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Errico Malatesta : Démolissons. Et après ?

Article d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil anarchiste, n° 922, 1er mai 1935.

Portrait of Errico Malatesta (Santa Maria Capua Vetere, 1853-Rome, 1932), Italian anarchist.

A propos de mon compte rendu paru dans le numéro 9 de Pensiero e Volontà, du livre de Galleani, « La fin de l’anarchisme », le camarade Benigno Bianchi m’écrit :

« Je crois que tu ne m’en voudras pas de t’écrire pour attirer ton attention sur l’une de tes phrases qui pourrait provoquer un regrettable malentendu. Je fais allusion au deuxième alinéa des paroles de Galleani reproduites clans ton article.

« Dans le dit alinéa, Galleani parle de la nécessité de débarrasser à nos descendants le terrain des préjugés, des privilèges, des églises, des prisons, des casernes, des maisons de prostitution, etc. Pour cela, il faut détruire et non construire.

« Tu réponds candidement qu’il serait ridicule et mortel si on le faisait vraiment, de vouloir détruire tous les fours malsains, tous les moulins anti­économiques, toutes les cultures arriérées, en laissant à la postérité le soin de rechercher et d’appliquer des méthodes meilleures ­pour cultiver le blé, pour faire la farine et cuire le pain.

« Mon bon Errico, cuire le pain, d’une façon ou d’une autre, est indispensable, comme il est nécessaire de cultiver le blé et de le moudre, et vouloir détruire ces moyens et d’autres semblables serait, encore plus que ridicule, une véritable folie !

« Ces choses donc se renouvelleront, se transformeront, se perfectionneront ; mais tu ne voudrais pourtant pas rénover et perfectionner les prisons, les églises, les casernes, les maisons de prostitution et pas même les monopoles et les privilèges dont parlait Galleani.

« Il me semble que la comparaison est inadmissible et qu’ainsi tombe tout le canevas de l’article critique en question.

« Le sérieux de la revue et l’autorité de ta parole supportent mal de tels tiraillements polémiques. »


Naturellement les remarques du camarade Bianchi ne me déplaisent point. Au contraire, je le remercie de m’avoir fourni l’occasion de revenir sur une question que je considère d’une importance vitale pour le développement et la réussite de notre mouvement.

Laissons de côté Galleani. Si je l’ai mal interprété, il pourra le dire mieux que tout autre et je suis toujours prêt à faire amende honorable. Discutons l’argument en soi.

L’exemple du pain cité par moi paraît à Bianchi un tiraillement polémique : il me semble par contre bien adapté. J’ai l’habitude (qu’elle soit un mérite ou un défaut) de chercher toujours des exemples élémentaires, simples, je dirais presque ordinaires, parce qu’ils écartent tous les artifices rhétoriques et montrent à nu le fond de la question.

Les moyens pour faire le pain sont indispensables, donc, dit Bianchi, penser à leur destruction au lieu de leur perfectionnement serait folie. Mais le pain n’est pas la seule chose indispensable ; je dis même qu’il serait très difficile de trouver dans les institutions actuelles, même parmi les pires, — prisons, maisons de prostitution, casernes, privilèges, monopoles, — une qui ne réponde directement ou indirectement à un besoin social et qu’il soit possible de détruire réellement et de façon durable, sans lui substituer quelque chose qui satisfasse mieux le besoin qui l’a engendré.

Ne me demandez pas, disait un camarade, par quoi nous remplacerons le choléra : c’est un mal et le mal doit être détruit et non remplacé. C’est vrai, mais malheureusement le choléra dure et revient, si l’on ne substitue des conditions hygiéniques meilleures à celles qui permettent à l’épidémie de naître et de se propager.

Le pain est une chose nécessaire, nous sommes d’accord. Mais la question du pain est plus complexe que ne peut la considérer celui qui vit dans un petit centre agricole et produit lui­-même peut­-être le blé nécessaire à sa famille. Fournir le pain à tous est un problème qui embrasse l’organisation sociale tout entière : le mode de posséder et de travailler la terre, les moyens d’échange, les transports, l’importation du blé là où la production est insuffisante, la distribution entre les différents centres habités et puis à chacun des consommateurs ; c’est dire qu’elle implique la solution à donner aux questions de la propriété, de la valeur, de la monnaie, du commerce, etc. Aujourd’hui la production et la distribution du pain se fait de façon à exploiter et humilier les travailleurs, les consommateurs sont volés, et toute une armée de parasites prospère aux dépens des producteurs et des consommateurs. Nous voulons par contre que le pain soit produit et distribué pour le plus grand bien de tous, sans gaspillage de forces et de matériel, sans oppression de personne, sans parasitisme, avec justice et bonté ; et devons chercher le moyen de réaliser notre aspiration ou le plus possible de notre aspiration à un moment donné. La postérité fera sans doute mieux que nous ; mais nous devons faire comme nous savons et pouvons — et le faire tout de suite, le jour même de la crise, car, si par l’interruption du service des chemins de fer, ou par les manœuvres des patrons meuniers ou boulangers, ou par la dissimulation de stocks, les grands centres viennent à manquer de pain (et d’autres articles de première nécessité), la révolution serait perdue et la réaction triompherait sous forme de restauration ou de dictature.

Détruisons les monopoles, d’accord. Mais les monopoles, s’il ne s’agit pas de boutons de chemise ou du rouge pour les lèvres de certaines demoiselles, les grands monopoles (eau, électricité, charbon, transports terrestres et maritimes, etc.) répondent toujours à un service public nécessaire ; et si au moment même où les monopolistes sont congédiés, le service n’était pas continué et si possible même mieux que par eux, ces monopoles ne seraient pas détruits ou l’on en verrait le retour.

