ses chameaux
Et souhaitera de mourir dans une maison de pierre
Car, telle est la volonté de Dieu
Que le nomade venu dans nos oasis
Ne songe désormais qu’à ne plus l’être.

III

LÉGENDE RYTHMÉE

Et voici maintenant une légende rythmée où sont magnifiées plus ardemment encore les oasis djeridiennes et les belles sources tièdes qui les arrosent et les fertilisent, légende qu’il me donna comme datant de l’époque où vivait Ebn-Abi-Hadglat.

A la gloire des oasis

« En ce temps lointain, parmi les houris
Qui habitent les jardins célestes
Créés par Dieu depuis le commencement des mondes
Pour récompenser après leur mort
Les croyants fidèles
Il y en eut un certain nombre,
Et non des moins belles,
Qui s’ennuyant de vivre toujours dans le ciel
Supplièrent le maître des mondes
De les envoyer un certain temps sur la terre.
Dieu consentît à leur désir,
Et chercha parmi les jardins terrestres,
Des jardins dont la magnificence
Rappellerait un peu celle des jardins célestes ;
Mais nulle part il n’en trouva
Qui fussent selon son désir
Et où pourraient se complaire
Les créatures sorties de ses mains divines
Et qu’il aimait, malgré leurs caprices ;
Alors une première fois il souffla sur le Désert
Et Nefta, la plus belle des oasis du Djerid
Sortit du sable, semblable à une grosse émeraude
Tombée de son sceptre.
Une deuxième fois, il souffla sur le sable aride
Et ce fut Tazeur.
Puis il souffla cinq fois de suite
Et tour à tour surgirent aux bords du Shott
Deggacha, Zaouïet-el-Arad, Oulad Ndjala, Kriz et Seddada,
Les cinq oasis qui sont les cinq perles
Du beau collier de l’Oudiane.
Enfin, une dernière fois il souffla
Et El Hamma sortit à son tour du sable
Non moins belle et fertile que les autres ;
Et, comme un vol d’abeilles au printemps,
Les houris divines s’en vinrent
Montées sur des nuages frangés d’or,
Et elles bénirent le Tout-puissant
D’avoir créé, pour elles, ces jardins,
Pareils en beauté aux jardins célestes
Et elles s’y trouverent aussi heureuses.
Mais quand vint le temps
Où les dattes muries par les feux du ciel
S’offrent à la main délicate du rhamnès,
Pareilles aux gros sequins d’or
Qui pendent au cou des danseuses,
Les filles de Dieu, firent en les mangeant
Une grimace et les jetèrent,
Tant elles étaient dissemblables de goût
Et moins sucrées, moins parfumées
Que celles dont jusqu’alors
Elles s’étaient régalées aux jardins célestes ;
Et pareilles à un murmure d’abeilles
Qui seraient mécontentes de leur miel
Leurs plaintes montèrent vers le Créateur
Et Dieu sourit.
Puis, ayant souri, il ne voulut pas
Pousser plus loin sa douce vengeance
Envers les chères capricieuses :
Et il ne lui fallut pas plus d’une nuit
Pour faire surgir, dans ses oasis,
A la place des dattiers « ftimi » et « amari »
Dont se contentent les villageois et les nomades
La superbe « Deglat-Ennour »,
Qui donne la datte de la lumière
Et qui jusqu’alors n’avait poussé
Que dans les jardins célestes :
Et les houris remercièrent le Créateur
De sa bonté paternelle.
Mais un autre jour, elles lui dirent :
– « Seigneur, quand nous étions dans le Ciel,
Chaque matin nous plongions nos corps frileux
Dans l’eau tiède de tes sources,
Et nous prolongions nos ébats
Pendant des heures.
Ici, c’est à peine si nous osons
Tremper nos pieds dans l’Oued
Tant son eau est fraîche et nous pique.
Nous te prions de les tiédir de ton haleine
Et de les faire en tout semblables
Aux eaux des sources célestes. »
Et Dieu fit selon leurs désirs.
Il souffla sur toutes les sources du Djerid
Qui désormais furent tièdes
Comme la dune sous la caresse du soleil
Et désormais les filles de Dieu
A ce point furent heureuses
Qu’elles en oublièrent le Ciel … »


