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Henri Ghesquière : Contre l’Etat

Article d’Henri Ghesquière paru dans Le Travailleur, 2 février 1905

Le fanatisme anticlérical, qui entraîne parfois des socialistes à prendre fait et cause pour l’Etat contre l’Eglise, fait oublier à ces frères de la même cause d’émancipation sociale, que l’Etat est aussi, autant que l’Eglise pour ne pas dire davantage, un instrument de domination capitaliste que le prolétariat socialiste et révolutionnaire aura à conquérir pour détruire ensuite dès que la prochaine révolution sociale aura accompli sa tâche rénovatrice.

Pour d’aucun des nôtres, il faut, tout d’abord, détruire la funeste puissance de l’Eglise et, pour atteindre à ce but, ils conviennent d’accorder à l’Etat toutes les armes nécessaires, tous les moyens qui doivent augmenter sa puissance.

Séparer l’Eglise de l’Etat, c’est bien, mais ce n’est pas assez ; il faut aussi le monopole de l’enseignement par l’Etat. Or, l’Etat possède déjà le monopole des impôts, de la police, de la justice, de l’armée, des postes et télégraphes, etc., etc. ; son ambition modeste le pousse à ce monopole de l’enseignement et le poussera bientôt, par nécessité budgétaire, au monopole des alcools.

Pour les socialistes, qui comptent plus sur la démocratie bourgeoise et sur l’évolution politique que sur les conflits des classes pour la libération prolétarienne, les monopoles d’Etat sur l’alcool et l’enseignement ne suffiraient pas et ils voudraient étendre le monopole de l’Etat sur la Banque, les mines et les chemins de fer.

C’est que leur conception n’est pas la conception vraiment révolutionnaire ; c’est la conception étatiste, dangereuse pour le prolétariat en ce sens que sa réalisation, quoique de quelque avantage pour la nation, serait la possibilité plus grande et plus certaine pour l’Etat de dompter le prolétariat et de noyer plus facilement dans son sang les revendications que la question sociale soulève partout en problèmes.

L’Etat n’a-t-il pas acquis assez de puissance depuis la guerre de 1870, pour que ceux qui ont la mission d’affranchir le monde des travailleurs aient encore songé à fortifier cette puissance en poussant à l’Etat-patron, à l’Etat battant monnaie, disposant du crédit, faisant de l’agio, se livrant à la spéculation, exploitant son sous-sol et les voies ferrées, à l’Etat fabricant et vendant l’alcool.

Les socialistes, auxquels le Congrès d’Amsterdam a rappelé qu’ils devaient en revenir à la tactique de la lutte de classe s’ils voulaient toujours être considérés comme socialistes appellent cette conception « socialisme d’Etat ».

C’est donc du socialisme d’Etat que ces chemins de fer exploités par les Etats belge et allemand ; c’est donc du socialisme d’Etat que l’exploitation de la Banque par l’empire d’Allemagne ? Gardez-vous bien d’oser avouer cela, camarades qui êtes trop tentés de voir du socialisme dans l’extension des services publics, car vous pourriez avoir la honte de constater que, dans cette voie, notre troisième République bourgeoise ne gagne rien à la comparaison ni en cette matière, ou en matière de réforme fiscale, de protection légale du travail et d’assurance sociale.

L’Etat bourgeois, que l’Europe aurait grand tort d’envier à notre pays, est une prudence pour les rentiers et tous ceux qui vivent du travail des autres ; la France a sa dette nationale qui s’élève à plus de trente milliards et tous les ans, un milliard et demi prélevé sur les impôts est distribué aux rentiers, aux créanciers du gouvernement ; un autre milliard et demi est dépensé à l’entretien de l’armée et de la marine, et le quatrième milliard sert à l’entretien des prêtres, des magistrats, des percepteurs, des gendarmes, des garde-champêtres, des douaniers et de tous les fonctionnaires petits et gros.

Quant à l’instruction populaire, aux travaux publics, à l’Assistance publique, les millions de l’Etat sont très marchandés : l’Etat ne refuse rien, ni les droits de douane, ni les privilèges, ni les primes d’exportation, ni les garanties d’intérêt, ni les faveurs, ni la protection judiciaire, policière et militaire, à la classe capitaliste dont il est la Providence et le Pandore.

Les milliards que la fabrication et la vente de l’alcool par l’Etat, de la Banque d’Etat, des chemins de fer et des mines de l’Etat, serviraient encore, en majeure partie, à la domination de la classe capitaliste, à la perpétuation du régime capitaliste, et, par conséquent, à la perdurance de la misère et de la servitude de la classe ouvrière.

Certes, les socialistes qui ont à balayer les religions et les gouvernements, à faire table rase de l’inique société bourgeoise, doivent désirer, hâter s’ils le peuvent, la séparation des Eglises et de l’Etat ; ils doivent pousser la démocratie bourgeoise à la nationalisation pure et simple des biens meubles et immeubles de la Congrégation ; ils doivent réclamer l’impôt sur le revenu, des lois d’assurance contre le chômage, la maladie, la vieillesse et l’invalidité, des lois de protection du travail, la justice gratuite et la suppression des Conseils de guerre et du code militaire, les milices nationales et d’autres réformes d’égale importance ; mais ils doivent s’éloigner de la conception de l’Etat maître de tout, à la fois propriétaire, capitaliste et patron, régulateur et distributeur de la vie sociale.

S’ils veulent conquérir l’Etat avec plus de facilité, quitte à le briser ensuite dès que la dictature révolutionnaire aura fait son œuvre de transformation de la propriété capitaliste en propriété collective, ils auront à lui refuser le budget, même si ce budget devait subir une sorte de transformation démocratique, ce qui est fort problématique.

On peut être persuadé que, dès l’instant que les socialiste maintiendront fidèlement leur opposition au Parlement, comme dans le pays, contre l’Etat, comme contre l’Eglise, contre la Caserne, et contre le Capital, le prolétariat reprendra confiance au Socialisme ; il reconnaîtra que l’action politique ainsi basée sur son vrai terrain de lutte de classe est l’action révolutionnaire par excellence, autrement supérieure à l’action directe et autrement puissante à déterminer la Révolution sociale et libératrice.

H. GHESQUIERE.