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Errico Malatesta : Le principe d’organisation

Article d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil socialiste-anarchiste, n° 293, 12 novembre 1910.

Portrait of Errico Malatesta (Santa Maria Capua Vetere, 1853-Rome, 1932), Italian anarchist.

Il y a des anarchistes qui, tout en admettant que les hommes doivent s’organiser pour la défense de leurs idées et de leurs intérêts, voient toujours dans l’organisation autorité ou danger d’autorité, aussi l’acceptent-ils à contre-cœur et contraints par l’évidente impuissance de chaque homme à agir efficacement et à se défendre seul. Ils attribuent cette impuissance à l’état social actuel, au peu de conscience et au peu d’initiative des individus et ils espèrent qu’un jour viendra où chacun ayant le pouvoir et la volonté d’agir par soi-même, il n’y aura plus besoin d’organisation.

Nous croyons au contraire que l’organisation n’est pas une nécessité transitoire, une question de tactique et d’opportunité, mais qu’elle est une nécessité inhérente à la société humaine et doit être considérée par nous comme une question de principe ; nous croyons que loin qu’il y ait contradiction entre l’idée d’anarchie et l’idée d’organisation, l’anarchie ne peut exister, ne peut se concevoir sinon comme l’organisation de tous les intérêts communs, organisation libre et faite par les intéressés eux-mêmes.

Et, en effet, qu’est un homme isolé ? peut-il vivre ? peut-il seulement arriver à subsister si par homme on entend quelque chose de supérieur à une brute ?

Est-il nécessaire de démontrer que c’est seulement par le contact de ses semblables et par la coopération que l’homme a pu sortir de l’animalité et atteindre peu à peu le degré de développement où il se trouve ? Faut-il exposer que c’est seule-ment en profitant du travail et des idées de tous que l’individu peut satisfaire ses besoins matériels et moraux et avancer dans la voie du progrès ?

« Mais, nous objecte-t-on, en niant l’organisation, nous n’entendons pas nier l’accord, l’association. L’organisation est nécessairement autoritaire, puisque organisation signifie fonctionnement régulier et uniforme d’organes dans un but donné ; donc, si les organes veulent fonctionner selon leurs tendances, ils doivent renoncer à l’organisation. »

Et nous répondons : que peut bien être une association qui n’est pas organisée, sinon une coexistence, un enlacement d’unités sans rapports définis, sans liens organiques ? Et à quoi sert l’association si elle n’est pas une coordination, une coopération de forces dans un but commun ? La somme pure et simple d’unités séparées suppose elle-même des règles, parce que les forces ne s’ajoutent qu’à la condition d’agir en même temps et dans la même direction.

Une société quelque peu développée n’est pas possible sans la division du travail, c’est-à-dire sans que chaque individu se charge d’une certaine partie du travail social et devienne un des organes d’un organisme. Si des maisons sont nécessaires, il faut des maçons et dix autres catégories d’ouvriers et si ceux-ci veulent travailler et construire les maisons, il faut évidemment qu’ils s’accordent et se soumettent aux règles nécessaires.

La différence entre la société actuelle et celle que nous nommons anarchique est qu’aujourd’hui le travail est organisé par une classe privilégiée, sans l’intervention et contre les intérêts des travailleurs, tandis que, selon nous, il devrait être organisé par les travailleurs eux-mêmes, guidés par leurs propres intérêts.

Or, il y a autorité quand celui qui travaille et produit ou agit d’une manière quelconque ne peut pas s’entendre avec les autres et régler sa propre activité conformément à ses intérêts et à ses goûts et doit subir les lois que d’autres lui imposent pour des intérêts qui ne sont pas les siens. Et cette autorité avec l’exploitation qui en dérive, ne provient pas feulement de la violence matérielle mais aussi (et dans les sociétés avancées on peut dire principalement) de ce que les hommes ne sachant pas s’organiser d’eux-mêmes pour atteindre les fins de la société, ou n’y pensant pas, se trouvent dans la nécessité de subir et d’invoquer l’organisation que quelques-uns (le gouvernement et les capitalistes font sans eux… et contre eux).

« Diviser pour régner » est une maxime de gouvernement vieille mais toujours juste.


Il y a deux modes d’organisation qui correspondent à deux conceptions différentes de la société, à deux idéals opposés.

Chacun sait et, soit expressément, soit tacitement, reconnaît que l’homme a besoin de l’homme et que la société résulte de ce besoin et de la nécessité de le satisfaire. Mais quelques-uns, érigeant en principe l’état de choses actuel et recourant pour le justifier à une grossière analogie, soutiennent que le but de l’association et de la coopération entre les hommes est de concourir au perfectionnement et au bien-être de la « société », et que le bien individuel doit être sacrifié au bien général de même que dans un organisme animal complexe le travail des cellules et des divers organes est fait pour l’organisme tout entier qui seul est doué de conscience et capable de jouir et de souffrir.

Mais, comme dans la société humaine chaque individu est doué de conscience et que, par contre, il n’existe aucune conscience collective, le bien général dont parlent les théoriciens en question signifie, pratiquement, le bien de ceux qui commandent.

D’autres, au contraire, pensent que le but de la société doit être le bien-être et le développement de tous ses membres, qu’en conséquence tous doivent avoir des droits égaux et des moyens égaux, de sorte qu’aucun homme ne puisse en obliger un autre à agir contre sa propre volonté.

A la première conception correspond l’organisation autoritaire dont l’idéal est de concentrer le pouvoir aux mains de quelques-uns et de réduire les autres, la grande masse, à être de parfaits instruments de production obéissant aveuglément aux ordres des premiers.

C’est entre ces deux types d’organisation qu’il faut choisir. Ou s’unir librement sur la base de l’égalité et de la solidarité, ou laisser patrons, gouvernement et chefs de toutes sortes nous assigner notre poste dans une organisation faite sans nous et contre nous, nous diriger et nous exploiter à plaisir. Il n’y a pas d’autre chemin pour sortir de là, à moins que l’on ne veuille et ne puisse être patron et commandant et faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’autrui nous fasse.

Vivre isolé ou vivre unis mécaniquement aux autres, cela ne se peut. L’organe qui pour fonctionner selon ses propres tendances renoncerait à l’organisation cesserait d’accomplir toute fonction organique et mourrait.

Errico MALATESTA

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