« Connais-tu dans la littérature de ton pays, une légende d’une naïveté plus charmante et plus poétique ? me demanda, quand il l’eut finie Si Abderhamna, le lettré de Nefta-la-Sainte ? Et comme il persistait à lui donner une origine très ancienne :

– « J’avoue, m’empressai-je de lui répondre, que parmi nos contes de fée les meilleurs, elle brillerait d’un éclat très doux, comme une perle. Mais, ajoutai-je timidement : « Es-tu bien sûr qu’elle soit d’origine aussi lointaine que tu veux bien le prétendre ?

« Et pourquoi cette question ? fit mon ami avec une hésitation fort visible.

– « Mon Dieu, c’est que les palmiers ftimi et amari, de même que les belles « deglat-en-nour », dont il y est si joliment parlé, et qui font la fortune du Djerid, sont des variétés de palmiers qui, si j’en crois les maitres de l’agriculture tunisienne, ne remontent pas à une date bien lointaine et alors … »

Je n’eus pas le courage d’achever, tant le léger embarras du poète devint une confusion profonde.

Une jeune fille surprise en train de cueillir un bouquet pour son amoureux ne rougit pas plus que ne fit Si Abderhaman quasiment convaincu par moi d’attribuer à une vieille anthologie, la fleur merveilleuse de son propre rêve.

– « Et alors ? balbutia-t-il, les yeux baissés, reprenant ma phrase inachevée.

« Alors, mon ami, laissez-moi féliciter sincèrement l’aimable auteur de cette œuvrette. »

Et je lui serrai la main à la façon si fraternelle des Arabes. Il rougit ‘un peu plus, ce qui pour moi fut l’aveu complet de sa fraternité poétique.

Cependant, comme aux yeux de l’Arabe bien né, la plus innocente supercherie, garde toujours, un certain côté peu avantageux ou ridicule, je voulus dissiper sa gêne toujours visible et lui contai l’aventure des beaux poèmes ossianesques.

– « Crois-tu, lui dis-je, que cet incomparable chef-d’œuvre où palpite l’âme des pays brumeux et des races abolies qui les peuplèrent, voici des milliers d’années, ont perdu une parcelle de leur beauté, le jour où ses innombrables admirateurs, apprirent que son auteur n’était ni un vieux druide, ni un celte, mais un enfant de ce siècle ?

« Et crois-tu aussi, que de cette heure, celui-ci ait cessé d’être un grand poète, dont le rêve charma les loisirs de Napoléon et enthousiasma les lettrés autant que la foule ?

« Et Mac Cherson n’était-il pas vraiment Fingall ? N’avait-il pas l’âme d’un barde puisque son génie lui donnait la claire vision des siècles éteints, des hommes et des pays que chantèrent, en cueillant le gui sacré, les prêtres-poètes ! »

Ce fut avec une attention passionnée qu’il m’écouta, et, quand je me tus, un sourire erra sur ses lèvres. Alors, à son tour, il prit ma main, la serra et porta la sienne à son cœur et à ses lèvres.

« Oui, fit-il, cette légende est de moi.

Et, complètement rassuré, enhardi même, il me lut, sans en dissimuler la paternité d’autres piécettes charmantes et qui mériteraient des places de choix dans une anthologie des poètes arabes de notre temps, si quelque arabisant, bien documenté, avait. l’heureuse idée de la faire.

La vie paisible du Ksourien, les beautés de Nefta-la-Sainte, les charmes de son oasis, son incomparable flore, la fertilité de ses jardins, les travaux monotones du « rhamnès » qui les cultive, tels sont les canevas sur lesquels se plaît à broder la délicate fantaisie de son imagination poétique, ainsi que font d’ailleurs la plupart des poètes arabes contemporains de notre Afrique du Nord dont je parlerai dans ma prochaine chronique.

