Article de Philippe Decraene paru dans Le Monde, 24 juin 1965.
RESTANT DANS L’OPPOSITION
M. MESSALI HADJ REFUSE DE CHOISIR
« Entre un régime de parti unique et de dictature et un coup d’Etat militaire »
Leader du parti du peuple algérien, M. Messali Hadj a reçu jeudi après-midi la presse en sa résidence de Gouvieux, près de Chantilly. Le fondateur de « l’Etoile nord-africaine » a traité du coup d’Etat d’Alger du 19 juin et de ses conséquences, et évoqué les origines de la crise.
L’homme semble appartenir à un autre siècle. Plus exactement, il est déjà intemporel. Mais cela n’enlève rien au caractère vénérable qui marque un personnage historique occupant une place éminente dans la galerie des ancêtres du nationalisme algérien.
En gandoura blanche, portant une canne au pommeau de cuivre ouvragé, plus que celle-ci ne le supporte, M. Messali Hadj incline légèrement le chef et, debout, fait face aux micros installés en plein air. L’aspect extérieur du leader du P.P.A. est étrangement resté le même depuis des années, comme s’il avait été définitivement figé : épaisse moustache et barbe blanches, cheveux touffus et vigoureux, repoussant le tarbouch rouge à gland noir, immenses mains blanches de thaumaturge biblique.
D’un long exposé, on peut retenir quatre idées essentielles : le putsch était prévisible, parce que préparé depuis longtemps ; l’affaire constitue un fâcheux précédent ; le nouveau régime est aussi mauvais que celui auquel il succède ; un retour au pluralisme peut seul sauver l’Algérie.
Etant le dernier en date des opposants au régime de M. Ben Bella à prendre la parole, M. Messali Hadj ne paraît guère original lorsqu’il déclare : « Il est certain que cette opération militaire qui a été si bien montée n’a pas été improvisée dans les vingt-quatre heures qui ont précédé le putsch. » Mais, lorsqu’on rapproche ces propos de ceux tenus par le même homme en avril 1964, ils prennent une signification de toute autre dimension. Car, il y a quinze mois, en ce même lieu, le vieux lutteur déclarait prophétiquement : « Ben Bella doit compter avec le colonel Boumedienne, lequel veut l’autonomie de son armée pour également appliquer sa propre politique. L’avenir appartient à Allah, mais il est certain qu’on a beau éliminer tous ses amis, il en reste toujours un. Boumedienne est cet ami-là… »
Faisant remonter l’origine de l’épreuve de force au congrès de la Soummam, le leader du P.P.A. en trace un historique minutieux, puis constate avec regret : « C’est un très mauvais exemple, car d’autres ne manqueront pas de l’utiliser un beau matin pour grimper les escaliers du pouvoir… »
Selon M. Messali Hadj, le colonel Boumedienne risque d’avoir une action aussi néfaste pour le peuple algérien que celle de M. Ben Bella : « On a évincé une dictature civile pour la remplacer par une dictature militaire. Ce n’était vraiment pas la peine… » C’est pourquoi, « le P.P.A. refuse de choisir entre un régime de parti unique et de dictature, et un coup d’Etat militaire… On doit revenir devant le peuple pour de nouvelles élections, afin de choisir dans le respect des libertés démocratiques les hommes qui doivent gouverner le pays ».
Les questions sont nombreuses. Le vieux leader y répond, avec prudence mais, semble-t-il, sans chercher à se dérober. A la conférence de presse succède un véritable entretien, tandis que le groupe de militants qui, quelques pas en arrière, écoutent avec vénération les paroles du patriarche, resserre le cercle. La voix s’est faite plus basse. La canne est devenue tuteur. La pensée paraît s’être imperceptiblement obscurcie. Le sourire est cependant resté le même et continue, à intervalles presque réguliers, d’errer sur les lèvres cernées de blanc.
« Rien de ce qui existe actuellement ne permet l’approche d’une solution politique », affirme catégoriquement M. Messali Hadj. Puis, après avoir demandé la libération de M. Ben Bella « pour s’expliquer avec lui et non le juger », il rend un bref hommage à la « monarchie constitutionnelle marocaine », dénonce une deuxième, puis une troisième et une quatrième fois le régime du parti unique, réclame la création d’un « Etat algérien islamique », et constate avec amertume : « Certes, j’ai eu bien des ennuis. Mais, à l’époque où les Français se trouvaient en Algérie, il y existait encore une certaine liberté d’expression aujourd’hui disparue. »
Philippe Decraene