Il faut abolir les prisons, ces lieux sombres de souffrance et de corruption, où tandis que les détenus peinent, les gardiens deviennent durs de cœur et pires que les prisonniers, d’accord. Mais lorsqu’on découvre un satyre qui viole et torture de petits corps de pauvres fillettes, il faut pourtant pourvoir à l’empêcher de nuire, afin qu’il n’y ait pas de nouvelles victimes et que la foule ne finisse par le lyncher. La postérité y songera ! Non, nous devons y songer au­jourd’hui, ces faits se produisant aujourd’hui. Pour l’avenir, espérons que les progrès de la science et le changement du milieu social rendront impossibles ces monstruosités.

Détruire les maisons de prostitution, cette turpitude et cette honte, honte plus grande certes pour ceux qui sont dehors que pour les malheureuses qui se trouvent dedans. Mais la maison de prostitution se reformera tout de suite, publique ou clandestine, tant qu’il y aura des femmes qui n’ont pas un travail et une vie convenables. Nécessité donc d’une organisation du travail faisant place à tout le monde et d’une organisation de la consommation permettant à chacun de satisfaire ses besoins.

Abolir le gendarme, cet homme qui protège avec la force tous les privilèges, symbole vivant de l’Etat : plus que d’accord. Mais pour pouvoir l’abolir définitivement et ne plus le voir réapparaître sous un autre nom et un autre uniforme, il faut savoir vivre sans lui, soit sans violences, sans usurpations, sans injustices, sans privilèges.

Supprimer l’ignorance, d’accord. Mais évidemment il faut d’abord instruire et éduquer, et créer des conditions sociales, avant même l’instruction et l’éducation, permet­tant de profiter de celles-­ci.

« Laisser aux descendants une terre sans privilèges, sans églises, sans tribunaux, sans maisons de prostitution, sans casernes, sans ignorance, sans peurs ridicules. » Oui, voilà notre rêve et c’est pour le réaliser que nous combattons. Mais cela signifie leur léguer une nouvelle organisation sociale, de nouvelles et meilleures conditions morales et matérielles. On ne peut nettoyer le terrain et le laisser dénudé si des hom­mes doivent vivre dessus ; on ne peut détruire le mal sans lui substituer le bien, ou du moins un mal moindre.

Rien n’est à imposer aux descendants. Nous espérons, je le répète, qu’ils feront mieux que nous ; mais nous devons faire aujourd’hui ce que nous savons et pouvons, pour notre vie, et pour léguer aux descendants quelque chose de plus que de beaux mots et de vagues aspirations.


Voilà un état d’esprit qui, malgré toute une propagande contraire, persiste toujours chez plusieurs camarades et qu’il est urgent, selon moi, de changer.

La conviction, qui est aussi la mienne, de la nécessité d’une révolution, venant éliminer les forces matérielles qui défendent ­le privilège et empêchent tout réel progrès social, cette conviction a fait que nombreux sont ceux qui donnent à l’acte insurrectionnel une importance exclusive, sans songer à tout ce qu’il faut faire, afin qu’une insurrection ne soit pas un fait de violence stérile, à laquelle viendrait répondre ensuite un autre fait de violence réactionnaire. Pour ces camarades, toutes les questions pratiques, les questions d’organisation, le moyen d’assurer le pain quotidien, sont des questions oiseuses ; ce sont des choses, disent-­ils, qui se résoudront d’elles­-mêmes, ou seront résolues par nos descendants.

Je me souviens de 1920, lorsque j’étais chargé de la direction d’Umanità Nova. C’était l’époque où les socialistes cherchaient à empêcher la révolution, y réussissant malheureusement, sous prétexte qu’au cas d’un mouvement insurrectionnel les communications avec l’étranger seraient interrompues et que nous serions tous morts de faim faute de blé : d’aucuns disaient même que la révolution ne pouvait se faire. l’Italie ne produisant pas de caoutchouc ! Préoccupé de la question essentielle de l’alimentation et, convaincu que le manque de blé ne pouvait être compensé en utilisant toutes les terres disponibles pour la culture de plants et semis alimentaires à croissance rapide, je priai notre camarade le Dr Giovanni Rossi, agronome expert, d’écrire une série d’articles avec des notions pratiques d’agriculture, destinées précisément au but que nous avions en vue. Rossi le fit obligeamment. C’était évidemment très utile ; mais il s’agissait d’une chose pratique et qui pour cela ne plaisait pas à tout le monde. Il y eut un camarade fâché par le refus d’insertion de je ne sais si d’une poésie ou d’un conte, et qui me dit brusquement : « Je sais, tu préfères qu’Umanità Nova s’occupe de charrues, de petits pois, de haricots, de choux et d’autres niaiseries semblables ! »

Et un autre camarade qui, à ce moment­-là, posait au super­-anarchiste, tirait inconsciemment la conséquence logique d’un tel ­état d’esprit. Mis au pied du mur, dans une discussion comme celle que je viens de faire, il me répondit : « Ce sont des choses qui ne me concernent pas. C’est aux dirigeants ­à pourvoir le pain et le reste. »

C’est bien là la conclusion : Ou nous songeons tous, les travailleurs songent eux-mêmes à la réorganisation sociale et tout de suite, au fur et à mesure que l’ancien régime est détruit, et nous aurons une société, plus humaine, plus juste, plus ouverte aux progrès futurs ; ou les « dirigeants » y son­geront et nous aurons un nouveau gouvernement, qui fera ce qu’ont toujours fait les gouvernements : faire payer à la masse les services insuffisants et mauvais qu’il rend, en lui étant la liberté et la laissant exploiter ­par des parasites et des privilégiés de ­ toutes ­espèces.

ERRICO MALATESTA

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