P. VIGNÉ-D’OCTON.


POESIE ARABE CONTEMPORAINE

(suite et fin)

Nous avons vu, dans une précédente chronique, que les trois principaux sujets que se complaisaient à traiter les poètes arabes de l’époque préislamique étaient : la femme, le slouyhi (levrier) et le coursier.

Or, il m’a paru, au cours de mes études et de ma vie errante à travers les oasis et le désert de notre Afrique du Nord, que les meilleures inspirations de ses poètes leur venaient, en chantant la datte, ce fruit savoureux doré par l’ardent soleil, l’arbre svelte qui la porte, et les rudes travaux du rhannier qui le féconde et l’arrose pendant les chauds crépuscules avec l’eau de la seguia.

Pendant la cueillette, au cours des belles matinées automnales, elles montent, ces chansons, de toutes les oasis vers le ciel d’un bleu très doux. Et le poète qui les fit en profita pour dire sa vie qui est celle des oasiens :

« … Petit, petit enfant, sème un « meddah » sonfi que je me plaisais à écouter pendant mes séjours dans l’Oued R’hir ; je restai au pied des dattiers avec les femmes et les filles, prenant les régimes, où les dattes mûres pendaient, comme de grosses perles de miel, et les déposant dans les « couffins » avec plus de soin que n’en met l’orfèvre juif quand il dépose ses bijoux dans leur écrin.

« Puis, quand je fus plus grand et assez fort, je grimpais jusqu’au milieu du dattier pour les recevoir des mains de celui qui était au dessus de moi, et les passer à celui qui était en dessous. Et puis, enfin, quand j’eus seize ans, je montais tout en haut, tout en haut, je détachai moi-même le régime suspendu au creux des palmes comme le lustre tombant de la voute dans la zaouïa de Temacine …

« Et si les dattiers et les « couffins » étaient pleins de dattes, l’oasis tout entière était pleine de rires et de chansons … »

Et tout à coup exalté par cette évocation de la cueillette où passaient les plus beaux jours de sa vie d’enfant, le poète, frappant des mains, en cadence chantait :

Au matin du monde, dans la jeune lumière
Qui éclairait sa création
Dieu ayant façonné le chameau
Fit surgir dans l’oasis, le palmier
Comme un artiste son chef-d’œuvre ;
Avec amour il le façonna,
Pour le plaisir de ses prunelles
Et pour le bonheur de l’Arabe
Errant déjà dans le désert.

Au plus profond du sol brûlant
Il plongea ses pieds délicats
Afin qu’il pût boire à suffisance
Dans les Oueds mystérieux et souterrains
Qui sont le sang de la terre ;
Le sang généreux qui donne la vie
Aux arbres les plus altiers,
Et sans lequel le monde entier
Serait semblable au désert.

Puis il fit son corps svelte et gracile
Comme la taille des houris,
Mais robuste, dur et puissant
Comme les reins du cavalier ;
Tandis que le frêle roseau
Avec l’humilité d’une esclave,
S’incline à la brise la plus légère
Le palmier offre son corps inflexible
A tous les vents du désert.

Et Dieu s’étant à nouveau recueilli
Fit, pour sa tête orgueilleuse,
La plus belle chevelure
Qu’il soit possible de rêver.
Y a-t-il, sur la terre et au désert,
Rien de plus beau, de plus noble
Que les grandes palmes vertes
Quand la brise matinale
Les remue doucement comme un éventail ?

Est-il aussi rien de plus terrible
Que les grandes palmes vertes,
Quand le « simoun » les agite,
Et quand, dans sa colère impuissante
Il voudrait les ensevelir
Sous la poussière du désert ?
Est-il musique plus douce,
Que celle des palmes vertes
Remuées à peine par le vent !

Est-il aussi chanson plus terrible
Que celle des palmes vertes
Echevelées par le siroco !
Y a-t-il dans le Tell et au désert
Rien de plus beau et plus noble
Que le palmier solitaire
Qui se dresse sous le ciel bleu
Près de la blanche Koubba
Où dort le Marabout béni de Dieu ?

Connais-tu rien de plus beau
Que les palmiers réunis en couples,
Ainsi que font les amoureux,
Ou trois par trois
Quatre par quatre
En bouquets gracieux
Et regardant leurs grandes palmes
Dans les eaux claires de la Source
Qu’ils abritent des feux du Ciel ?

Connais-tu rien de plus triste
Que le palmier dompté
Par l’âge et qui se meurt
Près de la source tarie
Dans l’oasis ensablée ?
Ses belles palmes si vertes
Retombent flétries vers la terre
Plus jaunes que les dents
D’un vieux cheval moribond.


Quoi qu’enseignent ou qu’écrivent les contempteurs systématiques de la race arabe dans notre Afrique du Nord, je tiens ce poème pour très beau et digne d’une anthologie.

Je ne sais ce qu’en penseraient, s’ils avaient le temps de le lire, nos jeunes poètes parnassiers, dadaïstes, symbolistes ou décadents, qui passent leur temps à se manger le nez aux sons de la lyre, quand ils ne le perdent pas à se distribuer des prix comme au collège, ou à élire des princes dans leurs cénacles, telles les grenouilles réclamant des rois dans leurs marais. Pour moi, je n’en pense que ceci : c’est que je voudrais bien l’avoir écrit.

Dans un genre moins lyrique, plus didactique, si j’ose ainsi m’exprimer, voici un autre poème remarquable, en l’honneur de ce même palmier, et que j’ai recueilli également dans le Djerid tunisien, pays merveilleux qui emprunte son nom à l’arbre même dont ses poètes ne se fatiguent pas de chanter la richesse et la beauté :

O palmier qui balance aux vents du Désert
Tes « djerid » (palmes) quand du minaret
Le « mueddin » clame la prière du matin.
Et aussi quand vient le soir,
Et que le soleil, avant de mourir,
Habille de rose la dune et le ksar,
Tu es la plus belle parure. de l’oasis
Mais tu es aussi, ô palmier, le pain
De celui qui ne quitte jamais sa maison
Comme du perpétuel vagabond.

De tous, tes fruits lentement mûris
Par le soleil, sont le pain de chaque jour,
Qui leur met la joie au cœur
Et les fait vivre de longs jours.
Les riches les mangent avec du lait.
La bedouine les pétrit de ses mains brunes,
Et en fait le pain du désert
Que la caravane emporte dans ses « tellis »
Et qui soutiendra les chameliers
Et les pâtres marchant vers les pâturages lointains.

Avec tes feuilles, ô palmier béni de Dieu
Seront faits les « couffins » si utiles aux menayères
Les grands chapeaux dont on se pare aux fantasias,
Des éventails pour chasser les mouches,
Et aussi la natte, aux mailles finement tressées
Et sur laquelle nous dormons d’un sommeil profond
La natte, couche très fraîche aux jours brûlants
Si propice au long repos des midis d’été
Et sur laquelle, aussi, devant la porte du café maure
On passe à humer le « Kaoua », des heures si délicieuses.

Avec tes palmes, ô palmier béni de Dieu,
Nous dressons autour de nos oasis les barrières et les « tabias »
Qui les défendent contre les vents du désert ;
Et quand lentement les années et les années
Ont fatigué ta fécondité sans pareille
Il nous suffit de te blesser à la tête,
Pour voir, chaque jour, de ta plaie maintenue béante,
Couler à flots, dans les gargoulettes d’argile
Ta sève rafraîchissante, le précieux « lagmi »
Où revit le parfum subtil des dattes mûres.

Utile et bon, ô palmier béni de Dieu,
Jusqu’aux jours, encore nombreux, de ton extrême vieillesse,
Tu nous sers même, après que la Mort
A couché sur le sol ton tronc superbe et robuste
Qui si fièrement se dressait sur le ciel bleu,
Découpé, il sert de charpente à nos maisons,
Entier, nous le jetons au travers de nos sèguas
Pour barrer leurs eaux et les partager en bons frères
Selon les sonneries de l’amin-el-ma, le vieillard sage
Sur la justice duquel tous les Ksouriens se reposent.

Avec tes palmes mortes, ô palmier béni de Dieu
Nos enfants, joyeux et rieurs, jouent à la balle
Et nos femmes avec les fibres de ton écorce
Font les vastes chouari (sacs appréciés des chameliers)
Et pourtant, ô palmier béni de Dieu
Malgré les bontés dont tu combles les oasiens
Et aussi ceux qui vont, errant sous les tentes,
Nul ne songerait à chanter ta gloire,
Si Dieu ne faisait, parmi eux, surgir le poète.

Je pourrais citer encore d’autres œuvres par moi recueillies dans le Sud depuis Nefta et Tozeur jusqu’au Figuig et à Marrakech, et dont la grande beauté poétique est le démenti le plus formel qu’on puisse jeter à la face des africanistes arabophobes, qui dénient toute qualité morale, toute valeur intellectuelle aux vaincus.

Mais la place m’étant ici mesurée, je préfère évoquer maintenant d’après ses Notes de route, les belles et émouvantes mélopées qu’Isabelle Eberhardt rapporta, elle aussi, de ses Vagabondages au Désert, en ce désert dont elle a senti et magnifié, dans son œuvre les tristesses et les splendeurs.

Elle a si bien décrit cette heure magique du crépuscule, heure des chants, des longues mélopées naïves et poignantes, sur les choses de la guerre et de l’amour, sur l’exil et la mort, à la manière des antiques rhapsodies.

Ecoutez celle-ci qu’elle entendit chanter un soir, devant un grand feu clair, tandis que les étoiles risquaient leur premier sourire dans la limpidité du ciel saharien :

Les chefs nous annoncent une expédition lointaine,
Mon cœur est mon avertisseur ;
Il m’annonce une mort prochaine,
Qui me verra mourir ? qui priera pour moi ?
Qui fera, pour ma mémoire, l’aumône sur ma tombe
Ah ! qui sait ce que me réserve la destinée de Dieu ?
Ma gazelle blanche m’oubliera,
Un autre montera ma douce cavale.
O cœur, tais-toi ! Ne pleure pas mon cœur
Car les larmes ne servent à rien.
Nul n’obtiendra ce qui n’était pas écrit
Et ce qui est écrit nul ne l’évitera.
Calme-toi, mon âme ! jusqu’à ce que Dieu ait pitié,
Et si tu ne parviens pas à te calmer, il y a la mort … »

Et cela était accompagné par la petite flûte bédouine, la djouak, dont les accents plaintifs remplissent l’âme d’une indicible mélancolie.

Alors du cercle des cavaliers bleus une autre voix s’élève plus fruste et plus rauque qui pleure une lamentation sur le sort du soldat musulman :

Dieu m’a abandonné ; car je suis un pêcheur ;
J’ai quitté ma tribu et ma tente,
J’ai revêtu le burnous bleu,
J’ai pris pour épouse le fusil ;
Demain ce sera l’heure qui sonnera ;
L’ange de la mort approchera.
Sera-ce un Guilil haillonneux,
Ou un Filali sans pitié
Dont la balle m’anéantira ?
Ceci est parmi les secrets de Dieu ;
Et qui priera sur moi la prière des morts ?
Qui pleurera sur ma tombe ?
Je mourrai et nul n’aura pitié de moi … »

Et voici qu’une autre voix s’élève non moins mélancolique et poignante, vers le ciel tranquille, que les étoiles indifférentes remplissent de leur sourire éternel :

« Hier, tout le jour j’ai pleuré :
J’ai regretté ma tente,
J’ai regretté ma gazelle
Aujourd’hui le soleil s’est levé et j’ai souri.
Il y en a qui sont allés au Tafilalet, à Béchar
Aux « gours » de Timimoun et d’El Moungar
Dieu les a protégés.
D’autres n’ont jamais quitté leurs tentes
Et ceux-là sont morts …
La vie est entre les mains de Dieu :
Et il n’y a qu’une mort :
Ne pense à rien, ne cèle aucune pensée dans ton cœur.
Notre pays est le pays de la poudre.
Nos tombeaux sont marqués dans le sable
Et la tombe est ouverte, ô fils de Mimoun. »


Et voici encore d’autres merveilles poétiques, volontairement ignorées de nos pédants et de nos cuistres mangeurs d’arabe et qui pourtant furent recueillies en 1853, par le général Daumas (rara avis) dans son beau livre sur Le grand désert.

Il les tenait, pour la plupart d’un Chaambi de Mellili, Si-El-Hadj-Mohamed.

Je voudrais pouvoir les reproduire toutes ici car toutes sont restées absolument inconnues bien que, je le répète, dignes d’une anthologie.

Celle-ci suffira, je crois, pour donner une idée de cette poésie saharienne et de son inspiration :

O le maître des ailes bleues,
Je t’en prie, beau pigeon,
Vole dans l’air et va voir les Chamba ;
Informe-toi de Metlily,
Porte nos salutations ;
Visite tous nos amis,
Donne-leur de nos nouvelles,

Aux vieillards comme aux jeunes gens.
Dis-leur : N’oubliez pas vos frères,
Ces compagnons de bonne compagnie,
Dont les chants en vers bien tournés
Vous tenaient les yeux ouverts.
Oiseau de race aux ailes bleues,
Reviens avec une réponse.
Beau pigeon, dans le Sahara,
Souffle le vent de l’amour.

Y sont-elles encore ces jeunes filles
Qui laissent flotter leurs ceintures ?
Qui se gardent le secret entre elles,
Le secret dont un jeune homme a sa part.
Et qui sauraient mourir
Pour leur frère du démon ?
Elles passèrent près de moi,
Et Dieu m’en a séparé !

Leurs tailles ont l’élégance
Des minarets sur une ville.
Le plus distrait, en venant de loin,
Les regarde avec des yeux humides ;
Quand elles marchent, ce sont des roseaux
Balancés par le vent sur une prairie,
Et ce sont des palmiers
Quand elles s’arrêtent !

Voit-on encore Meriem aux bras polis
Comme la hampe d’un drapeau de La Mecque ?
Ses cheveux sont des écheveaux de soie,
Noirs comme les plumes de l’autruche mâle ;

Ses sourcils sont deux noun
Qui brillent sur du papier blanc ;
Ses yeux sont la bouche d’un fusil,
Ils assassinent comme la poudre.

Ses lèvres sont vermeilles comme le henné,
Ses dents sont d’ivoire poli ;
Son cou est un étendard
Qui se dresse au jour du combat ;
Les seins de sa poitrine
Ont le grain de l’argent mat,
Tout son corps est une neige,
Une neige qui tombe en sa saison

Meriem, c’est une jument blanche
Qui brille au milieu du goum
Avec une selle en fil d’or,
Ornée de paillettes d’argent.
Mon cœur m’a délaissé,
Mon âme est en voyage.
Depuis que j’ai quitté Meriem :
Oh ! mon beau ramier, la vois-tu ?

Y a-t-il encore dans le Sahara de ces razzias
Qui passent comme des troupeaux d’autruches ?
Y a-t-il encore de ces éclaireurs
Qui montent sur les mamelons pour voir ?
Y a-t-il encore de la poudre
Et des tribus qui marchent pêle-mêle ?
Des pélerins qui partent pour la Mecque,
Et des caravanes pour le Soudan ?

Voit-on encore ces troupeaux de chameaux
Partir le matin et rentrer le soir ?
Et ces juments de noble race
Que suivent leurs poulains ?
Les chasseurs de gazelles
Qui font porter au lieu de chasse
Leurs beaux slouguis sur des chameaux,
Courrent-ils encore en cercle dans la plaine ?

Y a-t-il encore dans le Sahara
Des tolbas qui lisent dans les mosquées ;
Des marabouts qui protègent les orphelins
Et rassasient les pauvres ?
Y a-t-il encore dans le Sahara
Des tentes surmontées de plumes d’autruche,
Où les nobles de la tribu
Accueillent les hôtes fatigués.

Y a-t-il encore dans le Sahara
Des troupeaux à la laine blanche,
Et voit-on les femmes
Tisser les haïks fins et les burnous ?
Y a-t-il encore des chanteurs
Aux récits d’enthousiasme,
Avec des tambourins qui parlent
Et que suivent les soupirs des flûtes ?
Beau ramier aux ailes bleues,
Tout cela le voit-on encore ?
– Oui, tout cela y est encore,
Il n’y manque que vos figures.

Le général Daumas qui eut la bonne inspiration de recueillir, avec d’autres, cette perle de la poésie saharienne contemporaine fut un homme de grande valeur qui, malgré ses étoiles n’eut jamais la haine du peuple dompté mais non soumis, au milieu duquel il passa sa vie. Rara avis, dans son espèce, ai-je dit : rarissima, répèterai-je volontiers.

Son livre, Le grand Désert, bien que déjà vieux, compte toujours parmi les meilleurs qu’ait inspiré la beauté mélancolique du Sahara. Il me plaît de lui rendre cette justice en passant.


Que la reconnaissance des lettres aille aussi à M. Sonneck, ce savant orientaliste, ami du vaincu qui a recueilli et traduit, en 1904, dans un livre aujourd’hui introuvable Les chants arabes du Mogh’reb.

La plus rigoureuse conspiration du silence a été faite autour de ce livre comme autour de tous ceux où l’on essaya de rendre à la race arabe tous ses biens intellectuels dont elle fut dépouillée comme de son patrimoine terrien.

Combien je regrette de ne pouvoir cueillir à pleines mains dans cette gerbe merveilleuse les plus belles fleurs pour les offrir à mes lecteurs.

Je tiens toutefois à mettre sous leurs yeux un pur joyau, pris au cœur de cet écrin, et ciselé par l’émir Abd-El-Kader, le grand vaincu qui défendit jusqu’au bout l’indépendance de l’Islam nord-africain :

Ne critique pas les tentes d’être légères,
Et ne vante pas les maisons d’être de pierre et de boue.
Si tu savais, tu comprendrais notre enthousiasme,

Mais tu ignores la vie du nomade
Et l’ignorance est la source du mal.

Je voudrais que tu te fusses éveillé un matin
Sur nos tapis de sable,
Où les graviers sont comme des perles ;
Je voudrais que tu te sois promené
Dans le Sahara du printemps.
Alors, tu aurais respiré la brise qui fortifie l’âme,
Car elle est pure du souffle des villes.

Nos filles et nos femmes y sont cachées,
Et les étroites déchirures des litières
Souvent sont rapiécées par leurs grands yeux noirs,

Au jour du départ,
Les « bassours » de nos chameaux chargés,
Apparaissent comme des anémones sous la pluie,
Ils chantent pour la route,
Les anciens ont dit une parole
Que nos pères ont répétée.
Les chameliers bédouins marchent derrière leurs montures.
Et leur chant à l’infini nous semble plus délectable
Que celui de la flûte de roseau, du tambour et des cordes de la danse.
Cependant, rapides sur des chevaux nobles,
A la croupe ornée d’étoffes flottantes,
Nous forçons à la course l’antilope, la gazelle et l’autruche,
Dont la course ne le cède pas au vol des oiseaux.

Quand nous revenons le soir, vers nos tentes,
Nous les voyons dressées sur un sol vierge.
Odorant comme le musc,
Et leurs feux allumés dans la vaste plaine,
Nous font penser au ciel nocturne, tout brillant d’étoiles.

Les anciens ont dit une parole
Que nos pères ont répétée.
Nous proclamerons, après eux, sa vérité :
Il y a deux grandes beautés sur la terre,
Celles des tentes du nomade et celle des vers du poète.

Nous sommes des rois inconnus,
Car la puissance est de fuir l’injustice.
Dès que nous pouvons partir, nous sommes libres,
Et bien au-dessus des procès de voisinage.

Mais si tu parles de la noblesse et de la santé
Qui assurent la possession complète de la vie.
Sache que la maladie n’habite pas le Sahara,
Vois : nos vieillards sont les aînés des hommes.


Et maintenant pour clore, comme il convient cette étude sur le génie littéraire d’une race vaincue, voici, après le chant de liberté que l’on vient d’ouïr, le chant suprême du désespoir et de la douleur, tel que je l’entendis s’exhaler un jour en plein Sahara, d’une tente misérable, basse et grise, tapie comme une toile d’araignée derrière une haie menaçante de figuiers de Barbarie. Dans le fond, quand j’y entrai, je vis un fantôme dont la nudité osseuse se montrait sous des haillons et dont le regard phosphorescent avait cette expression d’angoisse qu’ont les bêtes mourant de faim : c’était une femme.

Accroupie sur une natte crasseuse, le seul meuble de la tente avec une cruche de grès et une écuelle de bois, elle plongeait un bout de son sein cadavéreux et ridé dans la bouche d’un enfant pareil aux fœtus livides qui nagent dans les bocaux.

Et ce faisant, elle chantait :

Dors ! Dors ! mon petit,
Ton père pousse les bœufs de son maître,
Il tient le soc de la charrue ;
La terre qu’il remue est noire, noire,
Mais le cœur du maître est plus noir encor
Dors ! Dors ! mon petit,
Car lorsqu’on dort on n’a pas faim !

Dors ! Dors ! mon petit,
Dans cette terre noire, noire,
Ton père jette l’orge et le blé
Et la tourterelle blanche, blanche,
Picore le grain à peine tombé.
Dors ! Dors ! mon petit,
Car lorsqu’on dort on n’a pas faim !

Dors ! Dors ! mon petit,
Sans que ton père le chasse
L’oiseau de Dieu mange sa part,
La fourmi va prendre la sienne
Ton père seul n’aura rien.
Dors ! Dors ! mon petit,
Car lorsqu’on dort on n’a pas faim !

Dors ! Dors ! mon petit,
Il n’aura d’autre part que celle
Qu’il volera pendant la nuit ;
Bien petites seront les galettes
Que je pourrai faire pour nous.
Dors ! Dors ! mon petit,
Car lorsqu’on dort on n’a pas faim !

Dors! Dors ! mon petit,
Quand tu seras grand, toi aussi
Tu seras le « rhamnès » d’un maître
Aussi injuste et aussi cruel ;
Car telle est la volonté du Dispensateur.
Dors ! Dors ! mon petit,
Car lorsqu’on dort on n’a pas faim !

Dors ! Dors ! mon petit,
Tu seras le « rhamnès » d’un maître
Dont le cœur sera noir, noir,
Comme la terre que tu remueras ;
Et toi aussi pour manger, tu le voleras.
Dors ! Dors ! mon petit,
Car lorsqu’on dort on n’a pas faim !

Dors ! Dors ! mon petit,
Tu apporteras à ta vieille mère
Le grain que chaque jour tu voleras ;
Et nous chercherons dans la ville
Un bon ami pour nous le garder.
Dors ! Dors ! mon petit,
Car lorsqu’on dort on n’a pas faim !


Oui, il me plaît de terminer sur ce chant, sorte de mélopée triste et farouche, dont j’ai encore, après des années nombreuses, l’âme poignée.

Méditons-le, car il symbolise la grande misère du vaincu et la honte du vainqueur. Eh ! qu’importe, après cela, que des pédants à gages et des cuistres domestiqués prétendent qu’il n’y a pas de poésie arabe contemporaine dans notre Afrique du Nord !

Qu’importe que certains d’entr’eux aient osé écrire des lignes comme celles-ci :

« De leurs medressès comme de leurs Universités, il n’est encore sorti et il ne sortira jamais un poète capable de décrocher les lyres suspendues depuis des siècles aux palmiers de l’Arabie !

Laissons les chiens aboyer et regardons la caravane passer, allant, toujours somptueuse et magnifique, vers les ors resplendissants du Mogh’reb.

P. VIGNÉ-D’OCTON.

FIN